Un Américain à Paris

Journal Libération du 25 août 1944

Trois représentants de l'American Legion, association d'anciens combattants américains, ont remis, hier 24 août, un drapeau américain à Alexandre Parodi, alias Cérat, délégué général du Gouvernement provisoire de la République française. Ce drapeau, qu'ils ont précieusement conservé durant toute l'occupation, avait été hissé la première fois au sommet de la Tour Eiffel en 1927, lors de la visite d'une délégation. 

Mais ces vétérans de la Grande Guerre qui se nomment Georges Lupp, Norman Lewis et Ferdinand Lambrecht ont également réussi à soustraire aux occupants allemands leurs réserves … de whisky ! 

Installés en France depuis de nombreuses années, ils ont vécu clandestinement à Paris après l'entrée en guerre des Etats-Unis. Eux qui se sont portés volontaires en 1917, ils se sont bien promis d'accueillir leurs cadets, les généraux Patton, Bradley, MacCann et MacNellis, qui viennent à leur tour libérer la France. Et pour fêter cela il y aura du whisky … du bon ! du vrai ! Les locaux de l'association, rue Pierre Charron, ont été nettoyés en l'honneur des futurs visiteurs.

Georges Lupp, 81 ans, le doyen, les hommes d'affaires Ferdinand Lambrecht, Ross et Ducckly Leroux, l'ancien boxeur de Chicago William Joller, descendant d'un combattant nordiste de la Guerre de Sécession ainsi que le banquier Norman Lewis les attendent de pied ferme. Surtout le général MacNellis qui a été signalé dans les faubourgs de Paris. Avant guerre, alors colonel, il était le président de l'American Legion.

Norman Lewis a été emprisonné au camp de Compiègne, il y a quelques mois. Blessé à la jambe par une sentinelle allemande, hospitalisé au Val-de-Grâce grâce à l'intervention du consul de Suisse et enfin libéré mais assigné à résidence à Paris, il se fait une joie d'accueillir ses jeunes compatriotes. Vingt-six ans plus tôt il a connu la même ferveur populaire parisienne, le jour de l'Armistice.

Le 25 août 1944 le commandant Massu et ses hommes réduisent la garnison de l'hôtel Majestic, siège du Militärbefelshaber in Frankreich (commandement militaire en France) situé avenue Kléber. Au Ministère de la Santé publique dont les fenêtres donnent sur la place de l'Etoile, on observe avec attention les événements.

Léon Julliot de la Morandière, professeur à la Faculté de droit, se trouve là avec sa femme et sa fille et témoigne : "De là on découvre toute la place de l'Etoile. Le temps est splendide. Le soleil presque au zénith éclaire un peu crûment l'Arc de Triomphe…/… Un tank allemand vient sans doute de faire explosion car une détonation plus forte s'est fait entendre et dans le ciel monte un nuage de feu et de fumée. On n'aperçoit pas les péripéties de combat de l'autre côté de la place  mais on les devine : motocyclistes apportant des ordres, chars se déplaçant vers la zone de combat…/… Voici un groupe de prisonniers, une quarantaine encadrés par nos soldats. La foule les hue. En tête marchent trois officiers dont l'un encore très jeune paraît crâner. Le cortège arrive devant nous pour pénétrer dans l'avenue de Wagram. Soudain s'élève un nuage de fumée blanche, une grenade sans doute. Le soldat français qui se trouve de mon côté tombe… Qui a lancé la grenade ? La réaction des soldats français est immédiate. Ils tirent sur les prisonniers allemands et en abattent un certain nombre… la foule se sauve dans toutes les directions. Très vite la fusillade s'apaise. Des voitures d'ambulance arrivent. L'abbé Orliaguet, venu à bicyclette, s'avance et fait un signe de croix sur les cadavres…/… La bataille est terminée. Nous descendons. Et là nous apprenons qu'une jeune dactylographe * du Ministère vient d'être tuée par une balle perdue sur la terrasse qui, du bureau du Ministre, fait face à l'Etoile.

* La jeune dactylographe se nomme Jacqueline Lechat; âgée de 30 ans elle vit avec ses parents à Colombes. L'hôpital Marmottan enregistre son décès à 15h10.

