Le siège de la Préfecture – Partie 3


Cour du 19 août, escalier H

14h30 : Il paraît qu'on est en train de promener autour et dans la PP une femme au crâne rasé sur lequel on a dessiné une croix gammée blanche. Elle porte une vareuse allemande. Cela explique la rumeur grandissante entendue tout à l'heure.

Laurent va au PC et, en tournant dans un couloir, elle se trouve nez à nez avec la femme en question, gardée à vue par un type armé. Quel air  pitoyable sous cet accoutrement avec cette sinistre pancarte : "J'ai fait fusiller mon mari par les Allemands et j'ai couché avec eux … Matelas à boches". Cette rencontre nous cause un malaise indéfinissable et nous serre le coeur. Il faut pourtant beaucoup de choses pour nous impressionner maintenant.

Pavoisement de la PP. L'arrivée des Alliés est sûrement imminente. Tant mieux, nous pourrons regagner nos domiciles avant … Noël !


15h00 : Laurent est envoyée en mission au poste de secours pour obtenir diverses choses : aspirine, talc. Vie calme là-bas aujourd'hui. Elle va ensuite au magasin pour obtenir trois matelas supplémentaires. Discussion. Le responsable dit aux hommes faisant des difficultés : "On ne peut rien refuser aux AS, elles sont trop chic avec nous". Laurent remercie avec des cigarettes.

Les gars lui disent : "Mettez-vous en blanc pour sortir, la petite demoiselle. Vous allez vous faire tuer". Laurent dit qu'elle est AS à la PP et qu'elle n'a pas besoin de partir. Les hommes tombent des nues. "Ca existe donc à la PP ? Le service social ?". Encore des gens qui découvrent l'Amérique. Ce n'était pas la peine d'éditer de belles brochures oranges à ce sujet. En traversant la cour, Laurent voit un vendeur de journaux. Elle a bien envie d'acheter un canard, mais pas d'argent sous la main. Un type lui donne le sien. Elle le remercie avec une cigarette, comme de bien entendu.

15h30 : Montée à la crèche auberge pour boire un jus et manger. C'est bien agréable de pouvoir se restaurer, se reposer, travailler quand on on le désire et ne pas dépenser un sou. Le régime forteresse serait parfait pour nous si nous avions : brosse à dents, linge de corps frais et pas de queue à faire pour nous laver.

16h00 : Un cuisinier aborde Laurent dans la cour. "Je n'ai pas été aux "vatères" depuis trois jours; vous n'auriez pas quelque chose pour moi ?"

Au poste de secours, rien ! A la crèche auberge, on découvre des suppositoires de gosse. Laurent redescend trouver son type qui la remercie mais auquel elle a beaucoup de mal à faire comprendre que ça ne se mange pas. Laurent garde mal son sérieux. Les gars font cercle autour d'eux et le type est bête à souhait. Un FFI lui crie : "Ca s'met dans l'c.. mon gros!" Une fille astucieuse avait conseillé de faire allonger sur un lit le bonhomme et de tirer à la mitrailleuse tout à côté pour lui donner la courante. La prochaine fois nous essaierons ce système moins compliqué, c'est entendu.

16h30 : Dans la Cour du 19 août, Laurent aperçoit un lieutenant des pompiers ayant en main un appareil photo. Elle parlemente avec lui; il accepte de sacrifier quelques pellicules pour nous. Laurent court de la cave au grenier pour trouver quelques AS libres. Hélas ! Nous ne pouvons nous faire prendre toutes, c'est dommage. Cela aurait été un chic souvenir du siège. Péchard, Saunière et Morel posent devant l'objectif. Le lieutenant prend des photos à une cadence effarante. Nous avons à peine le temps de changer d'attitude. Calme. Détente. Soudain un vrombissement de moteur. Un avion vole très bas, juste au dessus de la PP. Hourrah ! C'est un USA (*). Enthousiasme dans la cour noire de monde. Coup de feu. Le haut-parleur annonce : "Recherchez le message lancé place du Parvis ou sur les quais … Cherchez immédiatement l'auteur du coup de feu !" Nous avons l'impression de vivre un conte de fées et, en fait, nous écrivons, nous vivons, une page d'histoire.

(*) sur le manuscrit on peut lire : un piper-cub. (Il s'agit d'un petit avion d'observation d'artillerie).


le capitaine Callet


le lieutenant Mantoux

L'équipage du piper-cub, le capitaine Callet et le lieutenant Mantoux, de la 2ème DB, rentrera dans ses lignes en zigzaguant pour échapper aux tirs de la DCA allemande mais écopera quand même quelques balles qui percent son fuselage. "Le général Leclerc me charge de vous dire : Tenez bon ! Nous arrivons. !  Signé :  Lieutenant-colonel Crépin commandant l'artillerie de la 2ème DB" pourra-t-on lire sur le message. Le lieutenant Mantoux sera tué le 30 avril 1945 en Allemagne.


