Au petit jour, pendant que des peintres bénévoles s’affairaient sur la camionnette et que des brancardiers-mécaniciens mettaient au point la 402 Peugeot que Paul Gillier avait récupérée, je ne sais où, nous partîmes comme la veille avec la sanitaire pour inspecter le quartier.
Rues vides et silencieuses. De temps en temps, dans les rues avoisinantes, un F.F.I avec brassard et fusil regagnait son poste après une nuit en famille et prenait mille précautions aux endroits dangereux, c’est-à-dire aux carrefours.
Les grandes artères, le Boulevard St Germain, la rue de Rennes, le Boulevard Raspail, étaient absolument vides. Nous pûmes sans encombre rejoindre le café Gillier pour le cognac matinal.
Au retour Paul alla faire son rapport à Brondin et sans attendre nous commençâmes à casser une croûte bien méritée. Pendant que nous mastiquions, arriva celui qui restera toujours dans nos mémoires comme un des plus formidables ecclésiastiques qu’il nous ait été donné de connaître : l’abbé Heaume *, aumônier des Invalides.
* Jérôme m'a indiqué que son père a écrit ses souvenirs quelques temps après les évènements et n'avait pas dû retenir le nom de cet abbé. Il s'agit en fait de l'abbé P. Hénin, ancien aumônier militaire qui a décrit les activités de son poste de secours des Invalides dans une brochure parue en janvier 1946 et intitulée : "La résistance dans le 7ème, août 1944". Cette photo d'un aumônier et ses secouristes défilant après la Libération de Paris pourrait très bien le représenter. (revue Paris aux liens, témoignages de prêtres, 1944)
Un mètre quatre-vingts, constitution fort robuste mais calvitie honteuse, puisqu’il portait perruque. Visage sanguin, il était tout essoufflé :
– Bonjour les enfants, bon appétit, je suis votre aumônier.
– Bienvenue, monsieur l’abbé, si vous voulez vous joindre à nous…
– Avec plaisir, docteur, mais tout à l’heure ; pour l’instant je suis pressé. C’est du reste vous que je cherchais. Voici ! Je viens de la morgue, les cadavres sont froids…
– Ben, vous savez, c’est assez difficile après un certain temps…
– Oui, je sais, m’interrompit-il, mais voilà. Moi, vous comprenez, je ne peux pas être partout. Il faut que vous me signaliez, à défaut des mourants, tous les morts depuis moins de deux heures…
– !!!!!…..
– Mais oui, voyons, il faut que je leur donne les derniers sacrements.
– Excusez-moi, monsieur l’abbé, mais, à moins que ce soit changé depuis l’époque où j’allais au catéchisme, je croyais que l’extrême onction ne pouvait se donner qu’à un être encore en pleine conscience, et que même un comateux ne pouvait pas la recevoir, alors un mort…
– Oui, mon cher, vous avez raison. Mais en ce moment c’est différent. Nous sommes en guerre. Alors je fais comme en 1914. J’estime que l’âme met deux heures pour quitter le corps humain, alors jusqu’à cette limite je donne le sacrement.
– Mais, m’sieur l’abbé, questionna Jean-Louis, que l’absorption à jeun de cognac avait rendu hilare et rubicond, dans ces cas-là votre absolution et votre extrême onction, elles doivent tout de même pas avoir une grande valeur.
– Mon ami, répliqua l’abbé, c’est possible. Mais après la mort on ne sait pas trop bien ce qui se passe. Alors, de toute façon, comme ça ne peut pas faire de mal, moi je la donne !
les prêtres se dépensèrent sans compter pendant l'insurrection (La délivrance de Paris, Bernard Aury)
Sur ce, il souleva sa soutane, ce qui nous permit de voir qu’il était dessous en culotte de cheval avec bottes noires, et sortit de la poche de sa culotte un immense foulard basque en coton rouge, noir et jaune. Il se moucha bruyamment, rangea le mouchoir cette fois dans sa soutane, accepta un verre de rouge et s’en alla d’un pas martial.
