Rue Dalayrac, au dernier tilleul…

L’Allemagne des années 20 connait d’immenses difficultés. Le Traité de Versailles, en plus de lui imposer le paiement de dommages de guerre, l’a amputée d’environ 14% de son territoire et de 10% de sa population. La République de Weimar doit faire face à des tentatives de putsch de tous bords dont celui d’un nouveau parti né en 1920 et dirigé par un ancien caporal qui fera parler de lui : Adolf Hitler. La crise économique de 1923 la déstabilise, elle cesse de payer les réparations dues, la France et la Belgique occupent la Ruhr. Georges Kraft, 20 ans, se résout à quitter Maxdorf (Rhénanie-Palatinat) pour tenter sa chance en France. Sur le quai de la gare de Sarrebruck il demande à une jeune fille du feu pour allumer une cigarette. Marthe lui tend une allumette. Le début d’une longue histoire d’amour et de complicité…

Le voici à Chauvigny (Vienne) où il travaille dans une usine de porcelaine, apprend la langue et la comptabilité françaises. Le couple s’installe ensuite à Saint-Maur-des-Fossés, en région parisienne. Maud nait en 1928, Raymonde en 1931. Georges a trouvé un emploi de comptable dans une société qui connaîtra les remous de l’affaire Stavisky, du nom de cet homme d’affaires et escroc aux relations multiples à l’origine d’un énorme scandale qui suscitera une crise d’antiparlementarisme sans précédent et aboutira à l’émeute du 6 février 1934. Georges se fait embaucher alors à la Société anonyme de teinture et apprêts belges (SATAB). Georgette nait en 1935.

1939, l’Europe s’embrase de nouveau. Le putschiste de 1920 est devenu chancelier du IIIème Reich, l’Allemagne envahit la Pologne le 1er septembre, la France et l’Angleterre lui déclarent la guerre le 3. La crainte de la formation d’une Cinquième colonne à l’arrière des troupes conduit le Gouvernement français à envisager des mesures d’internement pour les milliers d’Allemands et Autrichiens immigrés de longue date ou fraîchement arrivés pour fuir le nazisme. En région parisienne les étrangers concernés sont d’abord rassemblés au stade de Colombes, à Roland-Garros ou au Vélodrome-d’Hiver avant d’être conduits dans des « centres spéciaux » ouverts dans des usines désaffectées, des colonies de vacances ou des gymnases, puis dans des camps. En 1940 les hommes âgés de moins de quarante ans classés après enquête « non dangereux » peuvent être embauchés au sein des Compagnies de travailleurs étrangers. Ils effectueront des tâches d’utilité publique comme la construction de route ou le déboisement des forêts à la place des hommes mobilisés. Camp d’internement ou expulsion vers l’Allemagne ? Les perspectives ne sont pas vraiment réjouissantes !

Georges choisit de s’engager dans la Légion et rejoint le 1er Régiment étranger à Sidi-bel-Abbès puis va cantonner à Aïn-Sefra. Marthe et les enfants obtiennent la nationalité française. Georges est démobilisé fin 1941. En janvier 1942 il regagne son foyer à Fontenay-sous-Bois malgré les problèmes de passage de la ligne de démarcation et peut reprendre son travail à la SATAB de Vincennes. Son fils Jean-Claude voit le jour en janvier 1943 en même temps que sont pris les premiers contacts avec les FTP (francs tireurs partisans) locaux. Car Georges est communiste et a décidé de se battre avec la résistance contre l’occupant. 

Son domicile au 50, rue Dalayrac est idéalement situé pour abriter des réunions à l’abri des regards. La maison possède une deuxième entrée sur la rue Roublot. Marthe a souvent raconté à ses enfants ce fameux matin où elle entendit des coups frappés à la porte côté jardin. « Entre, imbécile ! » crie-t-elle avant de voir apparaître une botte, puis une deuxième… il s’agit d’un Feldgendarme sympathique et pas trop curieux qui ne fera pas son rapport. Quelle peur ! Tous les contacts de Georges empruntaient cette entrée. Une rue Dalayrac bien résistante d’ailleurs puisque c’est au numéro 36, quelques maisons plus loin, qu’en mars 1943 la Brigade spéciale n° 1 de la Préfecture de police après six semaines de surveillance finit par mettre la main sur une importante documentation du Parti communiste détenue au domicile de Pierre Brossard – alias Philibert – de la Commission  nationale des cadres qui sera arrêté et mourra le 3 mai 1945 en baie de Lübeck lorsque le Cap Arcona transportant un millier de déportés sera coulé par l’aviation anglaise qui ignorait leur présence à bord. Son épouse Denise, arrêtée dans un café parisien, reviendra de Ravensbrück et racontera à Marthe comment par deux fois elle a réchappé à la mort. En tout cas ce jour-là les policiers sont passés à côté d’un repaire de F.T.P.

Pierre Brossard, sa femme Denise et ses enfants.  Site : les Draveillois en résistance

En 1944 Jean Hournat, dit capitaine Fontaine, a recruté suffisamment de volontaires pour constituer le Bataillon Liberté de Fontenay-sous-Bois, le lieutenant Georges Kraft est son chef d’état-major. Son sens de l’organisation et ses compétences militaires sont une aide précieuse pour mettre sur pied, armer et instruire tous ces jeunes gens qui rêvent d’en découdre avec l’ennemi mais qui n’ont aucune formation. Et de façon toute naturelle Marthe Kraft, aidée d’Hélène Geoffron, Aimée Matteraz, ou encore Lucienne Pavard œuvre pour apporter de l’aide aux membres du réseau tandis que leur fille Maud, à peine âgée de 16 ans, devient agent de liaison et sait user de son sourire d’adolescente quand elle tombe sur une patrouille de Feldgendarmes alors qu’elle livre à bicyclette un lot de tracts au Fort de Nogent. Prétendant revenir d’un rendez-vous amoureux et pressée de rentrer à la maison, elle ne sera pas fouillée. Elle s’est exprimée en allemand, les soldats ont ri et l’ont laissée passer. Pour se donner rendez-vous au P.C de l’état-major du Bataillon Liberté c’est tout simple : « Rue Dalayrac au dernier tilleul de la rangée ». 

