Le siège de la Préfecture – Partie 4

Samedi 26 août

2h00 : Laurent, qui couche seule dans le bureau de l'Amiral, est réveillée en sursaut par des bruits de voix. Elle soulève le rideau noir tiré devant la fenêtre ouverte pour apercevoir juste en face d'elle, à l'endroit où a eu lieu la réception pour le général de Gaulle, un groupe de trois hommes gesticulant et criant. Deux gardiens ivres, en tenue, soutiennent un civil à brassard FFI, complètement saoul. Les discours recommencent, coupés de nombreux hoquets. « Mes biens chers frères … » Il est question du courage et de la ruse, des "z'héroïques" défenseurs de la citadelle, pour lesquels il faudra tirer des … "slaves" ! Les mecs ont été drôlement à la hauteur, la Préfecture est une baraque épatante, le siège plus important que la prise de la Bastille … « Vive la France ! Vive la PP ! Vive de Gaulle ! Vive la République ! Mes biens chers frères j'ai … soif ! »

Comme les discours incohérents reprennent de plus belle, Laurent va faire un tour dans les couloirs. Bruit infernal, cris, chants. On doit faire une bombe à tout casser dans divers bureaux.

3h00 : Dans les W.C, à même le carrelage, Laurent voit un fusil, un tas de munitions et une giberne. Dans une cabine, un homme ivre assis sur le siège et pourtant non déculotté parle tendrement à son fusil avec une petite voix d'enfant : « Mon p'tit fusil, comme je vais m'emm…. sans toi. Qu'est-ce que je vais devenir quand il n'y aura plus de mecs à descendre, je vais me faire suer. Ah ! Tirer … Tirer ! ». Le gars en voyant Laurent, la regarde deux secondes d'un air hagard et stupide. Puis il recommence son ruminement : « Mon p'tit fusil … ». Les hommes si beaux dans le feu de l'action, du combat, ont l'air si pitoyable maintenant que nous avons hâte que tout soit fini, que chacun rentre chez soi et reprenne une vie normale. Nous-mêmes sommes un peu lasses de vivre en communauté; nous nous aimons bien, nous avons appris à nous connaître et à nous apprécier, toute cette semaine, mais maintenant la présence de chacune pèse à l'autre, c'est sûr. Il est plus facile de vivre seule décidément !


un Corps franc de la PP devant une prise de guerre

10h00 : La PP a un aspect curieux ce matin. Les gars ont l'air moins débraillé. Et dans les couloirs on rencontre des gens endimanchés qui nous regardent d'un air bizarre lorsque nous passons. Notre tenue doit être un peu fripée et crasseuse, évidemment. Il paraît que ces gens sont des employés qui viennent reprendre leur service. Ce matin en principe ! L'état innommable des bureaux les laisse tous rêveurs.

11h00 : Rangement général. Laurent ne retrouve plus son chemisier. On a dû le lui piquer. Nous ressortons nos uniformes de ville, les chapeaux. Morel parle d'aller voir le défilé aux Champs-Elysées. A la sienne ! Plusieurs voudraient filer chez elles dès le déjeuner.

12h15 : Quelques minutes avant le clairon, Grand, Chasseigne et Laurent vont à Notre-Dame pour savoir l'heure exacte du Te Deum annoncé par la presse. Elles commencent, au pied de la statue de Notre-Dame de Paris, par remercier celui qui a protégé si miraculeusement la capitale de la France. Mais comment dire, formuler tout ce qu'il y a eu au dedans de nous ? On voudrait pouvoir inventer une prière neuve et l'on ne sait que balbutier comme de petits enfants à leur Père très bon … Merci !


12h30 : Nous quittons la Cathédrale munies de vagues renseignements. Rien de prévu pour demain. Une cérémonie aura lieu sans doute dans l'après midi entre 16h00 et 16h30. Sur le Parvis, une bien bonne histoire nous arrive aux oreilles. Une femme dit à son mari : « Qu'est-ce que c'est qu'un Te Deum ?" – "Je n'en sais rien, mais comme on dit que le général de Gaulle y assistera, ça doit être une erreur d'orthographe sur les journaux. Pour moi ils ont voulu dire "Thé des hommes"… Le five o'clock tea … quoi ! »

12h45 : Remontée à la crèche où l'équipe commence le repas. Millet nous dit : "J'ai retrouvé mon trou de balle, ce matin à 9h00 … Je vais vous le montrer." Nous allons en pèlerinage à l'endroit où Millet a failli rendre le dernier soupir. Ajoutons que cela ne nous coupe guère l'appétit. Déjeuner expédié. Mauser nous présente sa femme. Nous avons à peine le temps de prendre le café et d'en griller une avec eux.