Vers neuf heures, l’ambiance était nettement guerrière. Le tac-tac des mitrailleuses et des mitraillettes, les échanges de coups de feu devenaient de plus en plus fréquents. De temps en temps, heureusement plus rarement, un choc sourd, explosion d’une grenade ou d’un petit obus.
Le lieutenant des FFI Pierre Maroger, 20 ans, de Nîmes, est tué par une patrouille allemande qu'il vient de croiser à bord de son véhicule.
Un tailleur est tué boulevard Saint Germain alors qu'il se rasait à sa fenêtre au n° 201
Une jeune fille est blessée par un tir provenant d'une casemate du Musée de la Légion d'honneur
Ce coup-ci c’était officiel, les Allemands avaient une douzaine de chars Tigre et des autos mitrailleuses. Les boulevards et les avenues, seules artères dans lesquelles circulaient ces véhicules, étaient devenus extrêmement dangereux, surtout pour les voitures automobiles.
A tous les carrefours où les Boches avaient construit des casemates de béton il ne faisait pas bon aller faire les mariolles. Ca tirait.
Brondin, toujours affairé avec ses téléphones, louchant plus que jamais et plus que toujours remontant son pantalon rebelle, haranguait les inquiets :
– J’vais t’expliquer comment qu’ça s’manipule. S’pres ! On a obtenu l’assurance que les Allemands laisseraient circuler les voitures peintes en blanc avec croix rouge et les gens en blouse blanche avec drapeaux à croix rouge. Si la voiture est pas blanche, y a qu’à avoir plusieurs drapeaux. Alors, s'pres, fait venir les types, j’vais leur causer…
La rue de Bourgogne était très difficile à traverser, les mitrailleuses postées dans les casemates du Palais Bourbon se tenant bien en enfilade. Il y avait foule au carrefour de la rue de Grenelle. Dans les courses d’autos ou dans les moto-cross c’est exactement la même chose : les spectateurs se placent en masse compacte aux points les plus dangereux du parcours pour ne pas rater l’accident possible. Lorsque survint un capotage, il arrive souvent que le pilote s’en sorte indemne ou avec quelques égratignures. Par contre il y a toujours de la casse chez les voyeurs imprudents. Qu’importe, ils y reviennent. Ici, de même. Rarement les F.F.I qui traversaient étaient touchés, mais les blessures ne se comptaient plus parmi les curieux.
De l’autre côté de la rue de Bourgogne, dans le préau d’une école, la « Croix Rouge Française » avait monté un poste de secours. Quelques infirmières, trois ou quatre messieurs d’âge mûr et une foule de brancardiers de quatorze à dix-huit ans, avec des croix rouges partout, un casque peint en blanc avec encore des croix rouges, la plupart en culotte courte sous leur blouse, beaucoup habillés en boy-scouts. Ils se promenaient par groupe de quatre ou six, à pied, avec un brancard, montrant en toute occasion une inconscience devant le danger absolument stupéfiante, se baladant dans les endroits les plus dangereux avec une parfaite désinvolture, certains qu’ils étaient de l’immunité procurée par la Croix Rouge.
La population, claquemurée au logis, sans gaz, sans lumière, dans une oisiveté qui la surprend, avait commencé à s’agiter un petit peu. Ca n’est pas rigolo de rester sans rien faire, juste la queue pour le pain que les boulangers (on est résistant ou on ne l’est pas) pétrissaient de plus en plus blanc et délivraient sans ticket.
près de la barricade, la queue devant la boulangerie
Les « sages », ils étaient rares, restaient chez eux, profitant de ces vacances impromptues pour parfaire leur culture, et relire leurs classiques. Les « patriotes », le fusil à la main, écrivaient l’histoire. Les « imbéciles » justifiaient une fois de plus l’adage, et s’ennuyaient, considérant, comme à regret, que l’oisiveté au lieu d’être la plus délicieuse des béatitudes pour qui sait la meubler est, comme on leur a appris à l’école, la mère de tous les vices; ils cherchaient par tous les moyens à s’occuper. Les uns fabriquaient des drapeaux tricolores avec des morceaux d’étoffe ou des rectangles de papier, afin de pouvoir pavoiser lorsque sonnerait l’heure de la libération. Les autres se livrant à une occupation, qui pour l’heure était un jeu mais qui, à l’heure de l’apéritif, ou au dessert d’un repas de famille, allait devenir un acte d’héroïsme et justifierait à leurs yeux, de la part de leur entourage, le respect et la reconnaissance due aux héros qui ont failli connaître le sort le plus beau, c’est-à-dire mourir pour la patrie : ceux là construisaient des barricades.