17h00 : Dans la cour, deux jeunes FFI essaient un tank minuscule. Un drôle d'engin. On fait cercle autour d'eux. Gasnier et Laurent rêvent d'une traction-avant pour chacune de nous. Service Social tout confort ! La compagnie hors-rang est en tenue, gants blancs, et s'apprête à répéter ces morceaux qu'elle n'a pas joués officiellement depuis quatre ans. Le chef de musique, encore en civil, debout sur une table dirige ses hommes. La Marseillaise, God save the King, la Marche lorraine, Sambre et Meuse éclatent tour à tour. Minutes émouvantes. Nous ne nous lassons pas d'entendre ces airs bien français. Sur les joues de beaucoup coulent des larmes. Nous avons la gorge serrée d'émotion, les yeux brillent. Ce sont des heures qui compteront. Nos gardiens jouent comme des dieux. Un FFI, ancien Bat d'Af (*), fou de joie, se jette au cou du Laurent qui lui dit que son baiser aurait été plus agréable s'il avait pensé à se raser. Distribution de cigarettes. Mauser est en délire, lui aussi, d'avoir entendu tout cela. Il en oublie son fusil.

(*) Bat d'Af : bataillons d'Afrique dans lesquels l'armée incorporait les "têtes dures" que l'on surnommait les "Joyeux"

Le capitaine des FFI Michel Aubry grimpe sur la chenillette allemande. Le 26 août, c'est elle qui ouvrira le défilé des Equipes Nationales. Michel Aubry restera dans l'armée et terminera sa carrière colonel et conservateur du musée des blindés à Saumur.


18h00 : Permanence sociale. Distribution de lait et farines. Rédaction de fiches. Nous sommes dans un abrutissement sérieux, peu en forme pour ce travail sédentaire. Le haut-parleur demande aux gardiens habitant à proximité de la PP d'aller se mettre en tenue. Il paraît que la compagnie hors-rang doit dîner de bonne heure pour aller au devant des Français vers porte d'Orléans et Italie. Par les fenêtres de la crèche, nous apercevons des voitures noires battant pavillon tricolore. Dans celle de tête, un officier allié.

18h30 : Temps magnifique ce soir. Les tambouillards, travaillant et servant sans relâche dans l'ombre, ont pu préparer le dîner dehors, comme d'habitude. Ce matin pluie glaciale et pénétrante ayant nécessité toute une installation de toiles et parapluies. Dans la cour, le sergent … pardon ! Le "lieutenant" marocain pousse devant lui avec son fusil une femme de la collaboration horizontale. Il l'emmène se faire tondre sous les huées des gars présents dans la cour. Triste scène. Nous nous sauvons pour ne pas voir un nouveau lynchage et ce spectacle lamentable d'un crâne féminin rasé et peinturluré. L'homme est vraiment « brute ».

Au PC, nous remarquons qu'on s'agite dans le bureau voisin, tribunal jugeant les collabos détenus. Nous entendons des cris. "Les mains en l'air et vite !" Claques. Discussions. Le passage à tabac commence peut-être; nous préférons nous en aller. Tous ces types chargés d'interroger ont l'air de vraies brutes policières. Il y a une femme parmi eux. Elle enregistre à la machine les interrogatoires, dépositions. Sale besogne pour une femme. Nous avons du mal à comprendre qu'elle ait accepté cette tâche aussi peu féminine. C'est un sinistre boulot, son travail. Il est d'ailleurs fort dur à supporter physiquement et nerveusement. Une certaine nuit, la dame en question tombera plusieurs fois en syncope.

Un gardien nous en raconte une bien bonne. Deux Boches, rentrés de permission, devaient rejoindre leur unité près de Caen. Mais étant restés très longtemps à Issy les Moulineaux en occupation, ils vinrent rejoindre des copains français. Ceux-ci leur conseillèrent de se planquer car c'était le commencement de l'insurrection parisienne. Les Allemands dirent : "Alors, faites-nous prisonniers tout de suite !". On les emmena à la PP rejoindre leurs frères dans le camp de concentration improvisé à la Cité.

19h00 : En arrivant au PC, Gasnier et Laurent s'aperçoivent que la porte du tribunal est entr'ouverte. Elles risquent un oeil, mais ne voient personne. Le bureau semble déserté, désordre fou. Soudain dans un coin … matériel de cuisine et ravitaillement qui semblent abandonnés. D'un commun accord Gasnier et Laurent décident de piquer le tout. Transfert au PC puis à la crèche du dit matériel. Piquage de pain, boîtes de suisse, confitures, surtout d'un panier de bouteilles de vin et apéro. Hourrah ! Nourris ! Toute la bande approuve le piquage en règle. Au détriment de ces messieurs dames du tribunal qui ne nous sont guère sympathiques. On préfèrerait d'autres voisins.

