Eliane, rescapée du bombardement du 26 août

Henri Noëllet, 33 ans, son épouse Denise, 31 ans, et leurs deux enfants Eliane, 7 ans, et Roland, 22 mois, habitent 51, rue des Francs-Bourgeois dans le Marais, au  6ème étage. Cet immeuble moderne, un des premiers à avoir été construit en béton armé, abrite en rez-de-chaussée la boulangerie Verchère et un salon de coiffure. Au dessus sont installés des entrepôts de marchandises, de tissus et de produits pharmaceutiques. Aux deux derniers étages on trouve des appartements et des ateliers d’artistes. Eliane se souvient de quelques voisins : Les Hurez, des Chtimis amis de ses parents, lui est ébéniste. Les Moenne-Locoz, des Savoyards, lui est sertisseur, elle était modiste, leur appartement possède une grande verrière. Les Delaroche peut-être?  Le père est artiste peintre, le petit garçon a son âge.

les Halles pendant la guerre les époux Noëllet en 1954

Entre la famille Noëllet et le « Ventre de Paris » c’est une longue histoire. Henri est " Fort des Halles " Son père Frédéric est comptable au pavillon B.O.F (*) et vit aux Pavillons-sous-Bois. Denise a succédé à sa grand-mère rosiériste, elle est commissionnaire en fleurs. Il y a quelques années Eliane a retranscrit ses souvenirs et notamment cette nuit affreuse du 26 août 1944. Merci à elle d’avoir bien voulu nous les faire partager.

(*) Beurre, oeufs, fromage

chez la marraine d'Eliane, rue des Pyrénées avant le bombardement le manuscrit d'Eliane

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les deux axes du bombardement (voir site Internet France-Crashes 39/45)

Paris a été libéré le 25 août par la 2ème Division blindée du général Leclerc, aidée des FFI qui tenaient les rues depuis sept jours et avaient contraint les Allemands à se réfugier dans quelques points d’appui. Aujourd’hui, 26 août, le général de Gaulle va assister à un Te Deum à la cathédrale Notre-Dame. Il descend les Champs-Elysées au milieu d’une immense foule en délire. La Police et les soldats de Leclerc ont toutes les peines du monde à assurer un semblant de service d’ordre. Des coups de feu claquent sur le parcours. Une fusillade éclate dans la cathédrale. Des tireurs réfugiés sur les toits sont à l’œuvre. Soldats allemands ? Miliciens ? On ne saura pas. Le soir tombe. Partout on fête les libérateurs. On crie, on chante, on boit et on danse. « Libération fête folle » pour reprendre le titre du livre d’Alain Brossat. Une centaine de bombardiers du IXème Fliegkorps de la Luftwaffe s’approchent de la capitale par le Sud en vue de couper les voies d’approvisionnement. L’objectif n’est pas Paris. Les appareils ont décollé de Belgique. Ils vont survoler la ville selon deux axes, Sceaux/Saint-Denis et Clamart/Noisy-le-Sec, et lâcher leurs bombes sur les 3, 4, 5, 12, 13, 18 et 19ème arrondissements. Ce sont des bombes explosives et incendiaires. Quatre-cents immeubles seront détruits. Il y aurait eu 890 blessés et 189 tués (mais ces chiffres ne tiennent pas compte des décès survenus dans les hôpitaux les jours suivants). Lire également dans ce site l'article consacré à ce bombardement sur d'autres quartiers de la capitale.

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23h30, je suis couchée. Des hurlements de sirène. En même temps des explosions. Ce sont des bombes incendiaires. Elles sont tombées sur notre immeuble. Des flammes. De la fumée très épaisse. Et une odeur âcre de brûlé. L’obscurité. Des éboulements. Des cris. Des crépitements…