Partout où cela était possible, on voit surgir en une journée ces fortifications, exutoires d’une population désœuvrée. C’était à qui apporterait son pavé, arracherait une ou deux grilles d’arbres, ou ferait don des sacs de sable, que la D.P de 1939 avait déposés dans les étages supérieurs des immeubles en cas de bombes incendiaires. Quelques-unes boulevards St Germain, St Michel, du Montparnasse ou des Invalides avaient un intérêt stratégique. Mais la plupart dans des petites rues ou aucun char ni même aucun soldat allemand n’aurait osé s’aventurer n’avait aucune valeur militaire. Mais chacun pouvait parler de « sa » barricade et en être fier au même titre que les châteaux de sable ou les « digues » pour empêcher la marée d’envahir la plage qui sont d’habitude la mode en cette saison. Et l’on se faisait photographier devant son œuvre mais cette fois si possible avec un fusil et non avec une pelle, et pas en slip mais en chemise, dépoitraillé et le brassard F.F.I au bras gauche.
Vers midi, comme nous rentrions de notre première « sortie » avec la sanitaire blanche, une surprise nous attendait. Les F.F.I de la Mairie venaient de se couvrir d’une gloire impérissable. Ayant appris qu’un bistro de la rue de Bourgogne avait collaboré, les dénonciations commençaient, ils étaient allés chez lui en expédition punitive. Bien entendu il n’avait pas ouvert, je crois même qu’il n’était pas chez lui. Aussi au péril de leur vie, la fusillade était assez nourrie rue de Bourgogne, ils avaient fracassé sa devanture et avaient pénétré dans les lieux. Il avait fallu plus d’une heure pour déménager le stock de cigarettes, les boites de conserve et les bouteilles de pinard millésimées contenues dans sa cave. Mais l’opération avait tout de même pu être menée à bien.
Comme avec Jean-Louis nous avions toujours soif, et encore plus envie de fumer, nous consultâmes Paul Gillier pour lui demander son avis sur le plan de récupération qui avait immédiatement germé dans notre esprit. D’accord avec nous sur le principe, nous mîmes illico notre projet à exécution et nous rendîmes à la Mairie.
Tout le monde y était ivre et leurs armes à feu me foutaient de plus en plus la trouille. Chacun sait combien un flic est dangereux avec ces engins-là, même et surtout lorsqu’il ne vous veut pas de mal. Alors des flics ivres…Nous étions dans nos petits souliers.
Le « commandant » était dans son P.C, c’est-à-dire dans un bureau où régnait une odeur indescriptible et qui lui servait à la fois de salle à manger et de chambre à coucher. Y traînaient pêle-mêle, un revolver automatique, une mitraillette, des chargeurs, un cendrier plein de mégots, d’autres mégots dans tous les coins, une paire de chaussettes, un saucisson entamé, trois bouteilles de vin, une pleine, une entamée et une vide, des croûtons de pain, une grenade à manche, des papiers, des journaux, une chaussure, trois ou quatre brassards F.F.I, une cartouche de cigarettes entamée. Il avait la bouche pâteuse mais pas de trouble de l’équilibration.
Lui ayant exposé que nous représentions le « groupe mobile » des sanitaires de la Résistance et que nous nous trouvions en mission périlleuse lors de la distribution du butin pris à l’ennemi, il appela son adjoint et lui dit de nous donner dorénavant tout ce dont nous aurions besoin dans la limite des disponibilités, en tabac et en boissons. Nous n’aurions qu’à signer un reçu. A partir de cet instant et jusqu’à la fin des journées héroïques nous pûmes fumer en toute quiétude nos deux paquets de cigarettes par vingt-quatre heures.
