L’Usine à gaz de Gennevilliers

Le 19 août 1944 les soldats allemands se montrent bien nerveux dans les rues de Gennevilliers, commune industrielle de 25 000 habitants située à 7 kilomètres au nord-ouest de Paris qui abrite de nombreuses usines bombardées à six reprises pendant l’occupation. Leur important Pi-Park (Pionier-Park ou parc de matériel) installé sur l’actuel port de Gennevilliers a beau être protégé par une vingtaine de blockhaus et trois abris, les nouvelles qui arrivent de la capitale ne sont pas rassurantes. Les « terroristes » se sont emparés de la Préfecture de police, ils n’hésitent pas à attaquer les soldats isolés, les Alliés approchent. Ce camp du Génie a reçu plusieurs visites du maréchal Rommel car on y étudie de nombreuses innovations techniques en matière de fortification. Un renfort de parachutistes a été affecté à sa protection, il y aurait une dizaine de blindés et une quarantaine de camions. Mais le colonel Habitsch, commandant du Park, a fait détruire toutes les maquettes des nouveaux bunkers avant de gagner le Front de Normandie où il a pris un commandement et de nombreux soldats ont été vus quittant les lieux depuis quelques jours. A proximité du Park s’élève l’Usine à gaz de la Société d’éclairage, chauffage et force motrice (EFCM), l’une des plus puissantes d’Europe qui emploie plus de 2 000 personnes et alimente en énergie Paris et sa banlieue.

à gauche le Pi-Park allemand, à droite l’Usine à gaz construite en 1904

Madame Bouquaut, directrice de l’école de la rue de l’Arbre-Sec à Gennevilliers, rapporte que des coups de feu ont été tirés près de l’avenue des Grésillons tuant deux femmes (Suzanne Desforges et Joséphine Tonati – ndlr), en blessant une troisième. Les soldats arrivés par camions ont sillonné le quartier et ouvert le feu sans raison. Le lendemain 20 août nouvelle mitraillade mais les habitants méfiants se sont cachés. Pas de victime. Le 21 les FFI s’emparent de la mairie. Les 22 et 23 rien de particulier à signaler mais les stocks d’alimentation de la ville sont sous haute protection. Le 24 des convois allemands circulent le long des quais de la Seine. Des barricades sont érigées sur les ponts d’Épinay, d’Asnières et de Clichy. Une mitraillette prise sur un soldat allemand capturé en ville vient enrichir le maigre armement des FFI. Dans une maison on a découvert un fusil Mauser et quelques grenades. Le 25 un autre soldat est fait prisonnier et dépouillé. Vers 10h00 un appel est lancé aux volontaires suffisamment armés : il faut assurer la garde du pont de chemin de fer et la gare. En début d’après-midi la barricade est abandonnée et les FFI se portent vers l’Usine à gaz menacée par une troupe d’environ trente hommes très bien équipés qui possèderaient également un canon de 37mm. Ils sont sortis du Pi-Park, arrêtent les civils pour prendre les bicyclettes et se dirigent vers l’Usine. Première escarmouche. Deux FFI sont tués, deux sont blessés. Les Allemands font sauter un bâtiment et pénètrent dans les locaux. Puis ils se retirent et traversent la Seine sur la passerelle reliant Gennevilliers à Epinay mais les FFI ne peuvent les poursuivre car ils ont obligé des civils à accompagner leur retraite. Il y aurait eu quatre soldats tués  ou blessés dans les rangs allemands.

1-le Pi-Park  2-l’Usine à gaz  3-l’endroit où est tombé Frédéric Chazottes  4-la barricade du pont de Clichy

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Frédéric Chazottes et son fils Roger faisaient partie des FFI de la barricade qui se sont affrontés aux soldats.

Frédéric est né le 5 janvier 1897 à Montpellier (34) dans une famille de cultivateurs. Pendant la Grande Guerre il est mobilisé dans l’infanterie et porté disparu le  4 mai 1917 devant le fort de Brémont près de Reims dans la Marne. En fait, blessé par éclat d’obus il a été fait prisonnier et sera rapatrié le 11 décembre 1918. Installé en région parisienne après la guerre, il épouse Léontine en 1921 et se fait embaucher à la Société EFCM de Gennevilliers comme machiniste mais se retrouvera bien vite chef d’équipe. La famille s’est installée 137, boulevard d’Épinay. Frédéric est un sportif passionné : championnats de France amateurs de boxe, membre du Comité du SOM (Sports olympiques de Montpellier), boules lyonnaises à l’Amicale de Gennevilliers.

En 1939 à la déclaration de la guerre il est classé « affecté spécial »  au titre de la Société EFCM car son poste civil est considéré comme indispensable à l’industrie travaillant directement ou indirectement pour la Défense et de plus, âgé de 42 ans il est père de trois enfants. 

