Paul Turgné ne verra pas la victoire

Paul Turgné est entré à la Préfecture de police en février 1928 comme gardien de la paix. Il passe avec succès le concours d'inspecteur en 1937 et, le 19 septembre, est affecté en qualité d'inspecteur spécial à la 4ème section des Renseignements Généraux. Marié et père d'un enfant, il est domicilié dans le 13ème arrondissement.

Au début de la "Drôle de guerre" les syndicats de police sont suspendus; l'occupation allemande entraîne leur dissolution complète. A quelques exceptions près toutes les associations de personnels subissent le même sort.  L'Union des combattants de 1914-1918 est l'une des rares associations épargnées à s'engager franchement dans la résistance sous l'impulsion de son tout nouveau président, Arsène Poncey brigadier des gardiens de la paix au commissariat du 6ème arrondissement.


Vétéran de la Grande Guerre, Arsène Poncey a obtenu l'autorisation spéciale de s'engager pour la durée du nouveau conflit, les policiers et surtout ceux de son âge n'étant pas mobilisables. Dès octobre 1940, de retour dans son commissariat, il prend contact avec une jeune employée du bureau du ravitaillement de la Mairie du 6ème arrondissement (le commissariat est dans le même bâtiment) et met sur pied avec elle une filière de distribution de cartes d'alimentation au bénéfice des prisonniers évadés des stalags allemands. Cette jeune fille lui fait connaître le docteur Chanel et monsieur Méresse par l'intermédiaire desquels il peut entrer en contact avec Londres et ainsi s'enrôler au Comité Français de la Libération Nationale. Le C.F.L.N lui demande d'organiser un mouvement policier. Ce sera le Groupe Valmy rattaché à l'Armée Volontaire. Arsène Poncey en prend la direction sous le pseudonyme de Capitaine Lapeyrouse.

Bénéficiant d'un bureau dans les locaux de la Préfecture, au titre de l'Union des Combattants, le Capitaine Lapeyrouse et son équipe ont à portée de la main le fichier du personnel … Quel outil merveilleux pour recruter de nouveaux adhérents ! Le Groupe Valmy se lance dans la fabrication de fausses cartes d'identité, de tickets d'alimentation et organise une filière pour les prisonniers de guerre évadés. Un nommé Duffaud est plus particulièrement chargé de la transmission, à Londres, des renseignements obtenus sur le terrain.

Paul Turgné, recruté par le Groupe, se chargera de faire passer des juifs en Zone Sud. Son nom apparaît dans une enquête sur ces réseaux; il est incarcéré trois semaines à la prison du Cherche Midi puis finalement relâché faute de preuves.

Fin 1942 le docteur Chanel est arrêté sur dénonciation par une Brigade Spéciale des Renseignements Généraux. Aussitôt prévenu, Arsène Poncey tente de le faire libérer sans succès puis recherche à l'intérieur du Groupe Valmy l'auteur de la trahison.

 Le délateur sera exécuté en février 1943 mais il a livré tout ce qu'il savait. Le capitaine Lapeyrouse est arrêté le 13 mars 1943 en compagnie de Méresse et Vannier.

Chanel et Méresse reviendront de déportation, Vannier sera exécuté, Arsène Poncey est mort dans le camp de Mathausen.

Le Groupe Valmy de l'Armée Volontaire a vécu (*) … Il sera remplacé par Honneur de la Police sous la direction du commissaire Dubent des Services Techniques de la Préfecture qui calque l'organisation de son mouvement sur l'organigramme des services de police parisiens.

(*) Adrien Peltier, Compagnon de la Libération assure la transition (lire)

Paul Turgné, comme beaucoup d'autres, rallie Honneur de la Police. Mais les soupçons qui continuent de peser sur lui ne sont pas du goût de sa hiérarchie aux Renseignements Généraux. Il est mis à pied en novembre 1943. Charles Porte, dit Dédé, de la Délégation Provisoire le charge alors de surveiller les agissements de la Gestapo française de la rue Lauriston, objectif assigné par le Mouvement N.A.P (Noyautage des administrations publiques).

Une nouvelle vague d'arrestations s'abat sur le Réseau. Le commissaire Dubent est incarcéré le 25 décembre 1943, l'inspecteur Turgné le 28 … et combien d'autres dont les livres n'ont pas retenu le nom ?

Dubent disparaît à Buchenwald. Paul Turgné, d'abord incarcéré à la prison de Fresnes, réussit à s'évader du train qui devait le conduire en déportation. Revenu sur Paris il plonge dans la clandestinité. Je n'ai trouvé aucun détail sur ses activités …

Le 19 août 1944, à l'appel des Mouvements de résistance de la police, il se rend à la Préfecture en civil en compagnie de Baranger, un  ex-collègue des Renseignements Généraux. Les patrouilles allemandes fourmillent dans Paris en ce premier jour de l'insurrection. Les deux hommes sont arrêtés à l'angle de la rue Traversière et de la rue Charenton. La proximité de la Gare de Lyon laisse penser que les soldats allemands appartiennent peut-être à la Reichbahnof. Turgné et Baranger sont fouillés. On découvre leurs pistolets et leurs cartes de police… "Policiers … Terroristes !" Un soldat abat Turgné de trois balles de revolver. Transporté sur le champ à l'hôpital Saint Antoine, il y décède le lendemain à 7h00.