19h45 : Dîner bruyant, excité, particulièrement arrosé, et pour cause ! Soudain le téléphone. "Descendez toutes dans la cour, il va y avoir une cérémonie". Nous laissons le repas où il en est et dévalons les quatre étages à toute allure. Dans la cour du 19 août, une foule imposante est massée au pied du mât du drapeau. Devant les marbres "Morts 1914/1918 et depuis 1939", une banderole tricolore à croix de Lorraine jaune s'agite doucement au gré du vent. Les pompiers installent trois projecteurs car la nuit tombe vite. Cette fois nous les attendons de pied ferme, nous passerons la nuit dehors, debout s'il le faut. Devant nous un prisonnier libéré écrase des larmes contre son pouce. Deux autres gars s'embrassent. La foule chante la Madelon, le Chant du départ, la Marche de Lorraine. Le drapeau des Anciens combattants de la PP arrive sous bonne escorte. Acclamations ! Vive la France ! Coupées de "Hennequin au poteau (*). Cri scandé par toute cette foule d'hommes.

(*) Emile Hennequin,  directeur de la Police municipale, qui sera arrêté le 27 août et condamné en février 1945 à huit ans de travaux forcés.

Le haut-parleur demande le camouflage total de la PP. On entend des coups de feu. On voit fusées multicolores puis à nouveau le haut-parleur se fait entendre : "Ne tirez pas ! Car l'Armée Leclerc croit avoir affaire à des Allemands et tire sur les civils". Au loin le canon gronde tandis que la soirée s'achève doucement sans un souffle de vent. Des voitures FFI police disloquent sans cesse le rectangle de foule qui attend avec patience.



l'unijambiste de la Préfecture de police

21h45 : Maintenant le haut-parleur lance divers appels : "Les servants de la pièce anti-chars sont priés de rejoindre leur poste". "Allo, Allo ! Les volontaires pour bouteilles à essence doivent venir au PC". "On demande la 3ème compagnie". "Le brigadier X …". Les pompiers éteignent leurs projecteurs au moment où l'on acclame le tireur unijambiste, mutilé 14/18. La cour se vide peu à peu. Ca sent le brûlé. Pouillet juge plus prudent de nous faire remonter au PC. Nous sommes furieuses et découragées.

Au 3ème étage, toutes les portes sont bouclées. Un gars furieux arpente  les couloirs. Il nous demande si nous n'aurions pas vu par hasard le matériel et le ravitaillement du tribunal. "On nous l'a piqué … Quelle boîte !". Pouillet, d'un air un peu jésuite : "Pas possible ? C'est dégoûtant tout de même ! Mais nous allons voir à la crèche si nous ne pouvons pas vous céder un peu de notre matériel et vous donner quelques biscuits. Ce sera toujours mieux que rien !". Ainsi fut fait. Le type remercie avec des "Vous êtes trop gentilles". Nous rions sous cape, mais n'avons aucun remords de ce cambriolage "maison" en constatant qu'il reste dans un placard de la pièce bon nombre de boîtes de conserve et des bonnes bouteilles. Ce n'est pas encore ce soir qu'ils jeûneront. Cette histoire a eu son petit succès entre nous toutes. Mais chut ! Tirons l'échelle sur cette mauvaise action.

Pour voir ce qui se passe dans la cour maintenant, nous entrons dans un bureau aussi désert qu'obscur. Saunière flanque l'appareil téléphonique par terre. Nous nous installons à la fenêtre et grillons plusieurs cigarettes. Laurent fume tout un paquet de Gauloises. Elle est furieuse et emballe tout le monde. C'est le seul moment, avouons-le, où nous sentons que nous flanchons un peu. En plus d'une déception sérieuse, un doute décourageant se fait en nous. Est-ce que tout cela finalement n'est pas du bluff pur et simple pour faire patienter les gars ? On en a peut-être pour des semaines, des mois à tenir ici. L'Armée Leclerc et les Alliés sont sans doute encore très loin de la capitale ?

Soudain le Bourdon de Notre-Dame. Les cloches dans tout Paris se mettent en branle. Heure inoubliable. Impression de victoire et de libération. Dans le lointain on entend la Marseillaise que retransmet la B.B.C. Ce chant nous met les larmes aux yeux. Et, dans la cour presque déserte, le premier soldat français à l'aube de la fête de Saint-Louis, à deux pas de la Sainte Chapelle, au coeur de Paris, fait son entrée à la PP : "Soldat Pirlian, 3ème Régiment, 2ème Division blindée"… Cela nous ne l'avons su que le lendemain !


