Xavier – La Libération de Paris vécue par quelques étudiants

par Xavier de Montclos (professeur émérite à l'université Lumière Lyon 2)

Le samedi 19 août, jour auquel les combats commencent dans Paris, notre unité FFI se réunit sous la conduite  du lieutenant Garnier afin de participer à l’action. Notre lieutenant est en liaison avec les chefs de l’insurrection parisienne (colonel Rol-Tanguy) : je n’ai pas souvenir qu’il nous l’ait expliqué mais nous nous en rendrons compte peu à peu, comprenant que nos modestes engagements s’inscrivent jour après jour dans des mouvements d’ensemble de la Résistance parisienne. Le noyau de ce petit groupe, composé d’une vingtaine de garçons, est formé de scouts routiers de la paroisse Saint-François-Xavier et d’étudiants – comme mon frère Régis et moi – recrutés par relation, principalement à Sciences Po et en Droit. Notre base est un appartement proche des Invalides.

Une première opération, le dimanche 20, consiste à reconnaître les positions allemandes dans l’arrondissement et à repérer l’armement qui  y est disposé. Chacun reçoit un ordre de mission individuel. La moisson de renseignements est abondante et précise. Nombre d’entre nous sont aussi témoins de scènes meurtrières. C’est mon cas. Ayant  été chargé d’observer les quais de la Seine rive gauche à hauteur du pont de la Concorde, je m’y trouvais lorsqu’un jeune, Henri-Jean Pilot, fut tué à bout portant (ce dont j’ai porté témoignage dans le site Plaques commémoratives.org voir Livre d’Or (*). Ce qui nous frappe également, c’est l’audace – et sans doute aussi l’inconscience – des badauds parisiens, tel ce vieux monsieur qui s’engage sur un pont interdit malgré les mises en garde des passants et qui est abattu par les Allemands.

(*) J’ai été témoin de la mort d’Henri Jean Pilot et je puis dire en quelques mots ce qu’il s'est passé. J’étais étudiant à Sciences Po et en Droit et, avec plusieurs de mes camarades, j’appartenais au Corps Franc (FFI) du VIIe arrondissement conduit par le lieutenant Garnier. Cette petite unité était entrée en activité le 19 août. Le 20 août, au début de l'après-midi, le lieutenant nous chargea individuellement de missions d’observation dans l’arrondissement. Personnellement, il me demanda d’aller observer les armes dont disposaient les Allemands qui se trouvaient sur les quais de part et d’autre du pont de la Concorde. Je décidai d’arriver par le boulevard Saint-Germain. De loin, je pus voir 1) que la Wehrmacht avait établi un barrage entre le mur de l’Assemblée nationale et le parapet droite du pont mais qu’il y avait un passage que l’on pouvait emprunter après avoir été fouillé, 2) que le pont de la Concorde était barré en son milieu et infranchissable, 3) que l’on pouvait sortir, sous contrôle, à travers un barrage qui fermait le quai d'Orsay. Je me débarrassai de quelques papiers que je jetai dans un égout et me présentai aux deux ou trois soldats de garde qui me fouillèrent et me laissèrent passer. Des réservistes, m’a-t-il semblé. Je m'engageai sur le pont et je pus voir l’armement disposé sur les quais et en prendre note mentalement (surtout des canons légers). C'est à ce moment-là que j’entendis une altercation du côté des Allemands qui contrôlaient l’entrée. C'était Henri Jean Pilot dont je ne connus le nom que longtemps après grâce à la plaque commémorative et dont j’ignore sil faisait partie d'un groupe de résistants. Étant invité à se laisser fouiller, il ne se laissa pas faire. J’ignore pour quelle raison : porteur d’un papier compromettant ? d’un message urgent ? Il fut exécuté à bout portant.

Le lundi 21, ordre nous est donné de rejoindre la Préfecture de Police. Les gardiens de la paix se sont soulevés le 19 contre le pouvoir en place et la Préfecture, qui devient donc un  bastion de la Résistance, a sans doute besoin d’aide. Nous nous dispersons pour rejoindre la Cité sans attirer l’attention : dans la ville quasi-déserte circulent par endroits des chars allemands et c’est le cas aux alentours du Luxembourg et du boulevard Saint-Germain. À la Préfecture, nous travaillons toute la matinée à  compléter les défenses, ce qui veut  simplement dire placer des sacs de terre, par centaines, aux fenêtres des bâtiments. Circulant à l’intérieur de la Préfecture, je passe devant une pièce où je vois un général allemand, assis sur une chaise et gardé par deux hommes à brassard FFI. Il paraît assez inquiet.

Dans l’après-midi, nous sommes requis place Saint-André-des-Arts, tout près de la Cité, sur la rive gauche. Ce  à quoi nous sommes mêlés, c’est à un véritable combat, l’insurrection parisienne faisant  la preuve, dans ce célèbre décor, de son efficacité et de son rôle évident dans l’ensemble de la stratégie alliée. Les voitures et les camions ennemis, piégés par les barricades du boulevard Saint-Michel, foncent vers cette ouverture dont la fusillade qui les accueille révèle le caractère hostile. Je ne vais pas faire le récit de ces combats : ils sont présentés dans plusieurs ouvrages sur la libération de Paris. Voici quelques images que  je trouve dans ma mémoire : le courage incroyable des gens de la Croix-Rouge, jeunes hommes et jeunes femmes, qui se jettent avec leur drapeau au cœur de la bataille pour emmener un blessé ou un mourant, quelle que soit évidemment son appartenance ;

ce grand gars, ancien des Brigades internationales, qui, avançant dangereusement,   abat le conducteur d’un camion allemand, se replie dans la rue où sa femme vient l’embrasser ; cet Allemand, de la Wehrmacht ou de la SS ( ?) qui quitte son side-car en tuant un gardien de la paix qui a tenté de l’arrêter, grimpe les étages d’un immeuble et tire sur la place pendant plusieurs heures. On le retrouve, mort, (suicidé ?), dans la soirée. Dans tout cela, le rôle confié à notre unité – qui n’est toujours pas armée – est d’assurer le service d’ordre, et en  particulier le refoulement des Parisiens, aux abords de la place. Ce dont les combattants nous sont très reconnaissants.