La fusillade reprend peu après. On dit que quelqu'un a tiré depuis l'avenue de Mac-Mahon sur les tanks français. Ceux-ci ont riposté. Nous quittons les salons en bordure de la place de l'Etoile et nous réfugions dans le bureau des secrétaires. L'alerte passée nous revenons. Le spectacle devient passionnant. Les troupes françaises arrivent de plus en plus nombreuses. Tanks, camions-mitrailleuses, petites autos d'officiers munies de TSF, puissantes voitures de nettoyage… le matériel est américain comme l'armement. Mais chaque tank porte le nom d'une de nos provinces : Auvergne, Lauragais, Gascogne, Vivarais etc…/… A cinq heures je me décide à aller faire un tour dans la foule. Je prends une ou deux photos. Toutes les femmes ont une cocarde tricolore au corsage ou dans les cheveux, les hommes au revers de leur veston. Chacun a amené ses gosses… de tout petits brandissent des drapeaux…/… Tout d'un coup, un coup de feu, un second, puis une rafale… les salauds ! ils tirent d'où ? de là ! Et l'on montre un immeuble situé entre l'avenue de Wagram et l'avenue Hoche, l'ancien immeuble de la L.V.F (Légion des volontaires français) paraît-il. Sur les façades quelques maigres drapeaux. Personne aux fenêtres. De nouveau quelques balles. Les soldats américains épaulent leurs fusils-mitrailleurs, mettent leurs mitrailleuses en batterie. Comme les coups reprennent les mitrailleuses entrent en action. C'est immédiatement un crépitement continu. La foule ne peut se sauver. Elle se jette à terre. Je fais comme ceux qui m'entourent. Les balles sifflent par centaines, par milliers au dessus de nos têtes. Je vois les balles traçantes cribler la façade de l'immeuble de la L.V.F et aussi des immeubles voisins… Mon coeur se serre. Un des immeubles visés est celui du Ministère de la Santé. Pourvu qu'Irène et Minou (sa femme et sa fille) aient eu le temps de se mettre à l'abri de cette grêle de projectiles. De longues minutes se passent avant que le feu cesse. Les gens se lèvent. On me dit que le Ministère a été atteint par la fusillade. Je me hâte vers la rue de Tilsitt. A l'entrée des infirmiers s'agitent. Des brancards. Il y a donc des blessés ? Oui plusieurs. Je gagne le hall. Sur un fauteuil une femme étendue, jupe grise; corsage blanc couvert de sang. C'est Madame Angot, la tête enveloppée d'un pansement léger. Une balle dans le maxillaire inférieur côté droit. Ce ne sera rien dit son mari. Je descends quelques marches et tombe sur un petit groupe de femmes réfugiées dans une petite pièce. Irène et Minou sont là. J'apprends que M. Lewis, le président de l'American-Club (j'ai cru quelque temps qu'il était président de la Croix-Rouge américaine) a été tué et que Madame Justin-Bezançon est blessée au ventre…

Venu au Ministère apporter à ses amis une bannière étoilée qu'il avait précieusement conservée pour l'occasion, Norman L. Lewis a été mortellement atteint au cours de la fusillade.  Âgé de 51 ans, marié à une Française et père de deux enfants, il avait fondé une banque place Vendôme, était président du TNT club, directeur de la Chambre de commerce américaine et officier de la Légion d'honneur. C'est l'ambassade américaine qui lui avait demandé de rester à Paris. Léon Julliot de la Morandière écrit que ce sont des soldats américains qui tirent sur la façade du Ministère. Il s'agit plus vraisemblablement de soldats de la 2ème Division blindée présents en nombre sur la place de l'Etoile tandis que les GI's sont entrés dans la capitale par la Porte d'Italie pour se diriger vers le cours de Vincennes. Les Français étant équipés à l'américaine, la confusion était facile. Et cela est confirmé par un rapport américain date du 25 septembre 1944 relatant les circonstances du décès.

 

Un grand merci à Jessica, la petite-fille de Norman L. Lewis.