Pol à Édouard

Le mercredi 23 août, à 20h40, un curieux message arrive au cabinet du Préfet de police :

Pantin : Pol à Édouard : "Mission remplie. Hommes menés jusqu'à Longjumeau en voiture et lâchés ensuite à pied."

Lire ici l'enregistrement des communications téléphoniques reçues à la Préfecture du 20 au 26 août 1944


Comme je le suggère dans cette page…  Édouard est vraisemblablement Edgard Pisani, 26 ans, qui vient d'être nommé directeur de cabinet du nouveau Préfet de police (en 1946 plus jeune préfet de France, futur sénateur, député et ministre). Le voici, de profil et barbu, au second plan, derrière le Préfet Luizet dans la cour de la Préfecture de police nouvellement baptisée Cour du 19 août.

Mais qui est ce « Pol » qui appelle de Pantin pour annoncer que des hommes ont été conduits à Longjumeau puis lâchés à pied ? De quelle mission sont-ils chargés ? La réponse se trouve aux Archives nationales (72 AJ/62/II dossier 5. Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale : rapports d'activité de policiers d'août à septembre 1944).

Là on peut découvrir quatre rapports de l’agent Pol Lescallier, des Services techniques de la Préfecture de police.

Surpris par l’ordre de grève générale alors qu’il se trouve au commissariat de Pantin, il se met à la disposition de commissaire Le Menn et assure une permanence à la mairie. Mais très vite la proximité de deux trains allemands en gare de Pantin rend la position périlleuse ; le commissariat est replié sur un PC reconnu à l’avance. De nombreux incidents éclatent en ville, prises d’otages dans la population, destruction du drapeau français devant la mairie ; Lescallier doit même trouver, sous la menace, trois coiffeurs pour les militaires allemands. Curieuse demande de la part du commandant des troupes ? Il participe à quelques coups de mains et parvient à capturer avec son camarade Cabrol deux soldats pour récupérer leurs armes. Le 23 août à 5h00 du matin il se décide à agir. Les Allemands font régner la terreur dans la ville, l’un des trains est équipé de canons de D.C.A ; il faut demander un bombardement de la gare par les Alliés.


vue aérienne de la gare et du canal de Pantin

Lescallier téléphone aux Services techniques pour savoir s’il y a un poste émetteur T.S.F disponible. Il y en a deux, lui répond-on, mais il n’est pas sûr qu’ils fonctionnent. À 8h30, avec les chauffeurs Lambry et Lesage et l’opérateur radio Barnabé, il se rend à bord d’une voiturette de police aux garages des S.T, boulevard de l’Hôpital. L’ingénieur Garnier lui apprend que les postes fonctionnent mais qu’aucune réponse des Alliés n’a encore été enregistrée. Lescallier envisage alors l’envoi d’un agent de liaison à la rencontre des Américains. Garnier lui conseille de s’adresser au cabinet du Préfet de police et de demander Édouard. Direction la Préfecture de police. Édouard, lui non plus, n’a aucune liaison radio avec les Américains et accepte l’idée du messager. Le responsable du télégraphe et le chef opérateur T.S.F de la Police municipale rédigent un message indiquant la longueur d’onde et les plages horaires de trafic à remettre aux Alliés. Lescallier se voit confier également une grille de chiffrage pour coder les échanges. Impossible de sortir de la Préfecture ; elle est attaquée par des chars. Enfin la voie est libre. Un détour à une adresse où a été signalée la présence d’un jeune homme, parlant couramment l’anglais, qui vient de passer huit jours avec les Alliés en Normandie. Hélas, il n’est pas là. Retour au commissariat de Pantin. Le commissaire Le Menn approuve la mission. Barnabé se porte volontaire. Le gardien Weniger, qui parle allemand, accepte de servir d’interprète en cas de mauvaise rencontre. Les troupes alliées sont signalées vers Arpajon. Les documents sont cachés dans une boule de pain. Une lettre a été rédigée : l’épouse de Barnabé appelle à l’aide ; leur fils est gravement malade, il faut l’opérer d’urgence à Paris. Elle servira d’alibi à leur présence sur la ligne de front. À 18h30 c’est le départ. Lesage est au volant. À Montrouge l’équipage est reconnu par l’opérateur radio Gasdoué qui s’offre comme guide ; il connaît parfaitement la région. 19h30, Longjumeau est atteint. Barnabé et Weniger descendent de la voiturette. Lesage et Lescallier regagnent le commissariat de Pantin. Le message part au cabinet du Préfet de police : « Pantin : Pol à Édouard : Mission remplie. Hommes menés jusqu'à Longjumeau en voiture et lâchés ensuite à pied. »


la mairie de Pantin

Barnabé et Weniger pourront raconter leur périple le 26 août :

