Samedi 19 août 1944, 7h00 du matin, hôtel Moderne 19, rue Duvivier à Paris 7ème. Le gardien de la paix Armand Bacquer, 24 ans, glisse son arme de service dans la poche de son costume civil, embrasse sa femme Jeanne et sort. Il a un rendez-vous très important devant la Basilique Sainte-Clothilde, de l’autre côté de l’Esplanade des Invalides, où il doit rejoindre quelques collègues du commissariat. La police est en grève depuis quatre jours. Armand et ses camarades sont bien membres du réseau Honneur de la police mais ils ignorent le motif de cette convocation matinale.
Sur place l’ordre tombe : « Tous au Parvis de Notre-Dame, on s’empare de la Préfecture ! » Les hommes se séparent pour ne pas attirer l’attention. Le quartier pullule d’Allemands qui occupent les différents ministères. Armand emprunte la rue de Grenelle. Deux hommes collent une affiche. Il s’approche. C’est l’ordre de mobilisation. L’insurrection parisienne est enfin lancée.
Une voix rauque le fait sursauter. Un ordre bref. Il se retourne et découvre un soldat menaçant vite rejoint par d’autres hommes. Un canon de Luger sur la nuque, il est conduit sous le porche du Ministère des PTT et aussitôt enfermé dans une petite pièce. L’attente ne sera pas longue. Des gendarmes allemands le prennent en charge et le transfèrent dans une cellule de l’hôtel Williams, square Montholon dans le 9ème, un bureau que la Feldgendarmerie partage avec une équipe de Miliciens. Dans les couloirs l’agitation est à son comble. On crie, on court, on claque les portes. Le téléphone sonne sans arrêt : « La police s’est soulevée, ça va déferler sur les boulevards… Nous partons pour Nancy ». Soudain la porte s’ouvre. « Salaud ! Tu vas être fusillé. C’est tout ce que tu mérites ! » La femme est déchaînée. Elle lui crache au visage. Une pensée obsède Armand. Les Allemands vont le tuer et l’on ne retrouvera pas son corps. Le croira-t-on mort comme un traître ? Ce serait pire que la mort elle-même. Il se demande l’heure qu’il peut bien être. Il n’a plus de montre et il n’y a pas de lumière dans son cagibi. Le jour ? La nuit ? Il se sent très fatigué. Une voix à travers la porte l’encourage : « Courage, tu t’en tireras ! » C’est une femme.
Dans une autre cellule le gardien de la paix Maurice Guinoiseaux, 37 ans, se morfond lui aussi. Ce matin de bonne heure il a quitté le garage des Services techniques de la Préfecture de police, boulevard de l’Hôpital dans le 13ème, à bord d’un véhicule administratif pour aller livrer des armes (ce chargement était vraisemblablement destiné aux insurgés de la Caserne de la Cité). A hauteur du 34 de la rue de Rivoli la camionnette est interceptée par une patrouille allemande. Ses occupants parviennent à s’enfuir sauf Maurice qui est conduit au Square Montholon.
23h00. Armand Bacquer et Maurice Guinoiseaux sont extraits de leurs cellules. La voiture dans laquelle ils sont montés file vers la Seine. Elle s’arrête brusquement sur le Cours-la-Reine près de la statue du roi Albert de Belgique à deux pas du port de la Concorde.
Les deux hommes sont brutalement extraits du véhicule, conduits sur la berge et, mains en l’air, alignés contre le mur de soutènement du quai. Ils n’échangent ni regard ni parole. Ils ont compris. A quoi pense Maurice Guinoiseaux ? Nul ne le saura. Armand de son côté revoit son père et sa mère sur le marché de Glomel le jour de la Saint-Germain et le visage de sa femme Jeanne. Un bruit de bottes qui s’éloignent. La culasse d’une arme qui claque. Et soudain des coups de feu déchirent la nuit. La rafale, tirée en biais du bas vers le haut, atteint Armand aux jambes et à la poitrine avant de toucher Maurice à la nuque et à la tête. Les deux policiers s’écroulent. « Fertig ! » s’écrie le soldat avant de regagner la voiture.
Quelques heures plus tard un violent orage éclate. Une pluie torrentielle s’écoule par la rampe d’accès à la berge où gisent les victimes. Armand reprend conscience. L’eau boueuse charrie feuilles et brindilles. Rassemblant ses dernières forces il parvient à soulever la tête pour ne pas se noyer, son corps qu’il est incapable de bouger reste immergé dans le ruisseau qui s’est formé. Il hèle Guinoiseaux. Pas de réponse. Il allonge son bras. La main est froide et rigide. Maurice est mort.
Le pin-pon des pompiers, de centaines de voitures de pompiers… "Ils vont venir me sauver, c’est sûr ! Attention ! Les Allemands reviennent pour m’achever… " Armand délire et gémit. La fièvre, la soif qu’il parvient à peine à apaiser en avalant des gouttes de pluie.
20 août 1944 7h00 du matin. Un prêtre marche à grands pas sur le Cours-la-Reine. Des plaintes montent de la berge. Il se penche et voit deux corps recroquevillés l’un à côté de l’autre. Il se précipite. Armand ouvre les yeux et sent sur son front le contact d’un coton imbibé d’huile. L’homme qui se penche sur lui prononce des mots incompréhensibles. « L’extrême-onction ! On me donne l’extrême-onction ! Je vais mourir ! » pense-t-il avant de s’évanouir encore une fois. Quelques instants plus tard c’est l’image d’un casque de pompier au dessus de son visage qui lui fait comprendre qu’il est sauvé. Les Allemands ne viendront pas l’achever.
Armand Bacquer a été atteint de quatorze balles. Il est conduit à l’hôpital Necker où il est opéré par le professeur Huet mais reste plusieurs semaines entre la vie et la mort. Finalement rétabli il regagne son commissariat rue de Bourgogne, à quelques encablures du port de la Concorde où il a été fusillé. Le « Mort vivant », comme ses collègues le surnomment, prend sa retraite d’officier de paix en 1975 et se retire en Bretagne à Coat-Pin où vit son père, Jean-Marie Bacquer, 82 ans, un rescapé de la Grande Guerre qui a été blessé trois fois dans les rangs du 335ème Régiment d’infanterie. Il sera élevé au grade de commandeur de la Légion d’honneur par le président François Mitterrand le 19 août 1994, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Libération de Paris. Le policier Armand Bacquer était né le 11 novembre 1920. Son fils Joël (*), à qui nous devons tous ces détails et ces documents, a longtemps cru que le 11 novembre était férié en l’honneur de son père.
(*) A découvrir : son blog du CGMA (Cercle généalogique de Maisons-Alfort).