Tous à l’Hôtel de Ville !

Au mois d’août 1944 l’Hôtel de Ville de Paris devient le centre principal et le symbole de l’insurrection à l’heure où il s’agit de chasser l’Allemand qui occupe la capitale depuis quatre ans. Ses murs en portent encore les traces. Beaucoup de monde défilera dans ce bâtiment édifié en 1533 sur les ruines de la Maison des Piliers acquise en 1357 par Etienne Marcel pour y abriter les institutions municipales de Paris. Incendié pendant la Commune en 1871, il a été reconstruit dans le même style et héberge les services du Préfet de la Seine nommé par le Gouvernement et le Conseil municipal élu par les Parisiens. En août 1944 s'emparer de l’Hôtel de Ville est un acte politique : c’est prendre Paris.

17 août 1944, le président du Conseil municipal Pierre Taittinger déclare que la capitale ne sera pas zone de combat. Le lendemain 18 août les Parisiens découvrent un ordre de mobilisation générale signé du chef d’état-major FTPF. Il est barré d’une menace non voilée du Commandant militaire du Grand-Paris : « Nous vous avertissons ! Pensez au sort de Paris ». Un témoin rapportera que curieusement ce papillon n’est pas collé sur l’affiche mais en fait partie intégrante. Guerre psychologique ?

 

Amédée Bussière, Henri Rol-Tanguy et Charles Luizet

Le 19 août 1944 au petit matin à l’appel de leurs mouvements de résistance les policiers investissent la Préfecture de Police. Le préfet Amédée Bussière est arrêté. Yves Bayet, chef du réseau NAP (Noyautage des administrations publiques) prend possession des lieux au nom du GPRF (Gouvernement provisoire de la République française). Le colonel Henri Rol-Tanguy, chef d’état-major des FFI d’Île-de-France qui envisageait de lancer l’insurrection incessamment, découvre qu’il a été devancé. Le nouveau Préfet de Police Charles Luizet reconnait son autorité mais entend bien garder la sienne sur ses hommes. La Caserne de la Cité subira plusieurs attaques allemandes au cours de la journée. Les policiers comptent leurs premiers morts mais causent des pertes bien supérieures aux assaillants. Une trêve est signée vers 20h30. Même si elle divise les forces de la résistance elle permettra aux deux camps de ramasser les blessés et aux FFI de se maintenir dans les édifices publics conquis dans la journée, notamment la Cité où l’on commençait à manquer de munitions.

René Bouffet, Raymond Massiet et Jean de Marguerittes

A quelques centaines de mètres de là, de l’autre côté du fleuve, le Préfet de la Seine René Bouffet reçoit le commandant Raymond Massiet, alias Dufresne, chef d’état-major du colonel de Marguerittes dit Lizé, patron des FFI de la Seine. Ils discutent des mesures à prendre pour assurer le ravitaillement de la capitale, Bouffet lui assure que les portes de l’Hôtel de Ville s’ouvriront sans résistance. 

Roger Worms, Léo Hamon et Roland Pré

Mais un peu plus tard Roger Worms, alias capitaine Stéphane, se présente au secrétaire général de la Préfecture, Guy Périer de Féral, et lui annonce son intention de s’emparer rapidement de l’édifice au nom du colonel Rol-Tanguy. Puis suivent trois délégués du CPL (Comité parisien de libération). Le lendemain 20 août 1944 ce sont finalement Roland Pré, délégué civil du GPRF et Léo Hamon, vice-président du CPL, qui devancent tout le monde et se présentent à 6h00 du matin accompagnés d’un détachement de policiers (*). Après un temps d’hésitation les gardes mobiles les laissent passer. Léo Hamon, comme Bayet la veille à la Préfecture de police, prend possession des lieux au nom du Gouvernement provisoire de la République française, fait arrêter le préfet Bouffet et nomme Worms commandant militaire de l’Hôtel de Ville.