13h30 : Chacune s'astique et se prépare. Laurent n'a pu retrouver sa blouse et se résigne à aller au Te Deum en combinaison sous sa jaquette d'uniforme. Cela choque certaines. Ultimes coups de brosse et regards dans la glace. Celles du poste de secours sont en tenue blanche. Katt arbore de superbes gants blancs dont les manchettes remontent jusqu'au coude. Nous nous élançons sur le Parvis où une foule de gens se presse autour des chars. Brigadiers et officiers de paix, en gants blancs, font gentiment le service d'ordre. Des grappes de gens masquent les fenêtres de l'Hôtel-Dieu. Précédées de notre mascotte, un petit blond qui siffle pour fendre la foule, nous arrivons devant la Cathédrale gardée par un cordon de gardes républicains. Des gens s'étonnent et s'indignent que nous passions ainsi. "Qu'est-ce qu'elles ont fait, celles-là, pour avoir le droit d'entrer ? Y en a que pour la Croix-Rouge, c'est toujours pareil !" Un officier de paix se retourne et Laurent, à l'arrière-garde, l'entend expliquer que nous avons passé huit jours enfermées avec les combattants dans la PP. Et finalement il leur cite le mot de Jeanne d'Arc : "Elles étaient à la peine, il faut qu'elles soient à l'honneur".

14h30 : Notre groupe se heurte à plusieurs barrages. On ne veut pas nous laisser entrer. Mlle Carlier-Besnar se gendarme et nous pénétrons jusqu'au transept où il y a encore un barrage à forcer. L'église est déjà bourrée de gens. On finit par nous désigner des places à prendre et très gentiment des personnes assises dans les bas côtés nous donnent des chaises pour que nous ayons chacune un siège. Notre mascotte qui nous suivait fidèlement a été refoulée par le service d'ordre mais sa femme est restée avec nous.

14h45 : Il est très tôt. La foule augmente. Les officiers, le clergé, les mutilés emplissent le transept. Quelle joie de revoir tous ces uniformes français. Les femmes et les jeunes filles pour la plupart sont tête nue. Mode que nous trouvons choquante dans une église et spécialement lors d'une cérémonie.

15h00 : Le choeur, sobrement décoré de tentures et drapeaux tricolores, est éclairé discrètement maintenant. Dans les tribunes on installe caméra, micro, radiodiffuseurs, tandis que les gardes républicains, les mains dans le dos, se baladent de long en large en contemplant la nef archi bourrée.


16h00 : Le temps semble passer très lentement. Nous avons soif, mal à la gorge, envie de dormir. Les portes sont grandes ouvertes. Les bruits de la rue parviennent jusqu'à nous. Au dessus de la foule assise, on peut apercevoir sur le Parvis les chars qui se mettent en file de chaque côté de la place noire de monde. Les moteurs vrombissent et soudain dans toute l'église, tout le monde est debout, hurlant, criant : "Vive de Gaulle ! Vive de Gaulle !" Des gens applaudissent, veulent serrer la main du général. Nous approchons de l'allée centrale et sommes prises dans ce tourbillon de gens en délire. Les orgues jouent.  Nous entendons quelques bribes du Magnificat couvert bientôt par le bruit trop connu des coups de feu… => et … =>

C'est alors un spectacle ahurissant. Toute la foule est à plat ventre autour de nous. On ne voit plus que des gens étendus, accroupis, cherchant à protéger leur tête avec leur chaise. Plusieurs d'entre nous ne comprennent rien et se demandent pourquoi les gens ont peur puisqu'il s'agit certainement de salves en l'honneur du général de Gaulle et non d'un mitraillage. Le général, lui-même, essaie de faire relever la foule. Ses bras s'agitent en un geste significatif. Puis il disparaît à nos yeux. 

Nous commençons à réaliser nous aussi qu'il s'agit d'une chasse à l'homme en voyant les gardes des tribunes braquer leurs revolvers sur les grandes orgues. Plaquées contre des colonnes nous attendons que le feu cesse. On voit de petits nuages de poudre et de poussière. Toujours cet incessant mélange de coups de feu des attaquants et de ceux qui ripostent. Bruit terrible, amplifié dans ce lieu naturellement. Les gens poussent des cris, tournent sur eux-mêmes, s'abritent sous des chaises.


