Du 19 au 25 août 1944 la place Saint-Michel fut le théâtre de nombreux combats. Située au centre de Paris sur le quai rive gauche de la Seine, elle est le point de passage obligé pour les troupes allemandes qui se dirigent vers l'est ou le nord de la capitale. En face d'elle juste de l'autre côté du fleuve dans l'Ile de la Cité, s'élève la préfecture de police, devenue le symbole de l'insurrection depuis que la police parisienne l'a investie aux premières heures du samedi 19 août. Les FFI qui ont transformé la place en camp retranché ont pour mission de protéger la préfecture des attaques de la garnison du Sénat venant du sud et d'intercepter les véhicules allemands qui traversent Paris d'ouest en est. Entre eux et les chars du Sénat, le "carrefour de la mort" à l'angle des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, un obstacle sur lequel viendront s'échouer de nombreuses tentatives d'incursion ennemies. Ces FFI seront baptisés "maquis de Saint-Séverin", du nom de la petite église du quartier latin, toute proche. Parmi leurs chefs, le capitaine Lacroix, le sous-lieutenant Vallade, le lieutenant Castellan, le lieutenant Joubert, l'inspecteur principal Bidault, le lieutenant Sarran… ou encore Jean Pronteau chef du groupe franc "Cévennes". Le P.C est installé place du Panthéon dans les locaux du commissariat. Les hommes appartiennent aux groupes francs "Victoire" et "Barat de Sars" du mouvement Ceux de la Résistance, au Front national, au Mouvement de libération nationale, à l'Organisation civile et militaire du secteur sud commandé par Dujardin (voir organigramme des FFI). Mais on trouve aussi des forces de police aux ordres de Boucher du NAP (Noyautage des administrations publiques), dont les 90 gardiens du commissariat d'Ivry sur Seine commandés par l'inspecteur Maurice Longue par exemple, des membres des Milices patriotiques dépendant de l'état-major FFI du colonel Rol-Tanguy. Les armes font défaut, il faudra les récupérer sur l'ennemi. Comment ? En jetant des clous sur la chaussée. Les véhicules allemands crèveront leurs pneus et viendront stopper sur la place. Il suffira alors de "monter à l'abordage". Cette tactique, coûteuse en vies humaines, sera rapidement interdite et remplacée par des tirs de barrage. Mais les premiers fusils ont été récupérés.
à l'angle de la place Saint-André des Arts, le 19 août, l'inspecteur Louis Desnos, 43 ans, saute sur le marche pied d'un camion, abat le chauffeur d'un coup de pistolet et parvient à blesser le passager avant de s'écrouler, mortellement atteint par le tir du troisième occupant du véhicule.
plus tard Alphonse Boudard et ses camarades du 13ème arrondissement installeront un fusil-mitrailleur au cinquième étage de cet immeuble … (lire l'épisode) et pourront tenir sous leur feu la place et le pont Saint-Michel.
Le témoin privilégié des escarmouches qui vont se dérouler dans ce quartier s'appelle G-Jean Reybaz. Il demeure au cinquième étage d'un immeuble de la place Saint-Michel et rédigera une plaquette intitulée "Le Maquis Saint-Séverin" dont les droits d'auteur seront versés aux familles des FFI du 5ème arrondissement tombés pendant l'insurrection.
Dès le 19 août il a remarqué, du haut de son observatoire, des hommes en bras de chemise, brassard tricolore au bras gauche et armés de pistolets, longer les murs des immeubles de l’ouest de la place, traverser rapidement le quai et s’engager sur le pont Saint-Michel. Arrivés boulevard du Palais, ils tirent plusieurs coups de feu et courent s’abriter à l’angle du Palais de Justice ou derrière le parapet.
Les Allemands attaquent la Préfecture de police par le nord. Ils viennent prêter main-forte. Une automitrailleuse prend en enfilade le pont Saint-Michel. La fontaine est arrosée de balles. Des jeunes FFI, cachés derrière les deux sphinges qui l’ornent, ripostent ; d’autres sont tapis à la sortie des bouches de métro, dans les encoignures de portes. La fusillade s’étend. Un FFI s’affaisse devant le bassin. Surgissent quatre secouristes vêtus de blanc. Une jeune fille, agitant un drapeau blanc, marche en tête. Le blessé est déposé sur une civière qui l’emporte vers la rue de la Huchette.
Un camion allemand débouche du pont, un soldat allongé sur le capot en position de tireur. A hauteur de la brasserie Périgourdine une balle le touche ; il glisse, se retient désespérément mais roule à terre à l’entrée de la place Saint-André des Arts. Le chauffeur stoppe. Une clameur s’élève… les FFI se précipitent sur le camion. Un second véhicule est aperçu. Le ballet recommence. Pétarade de coups de feu, chasse à l’homme dans les cafés ou les maisons, brancardiers, morts et blessés.
