Françoise – Micheline, une fille de France

Au cours de la bataille d'Oissery (lire l'épisode) deux infirmières, Micheline et Jeanine, ont été miraculeusement épargnées et emmenées vers l'Est par les Allemands en retraite. Françoise Vasseur-Rouquette, la fille de Micheline, a voulu expliquer à ses petits-enfants qui était leur grand-mère. Voici quelques extraits de son texte dont vous trouverez la version intégrale en bas de page.

Merci à elle de bien vouloir nous le faire partager.


Micheline, 18 ans

Au moment où j'écris ces pages d'une histoire qui ne m'appartient pas mais qui me concerne tellement, je me rends compte qu'il aura fallu toutes ces années pour qu'enfin je puisse, Maman, te dire que tu es toujours tellement importante pour moi. J'ai eu la chance de t'avoir connue tout juste après la guerre puisque tu m'as fait naître en 1946. Tu étais très ressemblante à cette jeune fille que j'évoque; la vie banale et souvent décevante que tu as eue ensuite ne t'avait pas encore abîmée. Je me raccroche à ce souvenir des rares, mais exceptionnels, moments où je parcourais les rues du Raincy ma petite main dans la tienne. Tu étais souriante, drôle, et tu portais sur le visage la lumière de l'idéal qui te faisait encore vibrer. Je sais que tu te souviens, là où tu es partie, de ce jour où une bourgeoise bien pensante du Raincy nous reconnut toutes les deux comme étant la fille et la petite-fille de Jeanne. Tu la saluas avec déférence et après quelques propos de politesse en usage, la brave dame me demanda : "Que feras-tu plus tard mon petit ?" J'avais trois ans, mon souvenir est pourtant bien précis. Je lui répondis sans hésiter : "Communiste, comme Maman !" Air scandalisé de la bigote et ton éclat de rire majestueux dans l'avenue de la Résistance… Je l'entends encore. "Mais enfin, pourquoi lui as-tu répondu ça ? " me demandas-tu interloquée et admirative devant l'aplomb de cette petite poupée en gants blancs. J'avais retenu que tu disais souvent que les Communistes voulaient des lendemains qui chantent et que le soleil brille pour tout le monde. J'avais trouvé que c'était un métier superbe de faire briller le soleil en permanence en chantant toute la journée ! Je n'ai par la suite jamais partagé tes idées politiques et mon idéal fut tout autre, ce que tu n'apprécias pas, mais je crois pouvoir dire que nous avons connu toutes les deux la foi qui soulève des montagnes, bien que ce ne soit pas la même. Après les heures sombres que nous avons vécues toutes les deux, dans l'incompréhension et le manque, le seul visage que je garde de toi aujourd'hui c'est celui de Micheline Vasseur, mon héroïne à moi. J'écris ces lignes pour que le souvenir des années qui te révélèrent ne se perde pas et je sais que tu aimerais que je remplisse ce devoir de mémoire pour tes arrières petits-enfants. Tu fus ma mère mais j'aurais tellement aimée être ton amie, ta camarade. Le temps a passé, je peux te dire maintenant  : Micheline, je t'aime


Micheline Vasseur, née en 1919 à Antony en banlieue parisienne, est la dernière d’une fratrie de quatre enfants. C’est avec son frère Landry, de trois ans son aîné, qu’elle a le plus d’affinités et qu’elle partage ses jeux et ses révoltes d’enfant. La mère dispense une éducation bourgeoise assez stricte; le père, héros de la Grande Guerre, est souvent absent de ce foyer trop sérieux pour lui ; il est assistant metteur en scène et critique cinématographique. Micheline aime et admire sa mère par-dessus tout ; cela ne l’empêche pas de s’opposer souvent à elle. Elle rêve d’être un garçon pour pouvoir « porter des pantalons courts » plus pratiques pour ses escapades avec Landry et sa bande. Qu’à cela ne tienne ! Le coin de la maison tourné, elle rentre son tablier dans sa culotte de coton, roule ses chaussettes sur ses chaussures et, les mains dans les poches, suit les garnements en sifflotant. Un vrai petit poulbot ! Le parc Montsouris, les fossés des fortifications… Quelle liberté ! Et les moineaux qu’elle nourrit du pain de son goûter… Elle les aime tant que lorsqu’il est question, au patronage, de jouer le rôle d’un petit oiseau elle refuse farouchement les plumes collées sur son costume. Il faudra les enlever et en dessiner quelques unes… les preuves du crime ont disparu, elle peut enfin chanter.