(*) A noter que dans ses mémoires Roger Worms affirme y être retourné le soir du 19 vers 23h30 pour arrêter Bouffet et Taittinger et avoir attendu sur place, avec simplement vingt hommes, l’arrivée de Hamon. Taittinger dans son livre « Et Paris ne fut pas détruit » dit avoir été arrêté le 20 au matin. De son côté Denis Lebard, jeune équipier national, se souvient être entré le 18 au petit matin (lire son témoignage).

Le fier FFI en haut à gauche se nomme Charles Pegulu de Rovin ; il s’engagera dans la 2ème DB après la libération de Paris. La jeune équipière nationale à droite s’appelle Anne-Marie Dalmaso ; son héroïsme lui vaudra le surnom d’Anita l’amazone en savates.

Le capitaine Stéphane dispose d’environ quatre cents hommes pour en organiser la défense : employés municipaux résistants, Équipes nationales, trois sections de gardiens de la paix, gardes républicains, cinquante hommes du GSP (Groupement spécial de protection du Président Laval) et des FFI. Mais il sera bientôt « coiffé » par Aimé Lepercq, alias Landry, président de l’OCM (Organisation civile et militaire) récemment libéré de la prison de Fresnes et nommé commandant de la place à défaut de pouvoir reprendre ses importantes fonctions militaires redistribuées pendant son incarcération.

Aimé Lepercq et Jacques Kosciusko-Morizet

Blessé au bras et sans véritable expérience dans le domaine, Stéphane en profitera pour passer la main à son adjoint Jacques Kosciusko-Morizet, alias capitaine Devillers, officier de réserve bien plus aguerri. Ce dernier constate rapidement une situation pour le moins compliquée : si les Équipes nationales sont bien disciplinées, le personnel de l’Hôtel de Ville est rattaché à Libération-Nord, les gardes républicains ne veulent obéir qu’à leur colonel et refusent les patrouilles extérieures, le GSP de Laval est très bien armé mais pas très partageur tandis que les FFI arrivent le plus souvent les mains vides mais plein de rancœur envers les policiers qui les traquaient la veille encore. De plus il s’aperçoit que certains viennent uniquement pour manger. Le pain sera fourni par une grande boulangerie, les Halles libérées aideront au ravitaillement, les repas irréguliers seront composés de sardines, de confitures, de nouilles et de fromage en tube pris aux Allemands. Le service sera effectué par les premières collaboratrices arrêtées et tondues. Mais mille rationnaires pour quatre cents défenseurs officiellement enregistrés, c’est trop !

Des mesures sont immédiatement prises : contrôle des entrées, affectation des groupes aux façades et aux fenêtres, infirmerie et ravitaillement à la charge des femmes des Équipes nationales, condamnation des souterrains communiquant avec le métro. Heureusement les prises de guerre au cours des sorties sur le parvis rapportent de nombreuses armes. Devillers bénéficie également du concours surprenant des souteneurs du Quartier des Lombards qui lui livreront les véhicules demandés. Les services administratifs sont assurés par les membres du Mouvement Ceux de la Résistance.

Dans l’après-midi une voiture s’engouffre à toute vitesse sous le porche. Le nouveau préfet de la Seine Marcel Flouret, accueilli par le capitaine Stéphane, vient prendre ses fonctions et préside une brève cérémonie dans la cour d’honneur. Rue de Rivoli, rue de la Verrerie et rue du Renard on se bat pour empêcher les patrouilles allemandes de s’approcher trop près de l’édifice. 

Georges Bidault, André Tollet et Georges Marrane

Le lendemain 21 août c’est au tour de Georges Bidault, président du CNR (Conseil national de la résistance) de rendre visite aux défenseurs, il en profite pour installer officiellement Flouret. Puis se présentent André Tollet, président du CPL qui harangue les FFI comme dans un meeting politique et  Georges Marrane, vice-président du CPL qui guignait le poste pour son  organisation.

