Le lendemain matin, grand branle-bas. Les Américains sont, paraît-il, aux portes de Paris.
La Mairie du 7ème étant le plus solide bastion de la Résistance du quartier (sic), les Allemands ont décidé de l’attaquer en masse. Brondin est dans ses petits souliers.
– Les gars, on peut pas rester là. On va juste laisser ici une poignée de volontaires. On va déménager rue du Bac dans un grand garde-meubles. D’abord on sera plus à l’aise, il y a beaucoup plus de place qu’ici et puis surtout on aura les coudées plus franches en cas de « siège » de la Mairie.
Là-dessus il donna des ordres et tous les infirmiers et brancardiers qui se morfondent dans la cour en fumant des cigarettes se mettent à emballer le matériel dans nos trois véhicules.
– Dis donc, Brondin, moi je reste ici avec Jean-Louis, Ganimier et Gillier, Simone Blanquet et Madame Gonzales.
– Non, rien à faire, j’ai besoin de toi pour les groupes mobiles.
Pendant que je discute, le médecin-chef toujours casqué et botté arrive et, mis au courant de la discussion, donne son accord pour les autres mais moi je dois partir. Les adieux sont déchirants. On débouche une bouteille qu’on vide consciencieusement entre nous et j’abandonne momentanément les copains pour aller rejoindre le gros des troupes déjà replié.
Toute la matinée on continue notre déjà routinier travail de ramassage * « sous le feu de l’ennemi ».
* Michel de Bretagne, 26 ans, brancardier du 7ème secteur de la DP, est tué 75, rue de Varennes par le tir du char posté devant le Palais Bourbon. Jacques Suzini, 43 ans, tombe 40, rue de Bourgogne; Fernand Fontaine, 37 ans, devant le n° 84; Pierre-Marie Fredon, 42 ans, rue de Varennes.
Entre deux missions je vais dire bonjour aux copains. Ils ont abandonné la blouse blanche, se sont confortablement installés dans le jardin au soleil, arborant un brassard à croix de Lorraine et me disent hilares :
– Tu vois, nous, maintenant on est F.F.I. On fout rien. On attend l’assaut.
Je déjeune avec eux et comme le début d’après-midi semble devoir rester calme, Jean-Louis m’accompagne à pied, promenade digestive, voir notre nouvelle installation.
Rue du Bac * on entre sous un porche et à droite dans les bureaux du garde-meuble nos chefs ont installé leur P.C.
* Le poste s'est installé 106, rue du Bac dans les locaux de la Société d'emballage et de transport Jean Tailleur et Fils.
Dans une pièce deux dactylos tapent fiévreusement à la machine un rapport que leur a dicté Brondin. Dans un autre bureau, dont la porte est entrebâillée, le médecin-chef somnole dans un fauteuil. Il a conservé son casque.
Dans une autre pièce deux infirmières s’affairent à ranger les musettes des groupes mobiles.
Les brancardiers déambulent dans la cour. Tout à coup on aperçoit Brondin ou plutôt notre attention est attirée par les ronflements sonores qui s’échappent de la bouche ouverte de notre gestionnaire. Il a installé dans la cour une civière et, le casque posé à ses côtés, les mains croisées sur l’abdomen, il dort… ou il cuve.
Ca fait une heure qu’il est comme ça , nous lance un copain en passant. Même la sanitaire, lorsqu’elle est entrée tout à l’heure, ne l’a pas réveillé. Il était au milieu de la cour, on l’a transporté ici, il n’a rien dit.
Brondin n’est pas le seul à se prélasser au soleil. J’avise dans un coin deux douzaines de géraniums en pots. J’appelle Henri et Michard qui se sont rapprochés en rigolant et nous installons tous les pots autour de son brancard. Jean-Louis s’en va, revient quelques secondes après avec un immense drapeau tricolore qu’il avait aperçu tout à l’heure contre un mur de bureau, et recouvre Brondin. La plaisanterie n’est peut-être pas du meilleur goût mais pour l’instant tout le monde rigole. Dupont qui vient de rentrer enlève son casque et le pose sur le ventre du chef de Poste.
Satisfait de notre œuvre, nous continuons la visite.
Au fond de la cour un vaste hangar de garde-meubles. Un monte charge nous conduit au premier étage et au fond d’un couloir nous trouvons une ravissante salle de pansement, avec tout ce qu’il faut pour travailler sauf les blessés, car maintenant on a des ordres pour les envoyer directement dans les hôpitaux. Au milieu de la pièce une magnifique table d’examen avec scialytique. Tout autour une douzaine d’infirmières nous accueillent, pas longtemps car on nous appelle en bas pour travailler. Et ce sont les habituelles patrouilles de ramassage qui continuent.
Le soir le médecin-chef nous réunit pour un discours patriotique. Nous allons sûrement avoir beaucoup de travail cette nuit. Il nous annonce que pour donner l’exemple il prendra la garde et il demande un autre médecin volontaire pour rester avec lui. Je suggère à Dupont de se présenter et gentiment il accepte. Mon service est donc terminé, je les laisse constituer leur équipe et j’avise Brondin, réveillé, que je vais renforcer le groupe resté périlleusement à la Mairie. S’il a besoin de moi il saura où m’appeler.
Mon arrivée rue de Grenelle est joyeusement accueillie et après un délicieux casse-croûte, à base de sardines à l’huile et de crème de gruyère, arrosé de vin de Bordeaux (prises F.F.I), nous commentons les faits saillants de la journée autour de la bouteille de Cognac de l’ami Gillier.
En toute occasion ce qui nous intéresse, Jean-Louis et moi, c’est le côté comique des situations où nous nous trouvons. Ce qui nous a fait le plus rigoler aujourd’hui, c’est le « coup des drapeaux ». A toutes les fenêtres ce ne sont que drapeaux étendards et oriflammes tricolores avec croix de Lorraine. En soie, en coton, en tarlatane, en papier. Mais attention, uniquement lorsque la rue est calme. Dès que retentit le bruit d’une rafale d’arme automatique tous les pavois disparaissent comme par enchantement, pour revenir d’ailleurs dès que le calme est rétabli.
Un autre excellent gag c’est ce fameux assaut de la Mairie, qu’on attend toujours et qui n’aura jamais lieu. Qu’est-ce que les Allemands viendraient foutre ici. La rue de Grenelle n’est pas pour eux une voie stratégique et l’expérience de ces quelques jours nous a appris qu’ils ne s’aventuraient jamais en dehors des grandes artères.
Nous jouissions donc de cette belle soirée d’été lorsque tout à coup on entend dans le lointain les cloches d’une église, puis d’une deuxième et d’une troisième. En quelques minutes le vacarme atteint son apogée. Toutes les fenêtres sont ouvertes, les rues commencent à grouiller de monde, des groupes excités se forment et tous ces gens qui depuis six jours sont restés claquemurés chez eux, sans journaux, sans T.S.F, absolument isolés du monde extérieur, se mettent à déconner à perte de vue sur ce qui se passe, ce qui s’est déjà produit et ce qui va arriver.
Un coup de téléphone de Brondin.
– Ca y’est les gars, l’armée Leclerc * vient de passer la porte d’Orléans. Tenez-vous prêts, ça va rudement barder.
* Le capitaine Dronne, à la tête d'une centaine d'hommes, vient d'entrer dans Paris et a atteint l'Hôtel de Ville à 21h22 … voir la composition de ce détachement. La radio a diffusé par les ondes, à tous les curés de Paris, la consigne de sonner les cloches …
Là-dessus on y couche et on y passe une excellente et calme nuit.
La journée du lendemain, par contre, sera on ne peut plus agitée.