La famille est patriote. Le père, bien qu’à la tête d’une famille de deux enfants, s’est engagé en 1914. Trois fois blessé, trois fois volontaire pour retourner au front, il sera démobilisé avec le grade de sous-lieutenant, la Croix de guerre et la Médaille militaire. Dans son foyer, où on lui voue une admiration sans borne, chacun connaît la Marseillaise et plusieurs chansons patriotiques par cœur. La Patrie n’est pas une notion vague, elle fait partie du clan.

Micheline fait sa communion en « grand blanc » mais tout comme lorsqu’elle est demoiselle d’honneur au mariage de sa sœur aînée, elle se sent « déguisée » dans ses bas blancs et sa mousseline de soie. Le certificat d’études, une année de cours complémentaire, et la voilà apprentie dans un magasin de tissus. Il faut aider la mère à faire bouillir la marmite. Elle aime son père, « un beau papillon » comme elle le disait volontiers, insouciant et volage qui vient les voir de temps en temps ; mais elle est fascinée par sa mère volontaire, droite, sérieuse, belle, digne et … inaccessible.

A la mort de son père, Micheline, qui a dix-huit ans, s’inscrit aux écoles du Parti communiste au grand dam de sa mère qui laisse tout de même faire, misant sur un abandon rapide. Mais Micheline milite activement et persiste dans cette voie faite pour elle. Souvent, le dimanche, la mère en gants et chapeau, croisera la fille vendant l’Humanité Dimanche sur le marché. Le Jour du Seigneur ! De quoi changer de trottoir, offusquée. De quoi crier plus fort « Demandez l’Huma ! ». Explications orageuses à midi auxquelles Micheline mettait fin en riant et en embrassant sa mère avant d’aller préparer sa prochaine réunion. Elle aimait ce grand rêve d’égalité entre les peuples, elle pensait que le soleil devait briller pour tout le monde. Au catéchisme elle avait entendu presque la même chose. « Le combat et la liberté en moins. Pour moi ni dieu ni maître » expliquera-t-elle plus tard.


La guerre éclate. Micheline pressent le pire. Elle ne tarde pas à rejoindre le groupe en formation de Charles Hildevert dont elle connaît les enfants. Toutes les idéologies y sont représentées : communistes, chrétiens pratiquants, syndicalistes et même quelques rares sympathisants des Croix de Feu (organisation nationaliste d'anciens combattants fondée en 1927 par le colonel de la Rocque, dissoute en 1936 et farouchement anticommuniste). Tous sont animés d’une seule volonté de délivrer leur pays et oeuvrent pour la même cause. Tous respectent le drapeau, la Patrie et la Marseillaise. Tous veulent « bouter » le Boche hors de France.

Micheline travaille comme vendeuse au Prisunic du Raincy où elle est appréciée pour son caractère joyeux et son humour. Parallèlement elle suit des cours de secourisme pour se préparer à son rôle d’infirmière quand elle sera appelée au combat. En attendant elle se rend utile en livrant des paquets ou des enveloppes… sans poser de questions.

1942, le groupe des Volontaires de Neuilly sur Marne est constitué. Le brassard vert et rouge sera fourni par la Résistance-Fer des cheminots ; il portera l’inscription ANY Corps franc (ANY étant les 2ème, 4ème et 6ème lettres du nom de la ville du Raincy).

Des résistants de la police parisienne fournissent les premières armes. Charles Hildevert ira les chercher lui-même avec l’un de ses hommes. Les sabotages commencent ; ils s’intensifieront avec les parachutages d’autres armes et de matériels de destruction. Des ponts, des ateliers, des entrepôts sautent, des convois déraillent. Un poste radio est installé dans le poulailler de la maison du commandant Hildevert. A la nuit tombée l’antenne est déployée, les précieux renseignements qui permettront les bombardements des installations allemandes sont transmis à Londres, au dehors des jeunes gens faisant semblant de « jouer » veillent. Micheline participe de plus en plus aux « activités ». Elle pédale pour son groupe, elle pédale pour le ravitaillement familial… elle ne prend aucun repos. Mais elle est gaie et vaillante. Elle se sent « portée », comme elle dira plus tard, par ce combat sérieux et exaltant. Elle veut faire honneur à son père en se mettant au service de la France. Le groupe Hildevert fait preuve de discipline et d’efficacité sous l’autorité d’un chef aimé de tous.