En 2000, Nicolas a recueilli auprès de son grand-père Paul Turgné, fils de l'inspecteur Paul Turgné, le témoignage suivant :

Je n'avais que onze ans, les souvenirs sont lointains mais je me souviens de certains détails racontés par mon père à la maison … Tout commença le 18 juin 1940, lors de l'appel du général de Gaulle, mon père Paul Turgné décida de rallier la Résistance au sein du réseau Honneur et Patrie… 1941 est l'année de mise en place des différents réseaux, de l'organisation des passages en zone libre, des départs en avion pour l'Angleterre, des premières opérations contre l'occupant … En 1942, le groupe auquel appartient mon père vient en aide aux Juifs menacés d'arrestation. Travaillant aux Renseignements Généraux de la Préfecture de Police, il lui est possible de consulter les documents concernant les arrestations envisagées … adresses des personnes recherchées et dates des perquisitions … Mon père se déplace beaucoup. Les Allemands enquêtent sur ses absences prolongées, l'arrêtent en mars et l'internent, avenue Foch, siège de la Gestapo. Il sera relâché faute de preuves.


En 1943 des rumeurs circulent sur un éventuel débarquement allié en France, les Allemands deviennent plus suspicieux et agressifs … mon père continue néanmoins ses activités. Une vague d'arrestations s'abat sur le groupe, Paul Turgné est interpellé en pleine rue près de la Préfecture de police et incarcéré dans la cellule n° 2 de la 2ème division du 2ème étage de la prison du Cherche Midi, d'où après vingt jours d'interrogatoires sous la torture il est transféré à Compiègne. Nouveaux interrogatoires … en vain ! Il est alors conduit à Drancy ville trop bien connue pour ses convois pour l'Allemagne.

A l'arsenal de la gare de Drancy, tout en se méfiant des autres prisonniers (les délations ne sont pas rares !) il parvient à obtenir des cheminots français un marteau de 7 kilogrammes servant au démontage des rails.

Quelques jours plus tard le bruit court qu'un train est prévu pour Dachau. Le soir du départ, déjouant la surveillance des sentinelles allemandes, Paul Turgné monte dans le wagon, son précieux outil pendu au cou. Soixante à quatre-vingt personnes s'entassent dans un espace prévu pour à peine quarante hommes.

Le train démarre …

Direction Vitry le François. Avec des camarades il entreprend de défoncer à coups de marteau quelques planches du toit du wagon et au moment propice ils sautent du train en marche sous le feu des mitrailleuses postées aux extrémités du convoi. Après s'être caché toute la nuit dans les fourrés, le petit groupe est accueilli dans plusieurs fermes.

Restauré, toiletté, mon père se voit offrir par son hôte les vêtements du fils requis pour le STO. Quatre jours plus tard, les contacts nécessaires ayant été pris, il peut quitter les lieux et par petites étapes rejoindre la région parisienne.

Il s'installe alors à Saint-Maur des Fossés, dans le quartier d'Adamville, dans une sorte de garage désaffecté. Les Allemands le recherchent activement et nous rendent souvent visite à la maison … perquisitions, tiroirs retournés, fouille des armoires et des conduits de cheminée … Ces hommes viennent toujours à trois : deux qui inspectent, un qui interroge … en posant ostensiblement son Lüger sur la table. Une fois, je me souviens, il est resté deux jours consécutifs, espérant que mon père se présenterait.

Ayant repris ses activités au sein du mouvement Honneur de la Police, papa se déplaçait beaucoup et très rapidement. Il se rendait à vélo dans Paris, empruntant essentiellement des petites rues. Ma mère lui rendit visite quelques fois, elle aussi à vélo et le plus discrètement possible.

Le 6 juin les Alliés débarquent en Normandie. Mon père, qui a été muni de faux papiers, peut reprendre ses missions entre Saint-Maur des Fossés et la Préfecture de police. Le 19 août, dans la soirée, en compagnie de l'inspecteur Baranger il circule dans la rue de Charenton … Une patrouille allemande tente de les arrêter. Mon père est armé, il ne répond pas aux sommations, une rafale de mitraillette l'abat sur place. Transporté à l'hôpital immédiatement il ne peut, lui le donneur de sang, bénéficier d'aucune transfusion et décède le lendemain matin à 7h00.

Le bulletin d'information des Mouvements Unifiés de la Police Parisienne, dans son numéro 4 de juillet 1945, rend compte de la cérémonie qui s'est déroulée le 20 juin  à l'occasion de l'inauguration d'une plaque commémorative à la mémoire de l'inspecteur Paul Turgné, et indique qu'il a été cité à l'Ordre de la Nation, fait chevalier de la Légion d'Honneur et décoré de la Croix de Guerre.

Un grand merci à Nicolas qui nous a fait parvenir ces détails et ces documents extraits de ses archives familiales.