Papa me dépose, en chemise de nuit, dans un endroit noir où il y a un sèche-linge de plafond avec des épingles. Sûrement une cuisine. « Ne bouge pas ! Je reviens ! » me dit-il en partant à la recherche de mon frère Roland. Il y a quelques instants alors que nous essayions de descendre, une forte déflagration s’est produite. Je tenais les mains de Maman et de Marie-Louise Hurez. Un escalier s’est effondré. Marie-Louise a été entraînée dans le trou laissé par l’ascenseur. Elle serait morte sur le coup. Son sac à main a glissé sur mon bras gauche. J’ai été blessée à la jambe. Monsieur Raoul Hurez a crié « Il faut sauver les gosses ! ». C’est peut-être à ce moment-là que mon petit frère a échappé des bras de Papa. A tâtons et muni d’une lampe électrique qui perce difficilement la poussière et la fumée, Papa retrouve Roland protégé par le plâtras qui l’a recouvert. Mais il n’y a plus d’escaliers ni de cages d’ascenseur. Seule issue les cages des monte-charges qui donnent sur la rue des Guillemites. Raoul Hurez et Papa nous font glisser le long de gros cylindres d’acier. Maman reste accrochée quelques instants par son slip… Tricoté par elle avec du coton d’avant-guerre, il a résisté à son petit poids et lui a sauvé la vie. Arrivés en bas dans la rue nous sommes dirigés vers un abri, la cave de l’immeuble d’en face. Raoul a les cheveux brûlés, il est pieds nus. Il lui faut une paire de sandales pour remonter dans l’immeuble. Il supplie les badauds. Malgré l’interdiction il part avec Papa à la recherche de Marie-Louise. Des gens généreux nous accueillent dans leur appartement de la rue des Archives. Maman a honte de l’état dans lequel nous mettons les draps. Nous sommes tellement sales !

Le lendemain matin une foule de curieux encore en fête s’est amassée devant les décombres de l’immeuble. Pour les sinistrés quelques petits objets à récupérer. Maman espère retrouver un petit coffre à main. Rien ! Les pillards ont commencé leur œuvre. Mes parents ne récupèreront que quelques petites cuillères de leur ménagère. Elles ont conservé les traces de la catastrophe. Mes parents ont tout perdu. Sur la soixantaine de locataires dix-neuf survivants à peine. Une seule famille au complet, la nôtre. Madeleine Moenne-Locoz a été sérieusement brûlée par le phosphore. Tout près d’elle une jeune femme a été tuée sur le coup et son mari agonisait sur le sol, les deux jambes coupées. Papa estimait déjà être « un mort en sursis » depuis l’ablation d’un rein gelé pendant son service militaire en Alsace. Aujourd’hui nous sommes vraiment des rescapés ! L’odeur du brûlé, la carcasse métallique de l’immeuble et les plâtras hanteront mes cauchemars pendant des années. Longtemps j’ai refusé de quitter mon imperméable et mes galoches, comme longtemps je me suis couchée toute habillée. Nous avons été hébergés, rue Elzevir, dans l’appartement d’un monsieur qui était parti en vacances. Mes parents ont attendu une aide. Dix ans plus tard Maman apprit qu’il aurait fallu réclamer l’indemnité. Pour les sinistrés qui ne l’avaient pas fait à temps c’était trop tard, ils n’ont jamais rien perçu.

 

27 août 1944 : dégâts, secouristes et sinistrés dans les rues de Paris (film INA)

Les archives livrent l’identité de vingt et un tués dans l'immeuble. Le décès des autres victimes a dû être enregistré dans les hôpitaux :

Fernand Aubrie, 48 ans

Renée Martinet, 21 ans

Blanche Bardou, 40 ans

Albert Bourdet, 27 ans

Cladie Cannet, 43 ans

Odette Cannet, 20 ans

Philomène Duclos, 67 ans

Emilie Guignard, 22 ans (*)

Christian Guignard (*)

Marcelle Juillot, 38 ans

Raymond Listard, 33 ans

Jacqueline Confland, 24 ans

Lucien Barré, 54 ans

Félicie Bisson, 69 ans

Alexandre Lissaner, 42 ans (**)

Blanche Chapus, 41 ans

Marguerite Joly, 36 ans

Antonin Joly, 32 ans

Marie Hurez

Firmin Dubord, 38 ans

Gaston Delplanque, 57 ans

(*) Il s'agit peut-être du jeune couple tué près de Madeleine Moenne-Locoz

(**) Selon Guy Laroche (On les nommait des étrangers) Alexandre Lissaner, réfugié d'origine hongroise et membre des FTP, effectuait une mission dans le quartier ce soir-là.

A lire dans le site : "Le repli élastique" un témoignage de Frédéric Noëllet, le grand-père d'Eliane qui, comptable aux Halles et habitant les Pavillons-sous-Bois, a noté avec un certain humour toutes ses observations et ses impressions entre le 12 août et le 28 septembre 1944.