Le 22 août deux chars ouvrent le feu de la rue de Rivoli. Vitres brisées, glaces cassées, façade écornée. Le combat fait rage. On envisage d’évacuer femmes et non combattants. Mais un blindé rompt l'attaque et s’en retourne vers la Bastille tandis que le deuxième, peut-être en panne de moteur, continue de tirer avant de pouvoir à son tour quitter les lieux. Du côté du quai de Gesvres un convoi précédé d’une automitrailleuse est mitraillé et stoppé. Un camion de munitions saute. Le blindé rebrousse chemin. Les Allemands laissent sur le terrain de nombreux morts et des blessés. Les défenseurs de l’Hôtel de Ville se précipitent pour s’emparer des caisses et des armes abandonnées.

Les demandes d’enrôlement affluent. L’Hôtel de Ville, considéré comme le centre de l’insurrection, attire de nombreux volontaires que l’on ne peut hélas pas armer. Le téléphone crépite. Demandes de renforts, de munitions ou de secours. Il faut tout vérifier. Il pourrait s’agir d’un piège de la Milice.

Le 23 août Landry prend ses fonctions de commandant de la place. Ses talents d’organisateur ramènent l’ordre qui faisait quand même cruellement défaut. Les Allemands mènent des attaques contre le bâtiment ainsi qu’à la Préfecture de police. Mais les nouvelles sont bonnes. L’Armée Leclerc serait à Arpajon. On envoie un agent de liaison. Dans la nuit nombreuses alertes. Il faut organiser des patrouilles pour empêcher l’ennemi de progresser dans les tunnels du métro. L’ordre du jour fait état de 24 Allemands tués, 28 prisonniers et dix blessés.

Sous les yeux des défenseurs en position de tir aux fenêtres, Anita l’amazone en savates se précipite avec un camarade sur le parvis de l'Hôtel de Ville pour récupérer les armes d'un soldat allemand blessé. Ils le ramèneront à l'infirmerie improvisée dans le bâtiment et elle le soignera.

Le 24 août vers 17h00 un piper-cub de l’Armée Leclerc lance sur la Préfecture de police un message : « Tenez bon. Nous arrivons ! ». A 21h00, tandis que presque tout le monde se trouve au réfectoire Saint-Jean, le capitaine Stéphane surgit en hurlant « les Alliés sont là ! ». Applaudissements frénétiques. Georges Bidault qui se trouve sur place en tournée d’inspection depuis le milieu de l’après-midi se joint aux acclamations. Le jeune FFI Gérard Philip, 20  ans, monte sur un banc et déclame théâtralement « Les premiers chars  de l’armée française franchissent en ce moment la Seine au cœur de Paris ». Le futur acteur connait ce soir-là sa première formidable ovation. Les hommes hurlent une Marseillaise. On se précipite à l'extérieur. Les blindés de Leclerc se rangent sur la place. 

Montmirail, Romilly, Champaubert ! Les badauds prononcent religieusement ces noms de villes françaises peints sur les flancs des engins. C’est le délire. Toutes les cloches de Paris sonnent à la volée. La consigne a été passée par la radio. On tire en l’air ses dernières cartouches, des fusées illuminent le ciel. Le capitaine Dronne et son fidèle chauffeur Kirlian, couverts de poussière et de cambouis, sont reçus au cabinet du Préfet et applaudis à tout rompre  par une centaine de personnes qui ont réussi à s’y presser. Les voilà bien étonnés d’être accueillis de la sorte. 

Le photographe Serge de Sazo surprend Dronne, Bidault et Flouret tendant l’oreille. Qui parle ? Joseph Lainiel du CNR cigarette aux lèvres se trouve au fond à droite. Des coups de feu éclatent. Les miliciens ! Un lustre tombe, rappelant s’il le fallait que Paris n’est pas libéré. La courte nuit sera calme. Les soldats de Leclerc peineront à trouver le sommeil.

