L’inconnue du boulevard Diderot

Ce samedi 19 août 1944 les Allemands qui sillonnent les rues à proximité de la gare de Lyon semblent particulièrement nerveux. Il est vrai que depuis une semaine la capitale connait une forte vague de chaleur, les nuits sont lourdes, le thermomètre flirte quotidiennement avec le 30°. Mais tôt ce matin, alors qu'ils avaient disparu de la circulation depuis cinq jours s'étant mis en grève, les policiers ont investi la Préfecture dans l'Île de la Cité et hissé un drapeau tricolore. La nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre. Vers 10h00 le Comité local de libération s'empare de la mairie avenue Daumesnil. L'insurrection parisienne est lancée alors que les forces alliées sont encore en Normandie. 

La gare de Lyon est fortement tenue par les cheminots de la Deutsche Reichsbahn aidés par de nombreux soldats qui vont lancer des patrouilles dans le quartier afin d'en assurer la sécurité. Ils occupent également le pâté d'immeubles situé à l'angle des rues de Bercy et Traversière, des locaux avenue Daumesnil sous la voie de chemin de fer et plusieurs hôtels rue de Lyon.

barrage rue Traversière à l'angle de la rue de Bercy

Vers 12h30 une rumeur se répand : un couvre-feu serait fixé à 14h00. Vers 15h30 des voitures avec haut-parleur (françaises ? allemandes ?) invitent les habitants à rentrer chez eux et à verrouiller portes et fenêtres. Les écoles du quartier ferment à leur tour et les élèves sont reconduits chez leurs parents.

Soudain un coup de feu éclate devant le 68 boulevard Diderot. Un soldat allemand s'effondre. Qui a tiré ? Nul ne le sait. Ses camarades de patrouille investissent aussitôt l'immeuble et se ruent dans les escaliers en tirant dans les couloirs. Au deuxième étage une femme est tuée chez elle. Les autres locataires s'enfuient par les étages supérieurs, cherchant une issue par les toits… (témoignage de M. Brindejonc, directeur de l'école de garçons 40, boulevard Diderot-Archives du Comité d'histoire de la Deuxième guerre mondiale).

Après la guerre une plaque commémorative est fixée sur le mur de l'immeuble, près du porche d'entrée. "Ici une Française…". Chaque année, jusqu'en 2016, la Mairie de Paris la fleurira à l'occasion des commémorations des 8 mai, 14 juillet, 25 août et 11 novembre.

Mais en 2017 une société effectue des travaux de ravalement sur l'immeuble. La plaque est bien sûr déposée. Aujourd'hui les travaux sont terminés et la plaque n'a pas été réinstallée contrairement à ce que prévoit le code de l'urbanisme. L'employé de la Mairie fleurit un anneau fixé dans un mur… (merci à l'historique de Street View)

 

Qui était donc cette Française inconnue dont la trace a complètement disparu aujourd'hui ?

En consultant la main-courante du commissariat du 12ème arrondissement aux Archives de la Préfecture de police, je suis tombé un jour sur une liste de personnes tuées par les Allemands au cours des journées des 19, 20 et 21 août 1944. Parmi elles une certaine CAMILLE Emilie, 59 ans, 68 boulevard Diderot. 

Mais sur les registres de décès de la mairie du 12ème (en ligne sur le site des Archives de Paris) pas d'acte à ce nom. Il faudra les éplucher un à un pour découvrir enfin une Emilie, Pauline, Camille PONSARDIN domiciliée 68, boulevard Diderot, décédée le 20 août 1944 à 8h00 du matin à l'hôpital Saint-Antoine. En marge de l'acte la mention "Morte pour la France" datée du 19 mars 1945. Aux Archives de Paris, boulevard Serrurier, on peut lire sur une liste établie en septembre 1944 par l'hôpital Saint-Antoine qu'elle a été "mitraillée dans la rue" et sur le registre des Pompes funèbres qu'elle a été inhumée le 24 août 1944 au cimetière d'Ivry puis exhumée le 17 février 1948 pour être transportée à Paris (sans précision du cimetière).

Emilie Ponsardin, employée de bureau célibataire, était née à Nevers le 8 août 1885 de parents boulangers installés 7, place Mossé. Une recherche sur Google Maps permet de savoir qu'il y a toujours une boulangerie à cette adresse mais que les murs sont à vendre.

En remontant sa généalogie sur le site des Archives départementales de la Nièvre j'ai découvert que son père, Emile Ponsardin, était mort le 6 septembre 1893 à l'âge de 33 ans à La-Charité-sur-Loire, laissant une veuve et deux fillettes Emilie, 8 ans, et Lucile, 3 ans, dont l'acte de naissance précise en mention marginale qu'elle est décédée le 1er septembre 1972 à Paris 12ème. Une nouvelle visite sur le site des Archives de Paris nous apprend que, retraitée et célibataire, Lucile était domiciliée 68 boulevard Diderot. 

Soit les deux soeurs "montées" à Paris vivaient ensemble, soit Lucile avait récupéré l'appartement d'Emilie après la guerre. Ce qui est curieux tout de même c'est que Lucile, qui est passée tous les jours devant cette plaque commémorant une "Française tombée pendant les glorieuses journées de la Libération" n'en ait pas demandé la rectification en mémoire d'Emilie.

Il ne reste plus qu'à découvrir la provenance de cette photographie d'Emilie Ponsardin découverte récemment sur le site Mémorial Genweb. Ce médaillon ovale fait penser à une photo sur une tombe. J'ai tenté de contacter le contributeur. J'attends toujours sa réponse.