Krikor Pirlian

matricule 6703 chez les Français Libres, chauffeur du capitaine Raymond Dronne commandant la 9ème compagnie du 3ème RMT (voir article), Krikor Pirlian reprendra sa profession de tailleur, à Nice, après la guerre.


Mlle Carlier-Besnar nous parlera de ces hommes harassés que l'on accueillit, fêta, mais auxquels on négligea de donner à boire et à manger. Ces cloches sonnant la délivrance nous remirent du baume dans le coeur et par elles, nous avons su qu'il se passait quelque chose de grand.

23h30 : Montée à la crèche. Nous commençons à laver les bols et à nous occuper de distribuer le jus. Mauser dit qu'il y a déjà des tanks français devant l'Hôtel de Ville. Il vient d'aller caresser nos blindés, le veinard !

Le capitaine  Dronne a atteint l'Hôtel de Ville à 21h22, à la tête de son détachement composé de trois sections de sa 9ème compagnie du 3ème RMT, de la 2ème section de la 2ème compagnie du 501ème RCC et de la 2ème section de la 3ème compagnie de combat du 13ème Bataillon de Génie (voir article)

0h30 : Quelques-unes vont se reposer au dortoir. Nuit calme. Sauf vers 1h30 où le clairon nous jette hors de nos matelas. Nous rassemblons en hâte nos affaires, prenons une couverture pour descendre à l'abri. C'est peut-être  une attaque aérienne, cette fois ! Mais heureusement, fausse alerte. Ce coup de clairon était destiné à rassembler certains éléments combattants pour repousser des infiltrations ennemies dans le métro. Nous pouvons nous rendormir tranquillement.


Vendredi 25 août : Fête de Saint Louis, Roi de France

7h00 : Lever. Nous avons l'impression, fréquente dirait Morel, de n'avoir pas eu notre compte de sommeil. Mais qu'importe !

8h00 : Petit déjeuner paisible. Il fait un temps radieux. Un gars posté aux fenêtres de la crèche crie soudain : "Les chars français !". Nous courons nous agripper aux grillages des fenêtres et apercevons enfin, nous aussi, le défilé tant attendu et espéré de nos chars. Nous ne pouvons pas nous lasser de cette vision toute neuve de notre cher Paris pavoisé. Cà et là, dans le ciel, de grosses colonnes de fumée noire montent. C'est du côté du Sénat que ça semble le plus sérieux. A Saint-Séverin, on hisse les trois couleurs le long du clocher. Un clairon sonne et jette quelques notes bouleversantes.

8h30 : Dégringolade de toutes les AS mi-lavées, mi-restaurées qui dévalent ventre à terre la cour du 19 août et se ruent porte Notre-Dame devant laquelle passent, en un défilé ininterrompu, les blindés français à la Croix de Lorraine. Nous nous précipitons sur le Parvis lorsque la canonnade, les coups de feu, reprirent de plus belle. Moment de stupeur. La riposte ne tarde pas à venir. Nous regagnons la crèche où les fenêtres sont encore garnies de gens qui ont préféré voir le spectacle avec un peu de recul.

Le tir vient, paraît-il, d'une maison derrière le square Saint-Julien le Pauvre, de l'Observatoire de la Sorbonne et des tours de Notre-Dame. Nous nous retrouvons en pleine bagarre à nouveau. Les chars tirent tant et plus. Trois coups partent sur l'Observatoire dont nous apercevons le dôme « vert de grisé ». Les Français visent bien; ils font mouche trois fois de suite. La maison, îlot de résistance de la Milice, 5ème colonne, est en train de brûler. Les pompiers arrivent bientôt suivis des infirmiers de l'Hôtel-Dieu, poussant devant eux leurs brancards blancs. Pendant ce temps-là les badauds parisiens font cercle avec une belle insouciance autour des chars immobilisés sur place. Le combat fait rage. Les ponts, les quais, se vident peu à peu puis la paix revient et le convoi motorisé français se remet en marche sous les acclamations.


9h30 : Nous filons sur le Parvis pour serrer la main des Français. Drôle d'effet de se retrouver dans la rue après six jours de vie à l'intérieur de la PP. Nous sommes en délire comme la foule à laquelle nous nous mêlons; nous hurlons "Vive la France"; enthousiasme fou devant ce défilé de chars baptisés de grand crus français.

10h00 : A peine revenues dans la cour, nous voyons arriver un "jaune" (*) que l'on vient de surprendre en train de tirer sur les chars français. La foule de FFI houleuse le lynche à demi. Scène pénible dont on est le spectateur involontaire. On se demande à chaque coup si la victime en sortira vivante.

(*) J'ai pu lire à plusieurs reprises que des asiatiques avaient été capturés parmi les tireurs des toits. Etaient-ce des soldats de l'Armée Vlassov ?