"Ca y est ! dit l'une d'entre nous, on pique le matériel de l'église " Quel affolement ! Nous pensons aux vers de Kipling : "Si tu veux conserver ton courage et ta tête … quand tous les autres les perdront"

Moment d'accalmie. Les prêtres et des officiers essaient de calmer les gens et de leur faire reprendre une position normale. Nous voyons leurs silhouettes se détacher sur le sol jonché de corps qu'on dirait en train de prier Mahomet. Un général se met à l'orgue du choeur et fait chanter le Credo. Il est interrompu par un nouvel échange de balles. Les gens croient leur dernière heure arrivée. Nous les exhortons au calme. Il y a des femmes qui ressemblent à de vraies furies. Parmi elles, Laurent retrouve une surveillante de l'école où elle était élève jadis. Cette femme essaie de se sauver vite, vite, et fait le vide devant elle en envoyant balader toutes les chaises sur son passage sans se soucier de ce qu'il y a derrière et à côté. Ah ! C'est bien la peine de passer ses journées à faire descendre, en rang deux par deux, des fillettes de tous âges … en ordre et en vous arrêtant à chaque palier, n'est-ce pas ! Pour se comporter ainsi dans une église. Laurent remplie de fureur a envie de la gifler pour la calmer et … se calmer. Elle lui montre un garde républicain tirant visiblement derrière une colonne. La femme lui répond d'un air stupidement apeuré : "C'est un faux garde républicain". Laurent s'énerve. "En tous cas ce n'est pas une raison pour vouloir passer avant tout le monde et semer la panique". Quelle vieille toupie ! Le clergé admirable continue à prier et à faire chanter la foule qui se soucie assez peu des cantiques à cette heure, avouons-le. Nous pensons aux marins du Titanic qui sombrèrent en chantant "Plus près de toi mon Dieu !"  Nous entonnons à notre tour à pleine voix : "Garde au coeur des Français la Foi des anciens jours, catholiques et Français toujours !" Cet air un peu pompier a vraiment belle allure, les gens commencent à se calmer; beaucoup chantent maintenant le "Chez nous, soyez Reine, Ô Mère à genoux".

Un prêtre s'avance vers la Table de communion et dit : "Il faut évacuer l'église". La foule, prise de panique à nouveau, se rue en direction de la porte donnant rue du Cloître Notre-Dame. On entend crépiter des balles. Quelqu'un dit tout haut, bêtement : "On tire des toits". Aussitôt nouvel affolement. La foule rentre et déferle vers les grandes portes de la nef maintenant refermées. Un brancard et des jeunes hommes essaient de gagner le fond de la Cathédrale. Ils y parviennent difficilement, les grilles du transept étant fermées. Un soldat casqué, en kaki, arrive avec son fusil mitrailleur. Il s'installe et braque son engin prêt à tirer vers la voûte et les tribunes. Encore l'affolement. Une partie de la foule s'est écoulée par les portes des bas côtés. Nous restons assises un moment avant de partir à notre tour. Près de nous des vieillards, des mamans avec de jeunes enfants. Un homme nous aborde soudain : "Vous n'avez pas vu un enfant de sept ans tout seul ?" Nous pensons que c'est une folie d'avoir fait une cérémonie publique en un pareil moment. Subitement tout devient calme; ça semble drôle. Devant nous, à genoux sur les dalles, une poignée de femmes et de jeunes filles prient à voix haute inlassablement : "Maintenant et à l'heure de notre mort …" Elles ont l'air catastrophé de condamnées à l'échafaud.

Lucas "récupère" le bouquet tricolore destiné à de Gaulle … pour l'offrir à Mlle Carlier-Besnar dont c'est l'anniversaire. Le clergé a déserté le choeur, les orgues se sont tues. Le service d'ordre fait sortir le dernier flot de foule en demandant l'identité de chacun. Nous sortons en troupe, ne possédant pas toutes nos papiers sur nous. Et nous nous retrouvons à nouveau dans la cohue. Sur le Parvis quelques chars sont encore là. On entend tirer d'un peu partout. Tours Notre-Dame, maisons, toits de l'Hôtel-Dieu. Ce crépitement de balles ne nous gêne plus. Nous respirons à pleins poumons l'air pur et frais de cette belle soirée d'août très ensoleillée. Sur la place, sur les ponts, derrière la statue de Charlemagne, dans les rues, les gens sont encore apeurés, accroupis, à plat ventre, à quatre pattes. Des voitures circulent à toute allure au milieu de cette foule paniquée.


18h00 : Nous rentrons en groupe à la PP et restons un moment sous le porche. On amène une femme blessée à la jambe puis un de ceux qui ont essayé de tirer sur de Gaulle. Des FFI se jettent sur lui en l'injuriant. On en amènera quatorze paraît-il. Nous remontons à la crèche. Par la fenêtre d'un escalier donnant sur le quai nous voyons des femmes et des enfants encore blottis sous un gros camion militaire. Signes désespérés au conducteur à ce sujet. Il comprend enfin … Ouf ! Coups de feu. Les balles sifflent. Sur les toits de la PP et de l'Hôtel-Dieu des FFI , revolvers au poing, essaient de dénicher les tireurs des toits. Nous regardons un instant cette chasse à l'homme.