Des habitants de Longjumeau leur signalent la présence des Allemands plus au Sud, vers Montlhéry et Arpajon. Un premier barrage. Ils se font repousser sans ménagement. La nuit est tombée. À travers champs, ils parviennent quand même à passer les lignes. Vers 22h00, alors qu’ils ont parcouru environ cinq kilomètres, un violent orage éclate. Au dessus de leurs têtes ils entendent également les échanges d’artillerie. La position n’est pas confortable. Les deux hommes décident de gagner une grange pour se mettre à l’abri et faire le point. Mal leur en a pris. Elle est occupée par des soldats allemands qui ne croient pas à leur alibi, les frappent et les enferment dans un réduit. Les tirs déchirent la nuit ; les obus se rapprochent. Vers 4h00 du matin les Allemands abandonnent la position. Ils oublient leurs prisonniers qui attendent quelques minutes, forcent la porte et se précipitent vers la grande route. Quelques centaines de mètres plus loin ils découvrent une Jeep montée par deux soldats alliés. Ce sont deux Français de la Division Leclerc. L’un est Alsacien. Barnabé et Weniger expliquent le but de leur mission. Un peu de patience ! La prise de Longjumeau est en cours.


Convoi de la 2ème DB dans Longjumeau (photo Fournier & Eymard)

Voilà ! C’est fait ! Les deux policiers sont présentés au commandant de la Horie puis au colonel Billotte. Le message est transmis. La libération de Paris est une affaire d’heures. Qu’ils prennent place dans des véhicules de la Division pour regagner la capitale ! Barnabé en trouve une immédiatement dans la Jeep du soldat Luciani, il servira de guide. Antony, Fresnes, le Kremlin-Bicêtre… Paris le 25 août au petit matin. Weniger suivra avec les gros des troupes et arrivera le 25 au soir.


L’activité du gardien Pol Lescallier ne s’est pas arrêtée là. Le 25 août au matin, apprenant que le commandant du détachement allemand qui occupe la Chambre de commerce de Pantin envisage de quitter les lieux, il se rend sur place pour négocier une éventuelle reddition. L’officier ne veut pas se rendre. Il s’engage simplement à ne pas détruire les marchandises contenues dans les hangars à la condition qu’aucun coup de feu ne soit tiré sur ses hommes lors du départ. Accompagné du lieutenant des FFI René, Lescallier parlemente. La discussion est interrompue quelques minutes ; il faut trouver un médecin, un soldat allemand a été blessé par des FFI sur le canal près des Établissements Félix Potin. Lescallier s’en charge. Cela lui permet d’entamer une conversation avec le feldwebel qui le suit. Les troupes sont démoralisées ; elles voudraient se rendre. De retour auprès du capitaine allemand, il brosse un tableau de la situation : le général Leclerc est entré dans Paris ; les Américains coupent la route de Meaux ; les trains de DCA sont partis de Pantin. Les Allemands ne feront pas deux kilomètres sans être attaqués par les FFI. Le capitaine tente de biaiser. Que Lescallier et ses hommes accompagnent ses troupes jusqu’au pont de Bobigny. Refus ! Leur sécurité ne sera assurée que pour la sortie de la Chambre de commerce. Le capitaine annonce que le départ s’effectuera à 10h30. Lescallier mobilise les FFI du lieutenant René et des effectifs du commissariat de police qui prennent place autour de la Chambre de commerce. À 11h30 problème. Un autocar ne peut pas démarrer.


Bus parisiens

Impossible d’allumer le gazogène, le bois est mouillé. Le feldwebel indique à Lescallier qu’il est à l’origine de cette panne. Le capitaine fait vider le véhicule. Il partira avec six voitures de tourisme, trois camionnettes et un seul car. L’armement est modeste : trois mitrailleuses, trois fusils mitrailleurs, quelques mitraillettes et fusils Mauser. Lescallier découvre parmi les hommes une femme et son bébé de sept mois. Il propose qu’elle reste sur place et soit confiée à la Croix-Rouge. Non, répond le capitaine, elle est l’épouse d’un fonctionnaire allemand actuellement en Allemagne ; de son côté la femme manifeste sa crainte d’être égorgée par les Français. À 12h30 c’est le départ. Aussitôt le dernier véhicule sorti, Lescallier fait investir les lieux et barricader l’entrée principale. Une heure plus tard deux chars allemands pointent le bout de leur nez mais repartent sans tirer.

Puis, avec le commissaire Le Menn, Lescallier procède à l’arrestation de l’ingénieur civil allemand Karl Riebe, 40 ans, qui s’était réfugié rue Hoche à Pantin chez M. Raugel. Belle prise ! L’homme donne la clef du coffre-fort dans lequel il a rangé tous les plans de câblage des lignes électriques de l’aérodromme du Bourget. Arrivés au groupe scolaire Édgard Quinet, où se trouve son bureau, les policiers constatent que le coffre a été forcé. Heureusement les cambrioleurs ont laissé les documents qui sont immédiatement portés au chef du 2ème Bureau.

L’agent Lescallier regagnera les garages de la Préfecture de police à la fin de l’insurrection. Les rapports ne font pas état d’une éventuelle décoration pour services rendus.