Août 1944, un parachutage allié important doit avoir lieu en Seine et Marne. Le bataillon ANY est mis en alerte. Les hommes attendent l’ordre de rejoindre le terrain. Deux cent cinquante SS et cent cinquante soldats de Wehrmacht ont bien été signalés dans la région, mais il est probable qu’ils sont en train de se diriger vers l’Est.


la râperie avant

26 août, l’ordre de départ a enfin été donné ; il avait été différé plusieurs fois. Micheline fait partie du groupe qui se rend directement à Oissery pour organiser une infirmerie dans l’usine désaffectée de la Râperie. Avec elle il y a Jeanine et un brancardier. Seize hommes sont postés aux alentours en protection.

 Le gros de la troupe est attendu dans les heures suivantes. L’étang de Rougemont, tout proche, a été mis en défense avec des fusils mitrailleurs. Mais les Allemands signalés quelques jours auparavant, et qui avaient poursuivi leur route, rebroussent chemin. Malgré l’évidence de leur défaite ils veulent anéantir les « terroristes ». Le combat s’engage, rude, entre blindés allemands et résistants. Ces derniers sont bientôt encerclés. L’infirmerie est mitraillée. Micheline et Jeanine, les deux infirmières, restent auprès de leurs blessés, ces hommes qu’on leur a confiés ou qu’elles ont récupérés sur le champ de bataille. La lutte est inégale, sans merci, et les derniers coups de canon allemands auront raison du bataillon Hildevert. Le commandant et ses deux fils sont tués. Les Allemands pourchassent les survivants qu’ils achèvent. L’infirmerie est incendiée. Vingt-six hommes y ont été exécutés et brûlés avec de la paille arrosée d’essence.


après…

Un soldat allemand blessé intervient pour stopper le massacre. Il a été correctement soigné par les infirmières, tout comme les Français du bataillon. Quatorze hommes, Micheline et Jeanine, sont épargnés mais seront emmenés en captivité… Les seize personnes sont parquées dans une grange de la ferme voisine en attendant l’arrivée de camions. Micheline porte son brassard d’infirmière mais elle sait que si l’on découvre les documents cachés dans ses vêtements, elle sera exécutée. Personne n’a encore été fouillé. Les hommes ont simplement été désarmés. Il faut agir. Prétextant une envie subite, elle demande à aller aux toilettes. Un soldat la pousse du bout de son fusil vers la cabane au fond du potager. La troupe les ayant largement utilisées, le moins qu’on puisse dire c’est que ça déborde… Micheline n’hésite pas. Elle déchire les papiers compromettants et les enfouit dans le trou puant… jusqu’à l’épaule, précisera-t-elle plus tard. Elle s’essuie du mieux qu’elle peut et remet sa veste sans s’occuper de l’odeur. En sortant elle constate qu’il lui serait facile de sauter par-dessus le mur de la clôture, son accompagnateur s’est éloigné ; mais ses camarades et les fermiers paieraient pour elle. Elle renonce.

Départ vers l’Est. Internement à la prison de Metz dans l’attente d’une déportation vers Buchenwald ? Ravensbrück ? Pendant quatre mois Micheline partagera une cellule misérable avec d’autres femmes combattantes ou simplement mères de famille n’ayant pas voulu dénoncer leurs fils. Le régime est rude. Dans la première soupe il y a des vers, elle la jette. La seconde également. La troisième… elle ferme les yeux et mange. Les prisonnières politiques, dont elle fait partie, sont interrogées sans relâche ; les coups pleuvent, et sans doute pire, mais Micheline n’ira jamais plus loin dans les confidences. Plusieurs fois Micheline et Jeanine sont menacées d’exécution. C’est pour les faire craquer. Micheline ne désespère pas. Elle combat encore. « Nous nous promettions, avec Jeanine, que si nous devions être fusillées, nous demanderions à l’être côte à côte et nous chanterions la Marseillaise ». Une à une leurs compagnes de captivité partent vers les camps. Chaque matin elles attendent leur tour. A la mi-novembre les Allemands les « oublient » un peu. Ils se préparent à quitter Metz devant l’avance alliée. Mais ils ne laisseront probablement personne derrière eux… En effet, les voilà sorties de force de leur cellule à coups de crosse. Elles sont poussées dans une cave. La porte se referme. Un bref espoir. Ils les abandonnent ? Une mitrailleuse ouvre le feu par le soupirail, elle arrose la pièce au jugé. Micheline, Jeanine et quelques autres ont eu la présence d’esprit de s’allonger à plat ventre et de se protéger la tête. Elles survivront. Les Allemands montent dans leurs camions et s’enfuient devant les Américains qui entrent dans la ville. Leurs libérateurs leur offriront des uniformes chauds… mais trop grands pour leurs corps amaigris.