L’après-midi l’infirmière chef, alors que nous somnolions dans le jardin, vint nous annoncer que les réserves de Novocaïne et de Solucamphre étaient presque épuisées. Est-ce que nous voyions une solution ? Connaissions-nous quelqu’un dans les hôpitaux du quartier qui pourrait nous en fournir ? Nous semblions au mieux avec les internes de Necker. Je sautais sur l’occasion et dis à Jean-Louis :
– Si nous allions nous ravitailler à Tenon ?
Le médecin-chef consulté donna son approbation mais il fallait laisser les sanitaires et sortir avec la 402. Nous courions un gros risque et il nous exhorta à la prudence, exigeant que nous mettions nos casques et que nous emportions chacun un drapeau blanc à croix-rouge.
Paul prit le volant. Je montais à sa droite, Jean-Louis s’allongea sur la banquette arrière, et dans une voiture noire nous nous apprêtâmes à traverser Paris.
Jusqu’au Louvre le trajet fut sans histoire. Les fameuses barricades semées tout au long du parcours nous obligèrent à de nombreux détours. Un char déambulant dans la rue de Rivoli déserte, nous jugeâmes plus prudent d’allonger en prenant des voies plus étroites. La technique de traversée d’une artère dangereuse était la suivante. Paul s’arrêtait. Je donnais un coup d’œil timide autant que discret, je remontais dans la voiture, Paul emballait le moteur et nous traversions dans le temps minimum.
rue de Rivoli, un char allemand
Quelquefois, on essuyait bien une rafale d’arme automatique mais cette manière nous semblait préférable à celle de Brondin : " Lorsque tu traverses une rue, voilà comment que ça se manipule. Tu as ton casque et un drapeau. Bon, tu descends. S’il n’y a personne, tu fais signe à la sanitaire de passer. S’il y a des Boches, tu poses le drapeau et tu te mets au milieu du boulevard les mains en l’air. Tu restes quelques secondes puis tu appelles un autre gars ; il arrive avec le drapeau et l’agite, l’autre bras étant en l’air. Alors vous traversez doucement, posément sans vous presser et vous faites signe à la voiture d’avancer lentement en première".
ces secouristes n'utilisent manifestement pas la méthode "Brondin" …
Cette méthode avait sa valeur avec l’énorme sanitaire ou avec la camionnette mais la confiance que j’avais dans les Allemands et dans la croix rouge (pas pour les mêmes raisons) était assez limitée surtout avec une voiture de tourisme. Paul et Jean-Louis étaient de mon avis. Notre voiture ayant d’excellentes reprises nous préférions le passage rapide en surprise; d’autant plus que les Boches devenaient assez nerveux et nous risquions de tomber sur un groupe survolté et à la détente facile qui préférerait tirer d’abord et venir constater ensuite. En y réfléchissant ils n’auraient peut-être pas eu tout à fait tort. Le matin nous avions failli être capturés par une patrouille qui voulait mettre le feu à la sanitaire et sans la diplomatie de Jean-Louis ils l’auraient certainement fait. Ils avaient, disent-ils, assaisonné une ambulance contenant au lieu de blessés et d’infirmiers une demi-douzaine de francs-tireurs et des caisses de munitions.
Egalement dans la matinée nous avions assisté à la livraison d’armes et de cartouches au Poste de la Mairie, par une traction cette fois, mais avec de grandes cocardes blanches à Croix-Rouge et des fanions blancs à chaque portière.
Arrivés aux Halles * il fallut s’écarter de notre chemin, la bataille faisant rage. Pour éviter une fusillade assez nourrie de part et d’autre d’une barricade nous avions échoué dans une ruelle. Mais à peine sortis d’un tournant nous tombions sur un champ de mines.
* Marcel Faucher, commandant FFI des Halles, est tué devant la Tour Saint Jacques
Un F.F.I, sorti d’une porte cochère, nous engagea à monter sur un trottoir pour l’éviter.