Le soir tombe sur cette première journée d’insurrection. Les guetteurs sont en place sur les marches de la station de métro. Une infirmière se tient avec eux. La nuit sera calme. De loin en loin une rafale de fusil-mitrailleur. Tôt le lendemain matin, G-Jean Reybaz descend à la boulangerie au coin de la rue de la Huchette. Deux heures de queue ne lui permettront d'obtenir qu'un bon pour une baguette à toucher dans la journée. Il a le temps d'observer les FFI qui se distribuent des cartouches dans la rue de la Harpe. L'un d'entre eux réclame le pistolet qu'on vient de lui confisquer. "J'ai fait du bon travail avec…" "Tu n'as pas seize ans !" Plus loin deux femmes écoutent le récit d'un combattant appuyé sur le canon de son mousqueton. Du genre "pétroleuse" elles le complimentent sur sa virilité et l'entraînent dans un café. Un camion pris à l'ennemi est tiré à l'entrée de la rue de la Huchette et couché sur le flanc. Un autobus allemand est pris sous le feu d'un groupe de FFI et de policiers et vient s'écraser près de la Chope d'Alsace. Les soldats tentent de se dégager, la fusillade se tait. Croyant à une reddition l'inspecteur Raymond Boisson s'approche. Il essuie une dernière rafale. Une quinzaine d'Allemands ont été tués ou blessés. L'autobus de la TCRP (future RATP) était chargé de ravitaillement, dont de nombreuses boules de pain.
Au même endroit, vers 14h30, un side-car parvient à forcer les barrages… (lire l'épisode)
Le bruit court qu'un armistice a été signé. Les Allemands l'auraient sollicité. Les FFI quittent leurs postes de combat et s'éparpillent sur la place Saint-Michel. Une voiture à haut-parleur vient bientôt confirmer la nouvelle. Le commandement allemand a promis de ne pas attaquer les édifices publics occupés par les FFI et de les considérer comme des combattants. Les habitants du quartier se mêlent aux jeunes gens; c'est la joie générale. Un groupe se forme autour d'un Allemand armé d'une mitraillette. On tente de lui faire comprendre qu'il doit s'en retourner par le Châtelet. Il hausse les épaules et se dirige vers le quai des Grands-Augustins. Trois FFI le suivent. Pour éviter que la barricade du pont Neuf ne lui tire dessus ? Elle n'est peut-être pas au courant.
Lundi 21 août, le quartier se transforme en camp retranché. La tactique des coups de main est terminée, maintenant c’est la guerre des barricades. Et de fait aux extrémités de la rue de la Huchette en sont construites deux, dont l’une sera baptisée « le Fortin de la Huchette » et commandée par madame Briant, boulangère de son état. Elle donne sur la rue du Petit-Pont.
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Côté place Saint-Michel, on trouve celle-ci. Roger Gibrat sera tué dans la journée par le tir d'un soldat juché sur le dernier camion d'un convoi qui a traversé le pont Saint-Michel en force et se dirige vers le Sénat.
Sur le quai des Grands-Augustins des fûts d’essence et un camion barrent le passage. C'est ici que sont tombés hier le FFI Georges Loiseleur et le brancardier de la Défense passive René Dova.
Un camion est stoppé sur la place Saint-Michel par le feu d’une mitrailleuse. Deux ou trois soldats s’en échappent et se réfugient dans l’immeuble du numéro 3. Un jeune FFI en veste de cuir serrée par un ceinturon interpelle les locataires aux fenêtres : « Avez-vous vu monter un Fridolin ? » Réponses négatives. « Alors il est dans la cave ! » Quelques hommes s’engagent dans l’escalier. Ils réapparaissent avec un blessé et un prisonnier.
La nuit sera troublée par une canonnade toute proche. Les tanks qui stationnent place Edmond Rostand, au Sénat, se sont répandus dans les rues. L’un deux s’est embossé à la hauteur du café Dupont, arrose le boulevard Saint-Michel jusqu’à la place, mais n’avance pas plus loin. Toutes les rues donnant sur le boulevard ont leur barrage.
Le lendemain mardi un camion allemand roule vers la rue Danton. Du premier étage de la Rôtisserie périgourdine fuse une grenade. Le moteur prend feu. Quelques soldats sautent à terre. Leurs camarades périront dans l’incendie du véhicule. Les pompiers interviennent et déroulent leur tuyau. Un FFI s’approche du camion, récupère le casque et la mitraillette d’un soldat qu’il recouvre d’une toile de tente.
Un side-car fait son apparition sur la place. Des coups de feu. Une jeune fille s’écroule. Quelques instants plus tard le side-car s’échoue sur la barricade de la rue de la Huchette. Le conducteur est tué sur le coup, le mitrailleur est blessé. Hier, devant le square Viviani, un même équipage a mitraillé la barricade qui le laissait passer pour cause de trêve !
En fin de journée on raconte qu’une douzaine de Waffen-SS ont ordonné à une voiture pénitentiaire de les conduire hors de Paris. Le chauffeur fonce vers la rue Dante, un des postes de commandement de l’Armée secrète… le comité d’accueil enferme à clef les Allemands dans les cellules du car et les conduit à la préfecture de police.