10h15 : Le haut-parleur mugit : "Allo ! Allo ! On demande des volontaires pour nettoyer les tours de Notre-Dame d'où l'on vient de tirer sur les Français". Nous apprenons plus tard que l'infirmière belge qui nous a rendu divers services, a été arrêtée pour avoir dit : "Ne tirez pas sur Notre-Dame, les Allemands l'ont épargnée". Une preuve de plus qu'il faut se taire à bloc et garder son sang-froid en toute circonstance.

Raymond Dronne, dans ses "Carnets de retour" précise que Jeanne Borchert était strasbourgeoise. On la voit ici saluant l'équipage du sherman Champaubert de la 2ème compagnie du 501ème RCC. Cet équipage sera décimé le 2 octobre 1944 à Anglemont : Renou, Norcy, Jouhet et Thomas seront tués; seul le chef de char Triolet en réchappera.

Pouillet et Laurent partent en mission pour divers services : tabac, vins fins, apéritif. Car c'est un grand jour aujourd'hui. Le ravitaillement de la PP est décidément de mieux en mieux organisé. Nous n'arrivons pas à regretter le mess et ses fayots. A l'apéro, Laurent présente le "bon" pour trois ou quatre bouteilles signé par Mlle Carlier-Besnar. Le responsable lui dit, en fronçant les sourcils :

"Vous êtes plus de quatre AS ?"

"Bien sûr ! Nous sommes vingt-deux !"

"Alors, pas d'hésitation, vous avez droit à vingt-deux bouteilles"

Sans commentaire ! Une preuve de plus qu'on est à la caserne. Remontée au service, suant et soufflant sous notre charge. Nous avons beaucoup de mal à ramener le tout à bon port. Nos précieuses denrées intéressent les gars. Il y a bon nombre d'amateurs le long des couloirs et escaliers.

11h00 : Laurent au PC reçoit un bien curieux coup de téléphone. Quelqu'un demande s'il y a moyen d'obtenir des cartes pour voir en priorité le défilé aux Champs-Elysées. Laurent croit rêver d'entendre cela. Il y a des gens qui ne se rendent vraiment pas compte de la situation présente. Au bout du fil l'interlocutrice s'anime, s'agite … veut que Laurent aille chercher Mlle Carlier-Besnar, désirant absolument être présentée personnellement au général de Gaulle tantôt. A première vue, on croirait que c'est une échappée de Charenton qui téléphone ainsi. N'est-ce pas ? Encore une qui a la folie des grandeurs. Enfin, passons ! Elle nous fait penser à (censuré) à laquelle elle ressemble comme une soeur.

11h30 : Petit stage aux fenêtres de la crèche pour voir l'incessant défilé des chars recouverts presque tous d'étoffe rose et jaune (signe phosphorescent la nuit pour l'aviation alliée). Nous découvrons de nouveaux drapeaux sur Saint-Etienne du Mont, Polytechnique (enfin !) et la Tour Eiffel. Grande joie. De l'autre côté du quai, paisiblement, une queue de gens attend l'ouverture d'une boutique d'alimentation. Tous les habitants de la Cité semblent dans la rue. Quelle foule endimanchée et tricolore partout. De temps en temps on entend des coups de feu, crépitements. La PP arbore les drapeaux français et alliés. Une jeune fille en costume alsacien passe, nous chantons à tue tête : "Fiers enfants de la Lorraine" Des avions passent lentement au-dessus de la Cité. En rejoignant le PC nous apercevons l'ex-préfet de police gardé à vue dans ses appartements. Il nous salue. Des chasseurs défilent en escadrille dans le ciel bleu azur.


12h00 : A la crèche auberge, en attendant le repas, les discussions vont bon train. Stratégie en chambre. Des gars très animés, dont Mauser notre mascotte, voudraient attaquer le Sénat où flotte toujours le drapeau allemand. Certains disent que les boches ne veulent pas se rendre à des civils francs-tireurs mais qu'ils se rendront aux Français et Alliés qui arrivent avec un matériel imposant.


voir les combats du Luxembourg

Hier on disait que le Sénat allait sauter. Espérons que les divers îlots de résistance seront vite réduits au silence. Les prisonniers affluent sans cesse à la PP. Hourrah ! Et clameurs variées des FFI. Andraud, restée sur le Parvis ce matin depuis la canonnade, s'est fait blesser dans une bousculade, luxation d'un doigt. On lui fait un pansement. Elle veut aller se faire radiographier, plâtrer. Quelle aventure ! Coup de téléphone à Mlle Madelaine, notre collègue arrêtée il y a quelques mois et incarcérée durant quinze mois pour son activité "résistance". Il faut qu'elle soit là pour l'arrivée du général de Gaulle, tantôt sans doute.