Marthe Kraft, aide aux combattants F.T.P régionaux, Maud Kraft, caporal-chef, combattante et agent de liaison du Bataillon Liberté, Georges Kraft, lieutenant F.T.P chef d'état-major du Bataillon Liberté… Le tableau des effectifs du Bataillon ressemble à un livret de famille.

Georges est également en contact avec le Comité « Allemagne libre pour l’Ouest », un mouvement fondé en automne 1940 et regroupant les adversaires d’Hitler toutes tendances politiques et religieuses confondues. Ils entretiennent des relations avec les mouvements de résistance des pays occupés et font de la propagande antihitlérienne au sein de l’armée et de l’administration allemandes en diffusant des tracts devant les casernes, dans le métro, dans les foyers pour soldats puis en se livrant à des actes de sabotage et de destruction du matériel de guerre des troupes d’occupation, en livrant des armes et des munitions à la Résistance. Le 20 août 1944 le Comité s’adressera aux soldats de von Choltitz : « A tous les Allemands dans le Grand-Paris : Hitler a trahi l’armée, nous sommes laissés à un poste perdu tandis que les responsables ont fui. C’est sur nous que tirent les combattants français de la libération, nous sommes destinés à couvrir de nos corps le pillage des biens français et la fuite des criminels de guerre… Aucun ordre de von Kluge et d’officiers SS ne sera suivi. Nous arrêtons tout combat contre les Français. Nous rejoindrons en armes les Français et combattront à leurs côtés dans les Corps-francs Allemagne libre… Camarades ! Agir ainsi c’est agir en vrai Allemand. Le salut de l’Allemagne est entre nos  mains. »

Georges Kraft assure les liaisons avec les F.T.P du commandant Stéphanini du Perreux-sur-Marne et avec le commandant Poulain, adjoint du colonel Froger (Rino Scolari de l’état-major du colonel Rol-Tanguy). Les ordres sont relativement simples : harceler, attaquer l’ennemi et disparaître. Ils sont diffusés aux équipes par Maud, Arlette, Simone qui se chargent également de distribuer tracts et journaux clandestins dans les queues devant les boulangeries. Un immense « FRONT NATIONAL VAINCRA » est peint sur le mur de l’école Roublot. Les corps-francs, de petites équipes de trois ou quatre hommes, complètent l’armement du Bataillon en agressant de nuit les soldats allemands qui patrouillent dans les rues de Vincennes et de Fontenay-sous-Bois. Le lendemain matin Maud apporte le rapport à son père au P.C : « Avons récupéré un revolver 9 mm au Bois de Vincennes. RAS ». D’autres se spécialisent dans le sabotage des voitures et camions ennemis. A chacun sa tâche, à chacun sa responsabilité. 

En août le Bataillon possède dix caisses de cartouches, quarante grenades à manche, trente bandes de mitrailleuse, dix paquets d’explosifs, neuf bouteilles incendiaires, deux fusils mitrailleurs, deux Lebel, une mitraillette et un Mauser. Ces armes sont stockées au garage de la rue de la République et au PC de la rue Dalayrac. Il se lance dans la bataille de la libération. Sabotage d’un wagon d’essence en gare de Fontenay-Vincennes, crève-pneus avenue de Paris et rue de la République qui immobilisent les convois, attaques de soldats, participation à la prise de la mairie de Montreuil, combats boulevard de Verdun et route de Chelles, constructions de barricades en ville, renfort au parc Montreau, prise d’un dépôt d’armes à Villemomble, combats sur la route stratégique n° 42, Fort de Nogent, etc. Les hommes se sont bien battus. Les pertes sont lourdes. Mais la ville est libérée. 

Comme le capitaine Hournat, Georges Kraft connaîtra quelques ennuis judiciaires après la guerre. Le garagiste de Fontenay-sous-Bois, résistant de la dernière heure, a conservé des armes et les a cachées dans son sous-sol. Elles seront découvertes par les nouveaux propriétaires des lieux un ou deux ans plus tard et la police remontera la piste jusqu’au chef d’état-major du bataillon Liberté qui sera accusé de détention de matériels de guerre. Nous sommes en 1949, la Guerre-Froide bat son plein. Maud, de son côté, épousera en 1946 son camarade de résistance Charles Avisse. Elle aura l’occasion de raconter à ses enfants les privations, les heures de queue devant les magasins, le trousseau vendu pour acheter de la nourriture,  la peur ressentie lors des bombardements et le réflexe de se réfugier dans les angles de la pièce là où les murs sont le plus solide. Elle leur avouera que pour tromper la faim elle s’était mise à fumer, qu’elle portait souvent les vêtements de son père faute de pouvoir trouver à s’habiller. Elle leur parlera de sa peine d’avoir perdu tant d’amis…

Georges Kraft est décédé en 1967, Marthe en 1965, Maud en 2004. D’origine allemande ils avaient choisi de se battre pour leur patrie d’adoption. Georges aimait dire : « S’il était à refaire, je referais le même chemin ».

Un grand merci à Jean-Claude Kraft, son fils, et à Elisabeth Avisse, sa petite-fille, qui ont bien voulu nous faire partager leurs souvenirs.