– Mais, mon vieux, le trottoir est trop étroit, on va en toucher une !…
– Vous en faites pas les gars, elles sont fausses. Si je vous dis de monter sur le trottoir c’est simplement pour que vous ne les abîmiez pas trop !
Renseignement pris, la conception d’une barricade s’était révélée impossible soit par manque de matériel – c’était pourtant une rue avec des gros pavés – soit par insuffisance de main d’œuvre. Personnellement je crois que si les habitants du coin n’avaient pas fait de fortifications à cet endroit c’était une simple question d’amour propre : leur barricade aurait été ridicule comparée à celles qui entouraient les Halles Centrales et qui étaient de véritables monuments avec camions renversés, wagonnets métalliques, diables, poubelles, grilles d’arbres. Il aurait fallu des explosifs pour en venir rapidement à bout. Un petit mur de pavés aurait paru bien peu de chose à côté.
Alors, pour ne pas rester inactifs les indigènes de cette rue avaient déposé un petit tas de sable aux quatre coins des pavés de la chaussée – toujours les fameux sacs de sable de la D.P 1939 – après les avoir légèrement descellés, et puis ils avaient planté aux deux extrémités un magnifique écriteau : « ACHTUNG. MINEN ! » avec une tête de mort et deux tibias croisés.
Au coin de Sébasto * et de la rue de Rivoli, ça bagarrait également dur. On apercevait un épais nuage de fumée et le tableau qui s’offrait à nos yeux évoquait les estampes de la révolution de 1848. Joli coup d’œil. Ayant ainsi un moment sacrifié à nos goûts artistiques, nous repartîmes pour atteindre notre objectif.
* Euphrasie Cachat, née Valloud, 45 ans, est mortellement blessée boulevard Sébastopol et décèdera le lendemain.
Le reste du trajet fut sans encombre. Arrivés derrière la Mairie du XXème, à l’angle du square, l’aperçu que nous eûmes de l’entrée de l’hôpital nous rendit fort joyeux Jean-Louis et moi.
De chaque côté du porche pendaient deux oriflammes de cinq ou six mètres de haut aux couleurs de la République. Confectionnés avec de la tarlatane, le bleu avait été obtenu grâce à une solution de Bleu de Méthylène et le rouge par un bain de Mercurochrome. Dans la cour assis par terre ou debout, une trentaine d’infirmiers et d’infirmières.
– Prends le virage à toute allure, emballe ton moteur pour faire le plus de bruit possible et entre dans la cour en virant au frein. Tu vas voir, on va se marrer, dis-je à Paul.
Notre entrée eut immédiatement le succès escompté. A peine arrivée, notre voiture était cernée par tout le personnel hospitalier présent.
– Alors, qu’est-ce qui se passe ?
– Gaffe ! rentrons vite, on a les Boches au cul, expliqua Jean-Louis, qui avait tout de suite compris où je voulais en venir en improvisant ma mise en scène d’arrivée.
En un clin d’œil ils avaient retiré les brassards F.F.I, les croix de Lorraine qu’ils arboraient tous à notre arrivée et les drapeaux tricolores avaient disparu des fenêtres.
– Vite, au souterrain ! gueula un petit infirmier tout noir et tout poilu, le chef de la Résistance du Personnel Infirmier de l’Hôpital Tenon, ce qui en langage militaire devait s’appeler sans doute le M.R.P.I.H.T.
Je me demande ce qu’ils craignaient, car certainement personne ne les aurait dénoncés dans l’hôpital si les Boches y avaient fait une descente, et une fois le brassard compromettant retiré, rien ne pouvait distinguer un infirmier F.F.I d’un infirmier non F.F.I. A la réflexion si : ceux-là ne foutaient rien et ceux-ci travaillaient en faisant en plus le travail des autres. Mais les Boches n’y auraient sûrement pas regardé de si près.
Ils tinrent absolument à cacher Paul. Nous leur donnâmes cette satisfaction et allâmes un peu voir ce qui se passait dans « Le » service c’est-à-dire dans le nôtre.