Dans la cour du Préfet, la compagnie hors-rang, en grande tenue, est rassemblée. Les cuivres sont étincelants. Tous les musiciens attendent un signal de leur chef pour se mettre en position. On amène des types qui tiraient d'un îlot de résistance; ils sont là devant nous, pitoyables et mains en l'air tandis que les gardiens les huent. Des motos et des voitures américaines et françaises sortent sans cesse de la PP. Un Français de Leclerc passe tout seul. Aussitôt il est entouré, félicité, acclamé et interviewé par les gars de la musique. Un gosse tombe en crise d'épilepsie. Naturellement une foule de curieux se presse autour, pour voir. Arrivée d'une dizaine de collabos. Huées ! Lynchage. Arrivée du préfet Luizet, en civil et nu-tête. Il est respectueusement salué par tous.

12h45 : On amène le drapeau de la compagnie hors-rang. Nous montons déjeuner en vitesse. Il pourrait bien y avoir du nouveau d'ici peu. Tout le monde à table est très gai et excité. Pouillet dit qu'elle dansera le swing trois nuits de suite. A la sienne ! D'autres déclarent qu'elles vont se saouler. Elles pourraient très bien en effet, il y a de quoi ici. Pendant le repas Péchard s'échappe pour se "désabrutir". Personne de s'en aperçoit au milieu de la cohue. Laurent fait de même et va aux nouvelles. Toujours pour le fameux journal de bord dont elle est chargée. Dans la cour de la Cité, la musique des pompiers en carré joue des airs militaires au pied du drapeau. Plat ventre sur la terrasse, la tête à moitié dans le vide, Laurent les écoute. Une foule hurlante de FFI les acclame. Vers 13h00 ils sortent jouer sur le Parvis. Ovations de la foule. Paris pavoise de plus en plus. Un gars, notre mascotte numéro 2, un blond après le brun, nous lit un tract anti-résistance : "Mes chers concitoyens…" exhortant les Parisiens au calme et à la raison. Très drôle ! Mauser nous dit : "Cette fois les Amerlochs sont là". Encore quelques coups de feu.

13h20 : Le beau lieutenant chanteur, notre 3ème mascotte éphémère celle-là, vient nous offrir un concert. Santa-Lucia ! Triple ban d'honneur. Mauser fait le bébé puis parle d'un gars qui a une arme préhistorique et conclut : "Ce mec, il n'aurait pas touché une vache à dix mètres dans un couloir". Notre mascotte veut huit gosses pour faire comme maman qui pesait cent dix-sept kgs. Finalement il trouve que deux ce sera bien assez. Nous lui expliquons qu'il en faut trois au moins. Un pour la France ! Mlle Carlier-Besnar promet d'être la marraine du 3ème. Mauser soudain se découvre un amour sincère et profond pour Mlle Carlier-Besnar.

"Vous êtes veuve ?"    "Mais je pourrais être votre grand-mère !"   "Ca ne fait rien! Mesdames, Mesdemoiselles, je suis heureux (il lève son verre) de vous annoncer mes fiançailles avec Mlle Carlier-Besnar".

Nous sommes pliées en dix de rire. Mlle Carlier-Besnar, tout en jurant, garde mal son sérieux. La scène est vraiment trop drôle. Mauser est décidément en verve ce matin. Il fait le portrait de quelques unes : Voilà comme je vous vois dans la vie : – Millet, elle rassemble tous les gars de la Butte aux Cailles pour leur parler. C'est pas long ! Elle leur dit : Les gars, tous à la messe ! – Lucas, sourcils froncés, dents serrées, cigarette aux lèvres, va dans la rue et tous les gosses qu'elle rencontre, elle les f… dans une crèche. – Madame Daniel, elle flanque dehors tous les gens pour balayer. – Delaville, elle apprend à tout le monde à écrire et taper à la machine.

La mascotte n'a pas été longue à repérer que Laurent se baladait toujours avec bloc et crayon. Chacun sait qu'il l'a baptisée "la môme crayon" ajoutant : "Voilà comme je vous vois, aux aguets, puis vous disparaissez n'importe où, dans une bagnole finalement, et quand on vous repêche là-dessous, on vous trouve en train d'écrire.


15h00 : Nous descendons dans le bureau de l'Amiral pour voir où ça en est. Un groupe mixte de collabos suspects arrive. Huées ! Quelques FFI déchaînés se ruent; passage à tabac. Une femme à belle chevelure blond-platine est projetée au sol; des types se ruent comme de vraies brutes sur ses cheveux. Elle arrivera, ils arriveront tous en triste état au poste de secours. Ces scènes-là nous révoltent profondément.