Mai 1940, la Bataille de France, la défaite. Les Allemands s’installent à Gennevilliers. Frédéric milite dès 1941 dans le mouvement de résistance du secteur Ouest tout en poursuivant ses activités à l’Usine à gaz. 

en famille : à  gauche juillet 1941, à droite mars 1943 (1-Frédéric ; 2-Roger)

9 avril 1942, la Royal Air Force survole Gennevilliers. La D.C.A du Pi-Park ouvre le feu et abat un avion qui vient s’écraser le long d’un mur de l’Usine. Frédéric et son fils Roger, 20 ans, se précipitent pour venir en aide aux éventuels survivants. Hélas tout l’équipage est mort. Les Allemands ayant repéré leur manège arrosent la carcasse de l’avion de leurs balles. Les deux hommes sont coincés dans l’épave. Les chasseurs anglais mitraillent à leur tour les soldats du Pi-Park permettant ainsi à Frédéric et à son fils de sortir les corps des aviateurs et d’aller les cacher aux Cokeries de la Seine non loin de là. Le 1er mai des mains anonymes déposeront des bouquets de muguet sur la carlingue de l’avion.

boulevard Dequeuvauvilliers le monument des aviateurs anglais

6 juin 1944, le débarquement allié en Normandie suivi d’une bataille qui n’en finit pas aux yeux des Parisiens impatients de recouvrer leur liberté. Début août les Américains percent enfin. En région parisienne les états-majors allemands commencent à plier bagages. Les troupes font sauter quelques unes de leurs installations et sabotent ce qu’elles ne peuvent emporter. Un ordre de mobilisation générale des FFI est lancé par le colonel Rol-Tanguy. S’armer sur l’ennemi, l’empêcher de circuler librement, protéger les usines, centraux téléphoniques, centrales électriques et autres points névralgiques des destructions allemandes.

Le 25 août 1944 le sous-lieutenant des FFI Frédéric Chazottes tient avec ses volontaires la barricade du pont d’Épinay quand la patrouille allemande est signalée s’approchant dangereusement de l’Usine à gaz. Bien qu’insuffisamment armés les hommes partent à sa rencontre et engagent le combat. Frédéric, mortellement atteint d’une rafale de mitrailleuse s’écroule sur le trottoir devant le n° 178 de l’avenue du Pont d’Épinay (aujourd’hui avenue Marcel-Paul). Son fils Roger qui se tenait au milieu de la route parvient à s’enfuir sous les balles et se réfugie dans l’Usine où il se cache pendant plus d’une heure sous une lessiveuse. Les Allemands rentrent dans les bâtiments et au cours de leurs recherches abattent le pompier de l’établissement Raymond Boyer, 40 ans. Le deuxième FFI tué lors de l’escarmouche citée par Madame Bouquaut doit être Roland Garnier, membre de l’Organisation civile et militaire (OCM), signalé comme tombé au Pont d’Épinay le 25 août (aux archives de la Préfecture de police ont peut découvrir qu’une enquête commune de décès a été ouverte par le commissariat d’Asnières pour les trois hommes). Mais au cours de leur retraite les Allemands font une dernière victime, le sapeur Étienne Bel, 20 ans, de la 27ème compagnie des sapeurs-pompiers de Paris qui assurait la garde de son poste d’observation n° 8 à l’entrée du pont et qui a été mitraillé alors qu’il refermait vivement la fenêtre du local.

le cortège sort de l’Usine, des bâtiments de l’époque ne subsiste aujourd’hui que la grille en fer forgé

Le 28 août 1944 ont lieu les obsèques de Frédéric Chazottes et de Raymond Boyer en présence du personnel de l’Usine à gaz et des personnalités civiles et militaires de la commune. Une stèle commémorative sera érigée à l’endroit même où est tombé Frédéric et une plaque sera apposée à l’intérieur de l’Usine à la mémoire de Raymond (qu’est-elle devenue lors de la disparition des bâtiments ?).

178 avenue du Pont d’Épinay (aujourd’hui avenue Marcel-Paul), les lieux ont bien changé, l’Usine a disparu

Le 25 janvier 1945 le sous-lieutenant des FFI Frédéric Chazottes du secteur Ouest SS7/Gennevilliers-Asnières est cité à l'Ordre du Corps d'Armée à titre posthume par le général Koenig, gouverneur militaire de Paris et ex-commandant en chef des FFI :

Motif de la proposition : n’a pas hésité, malgré l’infériorité de son armement, à attaquer un ennemi supérieur en nombre, faisant preuve des plus grandes qualités combattantes. Tué au Pont d’Épinay le 25 août 1944 au cours d’un engagement contre une patrouille ennemie. Cette citation comporte l’attribution de la Croix de guerre avec étoile de vermeil.

 

On remarquera la signature du colonel de Marguerittes alias Lizé, commandant les FFI de la Seine sous les ordres du colonel Rol-Tanguy, chef des FFI de la région P1 Ile-de-France.

 

En 1969 la ville de Gennevilliers inaugure 170, avenue du Pont d’Épinay son nouveau stade de football, le stade Frédéric Chazottes. Parmi les joueurs du Racing club de Paris-Sedan, un certain Claude Chazottes, petit-fils de Frédéric, que je remercie ici d’avoir bien voulu nous faire partager tous ces documents parmi lesquels ce dernier :

où l’on découvre que le Président de la Commission départementale de la Seine atteste le 26 janvier 1946 que M. Chazottes Frédéric des Forces françaises de l’intérieur du 18 au 25 août 1944 ne s’étant pas porté volontaire pour souscrire un engagement pour la durée de la guerre a été libéré et mis en congé le 25 août 1944… Subtilité des formulaires administratifs.