La pelouse devant le pavillon de chirurgie était jonchée de corps. Pas de cadavres mais les médecins du service, en blouse ou le torse nu, couchés sur les capotes de l’A.P (Assistance publique), ronflaient béatement au soleil.
Galtié, l‘assistant, nous accueillit avec une barbe de trois jours, qui nous surprit beaucoup Jean-Louis et moi, car depuis deux ans que nous le connaissions nous l’avions toujours vu rasé de la veille. Je dis bien, de la veille. Jamais hirsute, jamais rasé de près, pas comme certains qui, se rasant un jour sur deux, sont alternativement impeccables et négligés, non, il avait toujours une barbe intermédiaire. Cette particularité nous ayant beaucoup intrigués ainsi que les internes et les autres externes, nous avions décrété à l’issue d’une réunion mémorable dans un bistro de la Place Gambetta, que Galtié, ou bien se rasait avec un instrument spécial dont il gardait jalousement le secret ou bien il avait une femme exigeant de lui qu’il se rasât tous les soirs avant de se coucher. Le mystère n’a jamais pu être éclairci…
Ils avaient pas mal de boulot et n’avaient guère dormi plus de deux heures de suite dans la nuit. Ravis de nous voir leur rapporter des nouvelles de l’extérieur ils nous emmenèrent dans la salle de stérilisation, lieu habituel des réunions, pour boire un vrai café au lait ou à notre choix une potion de Todd, breuvage aux qualités thérapeutiques aléatoires mais aux qualités gustatives certaines, et apprécié à ce titre par l’ensemble du corps médical des hôpitaux.
En échange nous leur offrîmes des cigarettes et, magnanimes, nous leurs laissâmes même tout notre tabac. Une distribution de pièces d’or n’aurait pas fait plus d’heureux. Ils n’avaient pour ainsi dire rien à fumer et nous, du moins pour l’instant, n’avions qu’à signer un « bon pour un paquet de cigarettes ou de tabac ».
En regagnant la porte de l’hôpital nous rencontrâmes les responsables de la D.P à l’hôpital Tenon. Ils avaient une installation épatante en sous-sol mais une vieille camionnette hétéroclite ne leur permettant aucune incursion, même dans le quartier; et quant aux blessés, ils restaient au rez-de-chaussée pour se faire panser sans même avoir l’idée d’aller au poste de secours de la D.P. La concurrence était par trop déloyale. Comme il y avait fort peu de chances pour que les Allemands aient recours aux gaz asphyxiants, ils n’avaient pas la moindre chance de travailler. Le récit de nos « exploits » porta un coup fatal à leur moral déjà chancelant.
Dans la cour d’entrée le personnel résistant avait repris du poil de la bête et remis les brassards. La porte était de nouveau pavoisée. Ils entouraient tous Paul qui leur exposait la situation et notre retour fut accueilli avec une déférence telle que nous n’eûmes pas besoin de demander à Gillier s’il avait raconté ses exploits du « groupe mobile » en mettant une rafale de mitrailleuse là où il y avait un coup de revolver et en remplaçant les quelques grenades qui avaient éclaté par un feu nourri d’artillerie. En un mot le septième arrondissement devait être à feu et à sang et nous étions les héros qui allaient se replonger dans la fournaise, risquant leur vie à chaque seconde avec le plus profond mépris du danger.
Jusqu’ici c’était en effet de la rigolade et si quelques coups de feu avaient été tirés, tout cela ne nous avait pas semblé bien sérieux. Il y avait des morts et des blessés mais avec le nombre d’imbéciles, de curieux et d’imprudents que nous rencontrions à chaque instant, les dégâts auraient pu être beaucoup plus considérables.
Le soir notre opinion sur la situation devint tout à fait différente. Vers 21 heures un appel téléphonique nous avait signalé que deux ou trois F.F.I, rentrant sans doute chez eux pour dormir, étaient tombés sur une patrouille d’Allemands rue St Dominique. Les Boches avaient lâché une rafale de mitraillette et étaient partis sans insister mais deux blessés graves gémissaient sur le trottoir. On nous demandait de venir.