15h45 : Les clairons sonnent le rassemblement puis "Aux champs!". Arrivée du général Leclerc, seul, à pied, képi à feuilles de chêne. Longues acclamations. Il passe rapidement et monte chez le Préfet. Peu de temps après le commandant du Gross Paris, von Choltitz, suivi de deux officiers (l'un est, paraît-il, le commandant du Sénat) vient signer la reddition des forces allemandes assiégées dans Paris par les FFI et l'Armée française depuis le 18 août 1944. Huées des gardiens. Un officier blessé allemand arrive. Les officiers supérieurs et von Choltitz, nu-tête, cape laissant voir les bandes rouges de sa culotte et les bottes vernies, repartent à pied sous bonne escorte. Encore un groupe de collabos. Huées et bousculades. Les gardiens essaient de les protéger de la fureur des FFI. On nous dit que le Sénat, divers ministères (la Marine) et des hôtels importants brûlent. Mais on dit tant de choses.


16h10 : Une estafette en moto, elle porte de doux nom de Capucine, arrive porter un message et repart.

16h15 : Au PC nous prenons l'apéritif pour fêter divers anniversaires et surtout le retour parmi nous de Mlle Madelaine.

Mlle Carlier-Besnar se fâche une fois de plus car toutes les clefs ne sont pas sur son bureau. Il y aurait un roman à écrire sur la disparition continuelle des clefs; nous courons après sans cesse depuis samedi. Petit stage aux fenêtres pour acclamer les chars, camions, voitures françaises et USA. Bain de soleil. Pendant une pause, le chanteur, mascotte n° 3, vient nous dire deux poèmes. Mauser semble jaloux de lui et du petit blond. Il fait la tête. Il est vrai que nous avons bu du champagne avec ce dernier aujourd'hui et que Mauser n'a pas été invité.

Péchard, Morel, Delaville et Laurent vont chez le valet de chambre du Préfet car juste au-dessus, chez l'Amiral, la fenêtre est bourrée de monde déjà. La musique joue Sambre et Meuse tandis que le capitaine B (illisible), au garde à vous, salue. Il est crispé d'émotion. Jean Marin, de Radio Londres, en officier de marine, est très acclamé. Ils nous adressent tous deux la parole : "Bravo les Forces de l'Intérieur. Vivent les héros de la résistance à qui nous devons tout. Vive de Gaulle. Vive la République. Vive la France !"

Derrière nous apercevons une foule d'officiers français, des femmes en toilette d'été garnies de tricolore; de temps en temps la silhouette blanche d'un Père dominicain (*) portant le brassard Résistance. Curieux effet ! Quelques voitures battant pavillon français frangé or quittent la PP. Arrivée d'un camion bourré de sous-officiers et de soldats allemands. Huées. Les types descendent puis on les fait remonter et le camion repart dans la cour centrale.

(*) Sur le manuscrit : Révérend Père Bruckberger

On attend le général de Gaulle. Une jeune fille, les bras chargés de fleurs, se poste au pied de l'escalier d'honneur. Par une des fenêtres nous voyons des officiers allemands que des FFI interrogent.

18h00 : Nous pensons vraiment que cette vie communautaire, depuis samedi, a créé des liens entre nous. Anciennes et jeunes nous nous connaissons mieux; aucune n'est indifférente à l'autre. On a trop vibré, trop vu et fait de choses ensemble déjà et nous regrettons spécialement aujourd'hui que plusieurs de nos collègues ne soient pas avec nous et n'aient pas vécu ces heures inoubliables.

18h15 : Arrivée des autorités. Représentants des pompiers, Garde républicaine, Garde mobile, officiers de tous grades et de toutes armes; ils portent presque tous le sabre. Deux officiers allemands, blessés, verts de peur, montent au cabinet du Préfet.

18h55 : Soudain ovations ! Une longue clameur monte de la rue. Cris enthousiastes. Vive la France ! Vive de Gaulle ! La Marseillaise est reprise par des milliers de bouches.

19h00 : Chacun rectifie la position dans la cour d'honneur. Une haie de gardiens encadre l'escalier. Le drapeau est en bonne place. Dehors, boulevard du Palais, le général de Gaulle venu de l'Hôtel de Ville descend de voiture. La musique des pompiers joue "Aux champs". Le chef de musique de la compagnie hors-rang fait un geste court et la Marseillaise éclate, bouleversante.


A travers nos yeux embués de larmes, nous voyons Leclerc accueillir de Gaulle. La haute silhouette kaki de de Gaulle se penche vers la jeune fille qui lui offre une gerbe tricolore. Leclerc et de Gaulle saluent le drapeau. Puis la musique attaque la Marche Lorraine tandis que le cortège officiel gravit l'escalier du Préfet. Nous crions Vive la France ! Vive de Gaulle ! Le valet de chambre du Préfet, fou de joie, nous embrasse toutes les quatre. Pouillet danse sur le tapis. La musique cesse et tous les gardiens appellent de Gaulle sur l'air des lampions. Mais le général ne paraît pas. On croit qu'il parle à la foule, des fenêtres donnant boulevard du Palais.