Le 25 août une compagnie est envoyée en renfort vers la place de la République et le Central Archives. Elle accompagne le détachement Dronne que l’on a vu donner ses ordres sur le capot de sa jeep au milieu d’une foule de badauds. En fin d’après-midi arrive le général de Gaulle entré par la Porte d’Orléans à 16h00, mais qui a fait un crochet par la gare Montparnasse pour lire l’acte de reddition du général von Choltitz présenté le général Leclerc, puis s’est rendu rue Saint-Dominique au Ministère de la Guerre pour installer le siège de la Présidence du Gouvernement, et enfin à la Préfecture pour saluer les policiers. Dire que la Municipalité provisoire l’attend impatiemment est un euphémisme. Cette visite tardive lui sera d’ailleurs reprochée. Mais de Gaulle, fidèle à lui-même, n’entend pas donner l’impression qu’il vient se faire adouber par la résistance intérieure et la ville de Paris. Il est accueilli par Georges Bidault au nom du CNR et par Georges Marrane au nom du CPL, et prononce son discours devenu légendaire qu’il aurait totalement improvisé.

Pourquoi voulez-vous que nous dissimulions l'émotion qui nous étreint tous, hommes et femmes, qui sommes ici, chez nous, dans Paris debout pour se libérer et qui a su le faire de ses mains. Non ! Nous ne dissimulerons pas cette émotion profonde et sacrée. Il y a là des minutes qui dépassent chacune de nos pauvres vies. Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré ! Libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l'appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle… (lire l’intégralité du discours sur le site de la Fondation Charles de Gaulle)

Le cameraman fixe l’image d’une jeune femme élégante en chapeau noir qui essuie discrètement une larme avant de crier sa joie. La résistante Brigitte Servan-Schreiber, 19 ans, rejoindra ensuite la 1ère Armée du général de Lattre de Tassigny comme correspondante de guerre puis entamera une carrière de journaliste (cofondatrice de l’Express avec son frère Jean-Jacques) et sera élue maire de Meulan et sénatrice des Yvelines.

Georges Bidault demande au général de paraître à un balcon et de proclamer la République. La République n’a jamais cessé d’exister répond de Gaulle qui enjambe la barre d’appui d’une fenêtre et salue la foule amassée sur la place de l’Hôtel de Ville.

Dans la soirée deux miliciens sont arrêtés. Ils étaient armés. En voulaient-ils à de Gaulle ? L’un d’eux, Mansuy, est sommairement exécuté.

Le 26 août à 15h00 le général de Gaulle descend triomphalement à pied les Champs-Elysées jusqu’à la place de la Concorde. Puis il monte dans une voiture qui emprunte la rue de Rivoli et s’arrête devant l’Hôtel de Ville. La musique de la Garde républicaine en grande tenue joue « Gloire immortelle à nos aïeux ». Après une brève apparition sur le perron il se dirige vers la cathédrale Notre-Dame pour assister à un Te Deum. Une fusillade éclate. La foule qui s’était amassée devant la Mairie s’éparpille pour échapper aux tireurs des toits.

Paris est libéré. Si les hommes ont changé le style administratif reste le même. Le Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris du 30 août 1944 rend compte des allocutions prononcées le 25 août lors de la réception du général de Gaulle, de la création d'une commission d'épuration, de l'organisation du ravitaillement apporté par les Alliés, de la prochaine reprise du service des autobus et du métro et enfin explique aux Parisiens qu'ils doivent s'assurer que leurs interrupteurs d'éclairage électrique sont bien en position de fermeture avant de quitter leur logement après une coupure de courant. Quand celui-ci revient ils dépensent inutilement de l'électricité. Non seulement cela est contraire à l'intérêt général mais  ils peuvent de plus se mettre en infraction aux consignes de la Défense passive concernant le camouflage des lumières.

 

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 « Il [le bateau] est battu par les flots, mais ne sombre pas ». Cette devise qui pourrait s’interpréter par « Paris, malgré le temps et les adversités de toutes sortes, est toujours indestructible » remonterait au temps où Paris était encore Lutèce et la Seine un enjeu essentiel pour la ville. Elle devient la devise officielle de la ville de Paris en 1853. En la peignant sur une fresque géante place de la République au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 un collectif de graffeurs en a fait un symbole de la résistance au terrorisme connu aujourd’hui dans le monde entier.