18h30 : Des gardiens nous demandent nos noms et adresses. Nous leur indiquons notre bureau. Ils disent : "On vous reverra donc à la PP ?" Nous leur expliquons que nous sommes à leur service et qu'ils peuvent nous trouver escalier H, troisième étage. D'autres flics nous arrêtent encore :

– Quand tout sera fini, on n'entendra plus parler de vous toutes alors ?

– Mais si, nous avons un bureau au Cabinet du Préfet, vous n'aurez qu'à vous y rendre.

– Mais alors, vous étiez déjà là avant la bagarre ?

Première nouvelle pour beaucoup. Nous ne savons pas à quoi ont servi les brochures sur le Service Social, l'Entraide PP. Décidément ! Heureusement nous emportons la certitude que maintenant bien des gardiens savent que le Service Social à la PP existe. C'est un résultat qui nous remplit de satisfaction.

19h00 : Un FFI nous crie : "Personne ne doit circuler dans les couloirs, on fait l'épuration de la PP". Le personnel convoqué ce matin à 10h00 est à nouveau renvoyé. Qu'est-ce que ça veut dire ? Rien de bon certainement. Pourrons-nous rentrer chez nous ce soir ? C'est peu sûr.

Mauser est d'une humeur de chien car sa femme n'a pu pénétrer dans la PP après le Te Deum pour le rejoindre. Toujours l'épuration. Nous rentrons au PC flapies, sans voix; chacune se laisse tomber sur un siège quelconque. Ce soir nous sentons réellement notre fatigue. Dernière réunion. Mlle Carlier-Besnar essaie de mettre au point la constitution de l'équipe qui assurera une permanence jusqu'au lundi. C'est peu facile. Elle voudrait faire reposer chacune. Comment concilier l'intérêt du Service et celui des unes et des autres ? Elle reçoit sans arrêt des coups de téléphone au sujet de la réouverture des Mess de la PP. La vie matérielle reprend le dessus. Les temps héroïques sont révolus. La vie normale va reprendre à la Préfecture. Tant mieux et tant pis. Tant mieux parce qu'il y a eu assez de sang versé, assez de souffrances et de fatigues, assez de petites histoires pas toujours très belles autour de nous et entre nous. Tant pis parce que nous toutes qui avons vécu ces heures inoubliables, nous ne saurons certainement plus faire équipe d'une façon aussi intense lorsque nous aurons repris le petit train train journalier, nos occupations habituelles et que les semaines auront passé. Tout cela est humain, hélas ! Bientôt la dislocation. Plusieurs des nôtres sont déjà reparties à pied ou à bicyclette vers leurs "chez elles", heureuses au fond d'être enfin seules pour savourer la joie d'un Paris pavoisé, libéré. Retrouver leur famille ou la petite chambre de foyer. Contentes de pouvoir se laisser aller et de se dire que la bagarre est finie pour le moment. La dislocation ? Oui, mais pas pour longtemps. Car le travail se fait pressant. Nous retrouverons bientôt dans une PP redevenue normale nos bureaux, notre fichier, les permanences, les visites et nous ne serons pas longues à reprendre nos habitudes. Souhaitons seulement qu'après avoir vécu ensemble d'une façon aussi permanente, intime, nous pensions qu'il est temps, grand temps, de faire équipe la main dans la main comme pendant ces huit journées.

20h00 : "La voiture est en bas, descendons !", nous dit Mlle Carlier-Besnar. Cette fois-ci l'aventure est bien terminée. Nous quittons la Cité dans une luxueuse automobile trop douce. Nous yeux se ferment tout seuls. Quelques aperçus rapides sur le Quartier-Latin en liesse et pavoisé. Partout des restes de barricades, des traces de lutte, des débris d'engins de guerre. Au milieu de tout cela, le flot interminable de l'Armée Leclerc et du matériel américain. Partout des Parisiens endimanchés, des FFI en loques, des combattants fatigués avec ou sans uniforme. Nous pensons à tout ce peuple des barricades d'août 1944, à nos tireurs de la Préfecture, à tous ceux qui finissent ces journées glorieuses sur un lit d'hôpital, à ceux qui sont tombés, à nous-mêmes. A mille autres choses encore et à ce mot de Duhamel qui servira de conclusion à notre journal de bord : "Il n'y a point eu ici de saints, de héros, mais seulement des misérables créatures qui cherchaient le bonheur à tâtons".