La nuit tombe. Une voix crie « Ne tirez pas ! Résistance ! », une autre « Allons les gars ! La Marseillaise ! »
Mercredi 23 août, plusieurs hommes sont blessés par des balles tirées « d’en haut ». Des tireurs des toits ! Les habitants du quartier reçoivent l’ordre de tenir leurs volets clos, des perquisitions sont effectuées aux derniers étages des immeubles d’où semblent être partis les coups de feu… puis il est prescrit d’ouvrir les persiennes mais de fermer les fenêtres. Interdiction aussi de faire de la lumière ! La flamme du fusil ou du pistolet trahira la présence du tireur.
Les FFI ne restent pas inactifs. Ils tirent les camions brûlés pour renforcer leurs barricades, déblaient les trottoirs jonchés de débris de verre et continuent de dépaver la rue. Certains de leurs officiers ont revêtus leur uniforme militaire. Sur celui du lieutenant Sarran on distingue les ancres coloniales.
Des banderoles portant les inscriptions Halt ! Legt waffen ab ! Ergebt euch ! ou encore Leben garantiert ! ont été disposées près de la Rôtisserie et du café de l’autre côté de la place. Elles invitent les Allemands à déposer leurs armes et à se rendre, ils auront la vie sauve.
Edith Thomas La libération de Paris
Les combats se font plus rares sur la place. Les Allemands ne circulent plus comme les premiers jours de Châtelet au Luxembourg. Les postes du boulevard du Palais et ceux du boulevard Saint-Michel les en empêchent. Un prêtre franchit le barrage du quai des Grands-Augustins et vient distribuer des cigarettes aux FFI. Tard le soir des tanks attaquent la préfecture. L’affaire est chaude.
Jeudi 24 août, les Américains sont signalés à Arpajon et à Antony (il s’agit en fait des troupes du général Leclerc). Un canon antichar a été mis en batterie devant le Palais de Justice, sur le quai des Orfèvres. Il pointe vers la place Saint-Michel. Si les Allemands de la garnison du Sénat tentent une sortie vers le nord ils ne passeront pas la Seine. La concierge transmet les ordres des FFI : aux premiers coups du canon, les habitants devront se réfugier dans les caves. Un arbre a été abattu sur le boulevard ; plus haut c’est la carcasse d’un kiosque à journaux qui sert d’obstacle. Il paraît que le commandant de la garnison a demandé au lieutenant Sarran de lui indiquer un itinéraire non miné afin que ses hommes, au nombre de quatre cents, et ses blindés, six Panther et une quarantaine de chars moyens et d’automitrailleuses, puissent évacuer le quartier du Luxembourg. Le chef FFI n’a pas répondu mais un échange de prisonniers a été effectué : vingt-sept blessés allemands hospitalisés au Val de Grâce contre vingt-sept prisonniers français.
En début de soirée l’effervescence grandit. Denfert-Rochereau, boulevard Henri IV… ils sont là ! Hôtel de Ville ! Le bourdon de Notre-Dame se met en branle, les cloches de toutes les églises lui répondent en écho. L’avant-garde de la Division Leclerc est arrivée place de l’Hôtel de Ville !
voir la composition du détachement qui a atteint l'Hôtel de Ville…
Des hourras retentissent. Les FFI courent, en armes, vers Notre-Dame d’où parvient une rumeur grandissante parfois couverte par une Marseillaise chantée à pleins poumons. Un orage éclate.
Le lendemain matin, 25 août, des chars français investissent le boulevard Saint-Michel. Il faut ouvrir les barricades et leur laisser le passage vers le Luxembourg où ils vont attaquer la garnison.
Le rôle du Maquis Saint-Séverin s’arrête ici. Deux mille hommes, dont quatre cents policiers, ont tenu le quartier, empêchant les mouvements des troupes allemandes, les forçant à se replier dans les Jardins du Luxembourg, où cet après midi les FFI du colonel Fabien, les détachements du capitaine de Boissieu et du commandant Putz de la 2ème DB viendront les réduire… lire l'épisode
Le quartier porte les marques des combats qui s’y déroulèrent pendant ces journées insurrectionnelles. On trouve de nombreuses plaques commémoratives sur les murs des immeubles et même des traces d’impacts de balles.
Henri Places est tombé le 19 août sur le quai Montebello, Marcel Rouillon le 19 rue des Bernardins. Pour les autres il s'agit de la date de décès dans les hôpitaux, le lieu de la blessure mortelle est inconnu.
Robert Gauthier a été tué le 21 tout près de la fontaine.
Roger Gibrat, le 21 devant le 3, place Saint-Michel
Et encore l'adjudant Berger, rue Boutebrie, Marie Prunier, boulevard Saint-Michel, François Quintin sur la place, Robert Bottine à l'angle du boulevard Saint-Germain, Dominique Manzino, rue Séguier…
La façade du Palais de Justice