place Saint-André des Arts


Le lendemain, 22, notre unité prend place dans un hôtel de la rue Vaneau, adossé à l’hôpital Laënnec. Nous recevons des Lebel 17, dont un adjudant nous apprend le maniement dans la rue. Nous procédons à l’arrestation d’un tireur des toits, rue Mayet, et le conduisons  à la Mairie du VIème arrondissement (place Saint-Sulpice) occupée par les gardiens de la paix du commissariat attenant. Nous procédons, ce jour même et dans les jours suivants, à plusieurs opérations de ce genre,  particulièrement difficiles.  Qui sont ces tireurs ? Parmi des pronazis qui n’ont pas eu le temps de filer vers l’Allemagne, les historiens savent à présent que l’on trouva des « extrême droite » ou des « maréchalistes » qui étaient convaincus d’assister dans les rues de Paris non pas  à la « Libération » mais  à la « Révolution ».


le Grand Palais brûle

Au début de la matinée du 23, ordre nous est donné de nous diriger vers le Grand Palais. On nous fait savoir que des résistants qui se trouvent là ont attaqué un convoi allemand qui passait et qu’ils subissent une contre-attaque inquiétante. C’est ainsi, en tout cas,  que la situation nous est présentée. Notre idée, sur le moment, est que, avec des Lebel 17, qui tirent très bien mais qui ne nous protègent en rien, nous allons avoir fort à faire : les abords du Grand Palais sont très dégagés… Nous arrivons sur le quai d’Orsay et occupons un appartement de rez-de-chaussée  dans l’attente d’un ordre de l’état-major : le Grand Palais est sur l’autre rive. Nous sommes là toute la matinée, le Grand Palais est encerclé,  il est en feu, nous apprenons que les résistants se seraient échappés par les égouts  (?) Nous recevons l’ordre de nous replier sur le VIIème arrondissement. Je tire de cet épisode la confirmation que nous sommes bien en liaison avec l’état-major de la Résistance parisienne. Nous arrivons rue de Bourgogne,  tenue sur toute sa longueur, jusqu’à la rue de Varenne (musée Rodin), par une mitrailleuse allemande camouflée sous le portail de la Chambre des Députés. Passer en courant ? Quelle sottise ! Mais les Parisiens ne doutent de rien.


La soirée du 24 tourne autour de la barricade Duroc. Un petit groupe, en liaison téléphonique avec la barricade parcourt  les axes principaux du XVème, prêt à signaler tout véhicule suspect. C’est alors que nous entendons le gros bourdon de Notre-Dame : ondes lentes, solennelles, intimes, sur toute la ville. Immense émotion !

Nous participons le lendemain à l’encerclement de l’École militaire qui tombe le soir même. Le 26, de Gaulle descend les Champs-Elysées puis gagne Notre-Dame où il entonne le Magnificat.


Dans les jours qui suivent, plusieurs d’entre nous cherchent à s’engager soit dans la division Leclerc, soit dans une formation constituée avec des éléments de la Résistance parisienne. La division Leclerc ne procède qu’à des recrutements individuels : à ma connaissance, un seul garçon de notre unité a réussi à s’y faire engager. Il faut donc se tourner vers l’autre formule : une nouvelle unité formée par la Résistance. Pour ma part, je prends une autre direction mais mon frère est de ceux qui s’inscrivent au lycée Janson de Sailly dans le XVIème, où l’on sait – bien que ce ne soit pas officiel –  que l’armée recrute. En fait, ce sont des officiers qui, sans mandat des chefs de la Résistance parisienne, engagent d’autres officiers et les jeunes résistants de Paris pour continuer le combat. On ne veut pas se transformer en milice, on veut entrer dans l’armée, libérer l’Alsace-Lorraine, poursuivre en Allemagne. Deux officiers  audacieux ont réussi à voir le général de Lattre de Tassigny, chef de la 1ère Armée française qui approche de l’Alsace. Il est d’accord pour l’« amalgame ». C’est ainsi que se forme le deuxième bataillon de choc, composé de six compagnies  dans lesquelles il y a une majorité d’étudiants. Cinq cents hommes qui vont quitter Paris secrètement, à bord d’une quarantaine de camions et de voitures  dans la nuit  du 25 au 26 septembre !

Ce sera ensuite le camp du Valdahon – deux mois de dure formation – puis la percée nocturne dans les lignes allemandes pour libérer Masevaux (26-28 novembre) au prix de nombreuses pertes – dont mon frère – et avec le soutien remarquable de la population. Ensuite, c’est l’Allemagne, Karlsruhe, jusqu’au lac de Constance, la victoire et la participation au défilé du 14 juillet 1945  sur les Champs-Élysées.


le général de Gaulle vient féliciter le 2ème Choc à Masevaux

(Le 2e choc : bataillon Janson-de-Sailly, de Lafuma et Béchaux. Ed France-Empire.)