Brondin estimant avec juste raison que la traversée de la rue de Bourgogne était une opération périlleuse, téléphona à notre poste auxiliaire des Invalides, qui était du bon côté, pour qu’ils expédient deux brancardiers se rendre compte. Il donna l’ordre de le tenir au courant par téléphone.
les membres du poste auxiliaire … au centre Claude Piéplu, la future voix des Shadoks
Au bout d’une demi-heure, le téléphone étant resté silencieux, Brondin appela. Pas de réponse.
– Les gars, il se passe quelque chose de louche. Paul tu vas prendre le commandement ici, moi je vais avec Mazilier et Bontemps voir comment ça se manipule là-bas.
Dix minutes après, le trio revenait tout pâle.
– On peut pas passer, déclara Brondin. Arrivés à l’angle de la rue St Dominique j’ai allumé la lanterne et agité le drapeau à croix rouge. Rien. Dès qu’on s’engageait un peu, rafale de mitrailleuse. A nouveau je montrais le drapeau bien éclairé, toujours rien, mais dès qu’on passait la tête, rafale. Y’a rien à foutre, on peut pas passer.
– Chiche qu’on passe, dis-je à Gillier.
– Ouais, mais pas en blanc…
– Je suis entièrement d’accord. J’ai une chemise sombre, toi aussi. Tu as des espadrilles, j’ai des semelles de caoutchouc, on réussira sûrement.
– Vous êtes fous les gars, dit Brondin. Et si vous vous faites cueillir par les Boches sans croix rouge vous êtes "bon comme la Romaine". Ils vont vous fusiller.
– C’est une chance à courir, mais si on passe en blouse blanche on est certains de se faire déquiller. A défaut de croix rouge, moi je vais demander aux gars de la Mairie un bon pétard et une ou deux grenades. Ca nous protégera au moins autant. Allez viens, dis-je à Paul.
Comme prévu on passa sans encombre, l’un après l’autre, à deux minutes d’écart, en vitesse et sans bruit.
Rue St Dominique, personne.
– Qu’est-ce qu’on fait, on traverse l’esplanade ?
– Si tu veux.
De l’autre côté, tout était silencieux. Personne dans la rue. Nous marchions lentement rasant les murs, un sur chaque trottoir. Tout à coup j’aperçus des ombres immobiles sur la chaussée. Un signe à Paul et nous stoppâmes pas très rassurés, tout au moins moi. La chemise commençait à coller à mon dos. Quelques minutes d’observation silencieuse puis nouvelle progression en avant. Rien ne bougeant, notre marche s’accéléra jusqu’aux formes couchées : les deux F.F.I * dans une flaque de sang. Un évanoui, l’autre mort.
* Le mort n'est pas un FFI mais Arsène Loiseau, 79 ans, dont le décès sera enregistré le lendemain
Après une séance de "carillonnage" à toutes les portes voisines, un concierge se décida à ouvrir et, mis au courant, nous aida à rentrer les corps.
Il avait bien entendu tirer, mais dame, il n’avait pas osé regarder. La nuit, on ne sait jamais, après le couvre-feu, valait mieux pas se risquer dehors. Derrière ses volets il nous avait bien vu arriver, mais depuis le passage de la patrouille Boche, ça faisait près de deux heures, non il n’avait vu personne. Pas de brancardiers, pas de blouses blanches. Il en était certain, il avait pas bougé. Il n’avait pas non plus entendu de coup de feu. Peut-être un ou deux mais guère plus. Le blessé, maintenant qu’on l’avait pansé, il voulait bien le garder, mais le cadavre pas question, il fallait le laisser dans la cour.
On acquiesça, mais rien que pour l’emmerder on le déposa sur la banquette en velours rouge qui trônait dans le bas des escaliers. On lui promit de le débarrasser dès le lendemain matin. Pour lui faire plaisir on accepta un coup de schnaps de sa fabrication et on regagna la rue noire et silencieuse.