Montée sur la terrasse pour voir ce qui se passe dans la grande cour. Des quantités de prisonniers, les mains sur la tête, sont rangés le long du mur à l'ombre. Des gardiens les fouillent, d'autres leur donnent de l'eau dans un seau. Ils la boivent avidement. Sans cesse des Allemands arrivent puisque toute la garnison de Paris s'est rendue. Il y a de tout, soldats, sous-officiers, officiers. L'uniforme vert domine. Très peu d'hommes de la Luftwaffe. La vue de ces prisonniers nous remplit de sentiments divers où la pitié domine. Une foule de FFI regarde ces hommes. Le haut-parleur mugit : "Ne stationnez pas devant les prisonniers !"

Nous sortons boulevard du Palais où une foule très dense est massée devant cette porte par laquelle est entré de Gaulle. Paris pavoisé nous apparaît mieux. Cette foule endimanchée et tricolore nous remplit de joie. Quai du Marché-Neuf, nous inspectons l'extérieur de notre PP. La lutte a été rude. On voit de nombreuses traces du combat. Juste au dessus de la Porte Saint-Michel, une énorme tâche de sang.

C’est là que le 21 août, à 15h00, le gardien de la paix Marcel Ternard a tenté de sortir pour effectuer une mission de liaison. Sa voiture a été criblée de balles.

Dans la Cour du 19 août, une foule de badauds curieux cherche à s'introduire. On les refoule. Les prisonniers sont partis. A leur place, vestiges de leurs poches retournées par les gardiens chargés de la fouille, débris de photos et de papiers allemands. Nous n'avons presque plus de voix. Mal de gorge. Sensation de chaleur, d'abrutissement.


20h30 : Dîner excité et bruyant. Un peu précipité car nous avons l'autorisation de sortir jusqu'à la tombée de la nuit. Nous voilà bientôt dans la rue, Mascotte en tête. En route vers le Châtelet, Hôtel de Ville. Au moment de franchir la Seine, Saunière tombe en arrêt sur un soldat, en kaki, en train de graver un nom sur son fusil. Elle lui dit : "Bonzour ! Bonzour, petit Américain". On a l'impression qu'elle parle à un gosse de deux ans, à un animal ou à un jouet. Cette façon de faire nous amuse et nous horripile tout à la fois.

Quai de Gesvres nous voyons la carcasse du char que nous avons vu brûler récemment des toits de la PP. Partout des blindés français et USA, entourés d'une foule de gens. Nous nous frayons un passage. L'Hôtel de Ville tout pavoisé nous paraît presque beau. Ce monument a un peu souffert lui aussi des récents combats. Nous gagnons la rue de Rivoli sillonnée de voitures FFI et d'une foule joyeuse. La guerre semble à la fois très loin et très proche. On se croirait revenu en un 14 Juillet du bon vieux temps de paix. Au balcon d'une maison, un homme allume des pièces de feu d'artifice. Nous poussons des Hourras ! La Mascotte et ses … fiancées abordent une marchande de drapeaux, cocardes.  "Combien, ça ? Dix francs ! Je vous l'achète 9,95 !" La marchande se sauve et nous aussi. Une bande de pompiers nous embrasse. Rasés de frais, les gars ! Au pas, bien en rang, nous rebroussons chemin car la nuit tombe. Nous rentrons sagement en chantant Madelon, Marche Lorraine. Les gens applaudissent. Trois très jeunes filles nous emboîtent le pas. Mauser donne des ordres : "A gauche ! A droite ! Arrêtez ! Tournez !" Le crépuscule descend peu à peu sur Paris en fête. Nous traversons en chantant le Parvis où sont massés quelques blindés et fonçons droit sur le porche de la PP. Les A.S rentrent au bercail à l'heure dite sous la conduite de leur mascotte n° 1 qui a délaissé pour un soir son fusil. Quel sacrifice !

23h00 : Au PC, portes bouclées. Pouillet arrive heureusement avec la clef. Nous nous laissons tomber sur les sièges. Mauser s'installe au bureau, torse nu. Il met les lunettes de Mlle Carlier-Besnar et imite une réunion, la façon de téléphoner de Mlle Carlier-Besnar … il distribue les tâches. C'est très amusant de le voir. Mlle Madelaine, qui nous a quittées, avait l'air radieux. Peut-être pensait-elle aux vers du poète : "Il valait bien la peine, il valait bien l'ouvrage, et la sueur des jours et les veilles des nuits, il valait bien la peine, il valait bien l'ouvrage, la calomnie et les sombres ennuis".

Ce chef d'oeuvre, c'est un peu nous qui l'avons fait !

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