au retour

25 novembre 1944, soir de la Sainte-Catherine, le massacre d’Oissery a consterné la région. Micheline a été portée disparue. Sa famille la croit morte. C’est Huguette qui ouvrira la porte de la maison à sa sœur Micheline, squelettique, couverte de crasse et de vermine. C’est sa mère qui, en pleurant, remplira un baquet d’eau chaude, la lavera et l’épouillera. Une serviette chaude sur les épaules… une première soupe de rutabagas avec une tranche de pain.


Micheline est vivante, mais elle a un combat à mener. Elle est honorée dans sa ville. On parle de décorations. Elle refuse en bloc. N’a-t-elle pas vu le lendemain de son retour des « collabos » notoires arborant qui un brassard de patriote, qui une Croix de Lorraine ? Il est hors de question de porter la moindre médaille ! Elle fait cadeau à la France de son engagement. Les décorés de la dernière heure ? Elle les méprise et s’en détourne avec dégoût.

Si elle rend hommage à son commandant Charles Hildevert, à ses deux fils et à tous ses compagnons, elle n’appartiendra jamais à aucune association d’anciens combattants ! Et surtout elle garde le sentiment qu’ils ont été « trahis » et, dira-t-elle, « pas par des collabos »… Micheline pensait que le bataillon Hildevert avait fait de l’ombre à certains autres groupes. Ses membres étaient purs et désintéressés, sans arrière-pensées politiques.


conseillère municipale

Les élections municipales approchent, elle se présente sur la liste de la Résistance. La voici conseillère municipale. Dans son discours d’intronisation elle insiste sur le fait que les femmes ont enfin obtenu la place qui leur était due après avoir combattu sur les barricades, sur les agissements de certains profiteurs de guerre à qui il faut barrer la route après avoir barré celle des Boches, sur la nécessité d’un véritable Ministère de l’enfance… Qui mieux qu’une femme peut défendre les intérêts des enfants qui ont tant souffert pendant cette guerre, s’occuper du ravitaillement, du rapatriement des prisonniers ? Les femmes ont gagné le droit de vote au combat par leur astuce et leur génie durant la clandestinité, par leur héroïsme sur les barricades. A son calvaire, elle préfère exposer celui de sa compagne de cellule à Metz, madame Perrin, 68 ans, arrêtée en même temps que son mari, 71 ans, pour ne pas avoir dénoncé leur fils, un « Malgré-nous » déserteur de l’armée allemande. Madame Perrin avait eu le temps de lui dire « Ma « piote », si nous sortons de là, je veux que tous les ans vous veniez passer vos vacances chez moi », avant d’être déportée avec son mari. Par le judas de la cellule elle avait vu le vieux couple s’éloigner, chancelant.

Micheline participera activement à la vie de la commune et militera au Parti communiste jusqu’à la naissance, en 1946, de Françoise à qui nous devons ce témoignage. Par la suite elle deviendra cheminote et militera à la CGT. Si elle vota pour le PCF toute sa vie, elle ne renouvelait plus sa carte depuis bien longtemps. Le feu sacré l’avait quittée devant le comportement de certains responsables. Elle avait exprimé le souhait de la présence d’un porte-drapeau le jour de ses obsèques. Cela lui fut refusé. Elle n’avait pas la carte d’ancien combattant… Ses cartes de résistante et de déportée ne suffisaient pas à ceux qui s’étaient appropriés le drapeau français.

Elle n’était pas des leurs. Les pompiers du village de Provence où elle repose prêtèrent à sa fille un petit drapeau pour recouvrir le cercueil. Les anciens du groupe Hildevert, prévenus, observèrent une minute de silence devant le mur des fusillés avant de faire retentir la Sonnerie aux morts et le Chant des partisans.

N'oubliez jamais. Ici ont trouvé la mort, torturés et fusillés par les Allemands le 26 août 1944 vingt-sept volontaires du Bataillon du Raincy, dit Bataillon Hildevert.

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