Cent mètres plus loin un murmure de voix arriva jusqu’à nous. Nous nous blottîmes chacun dans l’encoignure d’une porte. Quelques secondes plus tard apparaissaient deux silhouettes blanches. Nous rangeâmes nos revolvers et allâmes à leur rencontre. C’était deux brancardiers casqués du Poste des Invalides.
– Qu’est-ce que vous foutez là ?
– Ben, on cherche le chef. Il est parti avec deux gars, ça fait maintenant plus d’une heure et ils sont pas rentrés.
– Et au Poste, qui reste-t-il ?
– Il y a Madame Choucard l’infirmière qui est seule…
– Et bien, il est inutile d’aller plus loin, on a retrouvé les deux F.F.I. Allons voir ailleurs. Gillier et moi nous allons rue de l’Université, faites le tour par la rue de Grenelle et si vous ne les trouvez pas rentrez au Poste tout de suite. Allez, salut les gars. Et téléphonez à Brondin dès que vous serez rentrés.
Le boulevard de Latour Maubourg était silencieux mais comme il y avait des Boches dans le secteur nous progressions par bonds, d’arbre en arbre. A la hauteur de la rue de l’Université nous tombâmes sur deux types en blanc accroupis sous un porche. Quelques appels discrets n’arrivèrent pas à attirer leur attention. Un autre plus sonore déclencha une rafale d’arme automatique.
– Merde, il ne manquait plus que ça. Pas moyen de se planquer ailleurs ou de filer. Essayons de nous confondre avec nos arbres.
Les camarades nous avaient vus. L’un deux fonça vers notre refuge.
– Vous n’êtes que tous les deux ? Et Martin *, où est-il ? Il n’est pas avec vous ?
– Martin s’est fait descendre !
– Quoi ?
– Oui, il est de l’autre côté. Au moment où on s’est engagé rue de l’Université, ils ont tiré et il a été touché. On a vite tourné au coin de la rue mais lui, il a crié et il est tombé. Ca fait au moins une demi-heure qu’on essaye d’aller le chercher, mais chaque fois qu’on se montre ces salauds nous tirent dessus.
Bien entendu ils employaient la méthode Brondin : drapeau illuminé, grands gestes de bras sous un projecteur et en avant, droit devant eux. Ou plutôt non, un pas en arrière car leur apparition déclanchait un tir. Avec Paul nous décidâmes d'attendre un quart d'heure. Le secteur restant calme, la nuit moire et silencieuse, nous reprîmes jusqu'au carrefour.
Je passais timidement la tête. Martin était en effet couché à quelques mètres. J’avançais encore. Rien. Aucun bruit. Nouvelle progression lente, bien à plat la joue droite sur le sol. Encore deux mètres. J’y étais. Je l’attrapais par le col de sa blouse et recommençais la même manœuvre reptatoire en marche arrière. Paul qui m’avait suivi, saisit une épaule. Je changeais de prise et agrippais l’autre. Cinq minutes plus tard nous étions sur le boulevard. Pas un coup de feu n'avait été tiré. Mais un copain était mort, un trou minuscule au milieu du front. Je préférais ne pas lui retirer son casque car sa nuque était poisseuse et le spectacle n’aurait pas été des plus engageants. Je resserrais sa jugulaire. On le déposa sur une civière que ses deux acolytes avaient avec eux et on le ramena au poste.
* Jacques n'a pas retenu le nom du chef de poste; il s'agit d'André Dhôme, 31 ans, chef adjoint du 7ème secteur de la DP, tombé le 21 au soir et non pas le 23 comme l'indique cette plaque. Du poste de Grenelle, il sera transporté à l'hôpital Necker où son décès est enregistré. L'assistant médical du Poste des Invalides écrira dans son rapport : … à 21h30 il est confirmé que le chef de Poste, rue St Dominique, Dhôme, a été blessé en allant relever une femme blessée par des balles de mitrailleuses venant du Ministère des Affaires Etrangères; il était porteur du drapeau de la Croix-Rouge; Dhôme : éclatement par balle de la paroi pariétale droite; la femme a une plaie à l'abdomen, pansements, injection de morphine.