3 septembre 1939, la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne qui vient d’envahir la Pologne. René Bordier, trente-cinq ans, est mobilisé et rejoint le 56ème Régiment d’artillerie laissant derrière lui à Montgeron sa femme Suzanne et ses deux enfants Jean et Monique. Commence alors ce que le journaliste et écrivain Roland Dorgeles baptisera la « Drôle de guerre », une attente interminable l’arme au pied derrière la Ligne Maginot en face d’une armée allemande retranchée derrière la Ligne Siegfried, quelques escarmouches entre corps francs et patrouilles de reconnaissance, des combats sans grande importance.
la bataille de Saint-Valéry-en-Caux (cliquer pour agrandir)
Soudain le 10 mai 1940 Hitler lance ses divisions à travers les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg. L’état-major français pourtant alerté ne peut contrer l’offensive sur Sedan, les armées de l’Est reculent. René tient un carnet de route que sa famille conserve précieusement. On peut y lire les pérégrinations de la 5ème pièce de la 7ème batterie d’artillerie à laquelle il est affecté : départ de Reyersviller, Sarrebourg, Toul, Troyes, Versailles… A la halte de Villeneuve-Saint-Georges il constate amèrement « arrêt du train pendant 20 minutes à 500 mètres de chez nous à 6h00 du matin ». Le 29 mai le voilà à Villiers-sur-Bonnières, le 1er juin la batterie prend position à Béhen dans la Somme où elle subit un intense bombardement aérien puis une attaque le 4 juin à midi. Le lendemain elle doit se replier sous le tir des mitrailleuses allemandes. Le 6 elle s’installe à Rieux. Au cours d’un ravitaillement en eau René croise le maréchal des logis Marcel Nebout qui a perdu les hommes de sa pièce. Il sera tué quelques instants plus tard sous un bombardement aérien. Le 8 juin marche forcée vers Saint-Valéry-en-Caux. Pas de ravitaillement. Le 11 juin attaque des chars allemands, la 5ème batterie est détruite. Les artilleurs combattent avec les fantassins. "Dernières cartouches. Je suis prisonnier…" La 31ème Division d’infanterie à laquelle est rattaché le 56ème Régiment d’artillerie vient de s’incliner devant la 7ème Division de Panzers du général Rommel. Le régiment a perdu soixante-quatorze hommes en quelques heures.
prisonnier en Allemagne (cliquer pour agrandir)
Pour René et ses camarades débute un long périple qui va les conduire de camp provisoire en front stalag en France, en Belgique, aux Pays-Bas avant d’être débarqués du train le 13 juillet 1940 dans la région d’Osnabrück au nord de l’Allemagne. Grâce à son carnet nous savons qu’il est placé comme travailleur agricole dans la ferme d’Ernst Albers à Heithöfen. Le 25 octobre il reçoit enfin des nouvelles de son épouse Suzanne. Onze lettres d’un coup ! Les services de la poste ont mis du temps à s’organiser pour faire face aux besoins des familles des 1 800 000 prisonniers détenus en Allemagne mais maintenant le contact est renoué. Le 25 mai 1941 René travaille chez le cordonnier et cultivateur Spicker à Lintorf, le 27 juillet chez M. Hreling à Hastrup, le 14 août à Sandbrink. En mars 1942 il peut envoyer 30 marks à Suzanne. Le 25 septembre 1942 René, malade, est admis à l’hôpital de Thuine. Le carnet s’arrête le 8 octobre. Rapatrié sanitaire, il retrouve enfin son foyer de Montgeron où Suzanne a fait face aux difficultés de l’occupation et, aidée de sa mère Joséphine, élevé Jean et Monique tout en continuant d’exercer sa profession de sténodactylographe. De son retour à la vie civile nous ne savons rien faute d’écrits de sa part.
Monique dans les bras de ses parents / Monique, Jean et leur grand-mère Joséphine (cliquer pour agrandir)
Si la ville n’a pas à souffrir d’une présence allemande trop nombreuse, sa proximité avec les communes de Villeneuve-Saint-Georges et de Juvisy-sur-Orge présente un réel danger pour ses habitants car elles abritent des gares importantes qui deviennent des objectifs prioritaires pour l’aviation alliée. Dans la nuit du 18 au 19 avril 1944 la Royal Air Force rase la gare de triage de Juvisy mais fait plus de 120 morts, 200 blessés et 4 000 sinistrés. Le 27 c’est au tour de la gare de Villeneuve entièrement détruite au prix de 25 morts civils et 15 cheminots allemands. Des réfugiés sont accueillis à Montgeron qui doit également abriter les ouvriers de l’Organisation Todt chargés de relever les ruines. Le 6 juin 1944 l’annonce du débarquement en Normandie soulève un immense espoir. La guerre est bientôt finie ! Ce jour-là on a entendu dix fois les sirènes d’alerte mais les avions sont passés au loin. Le 11 juin les Montgeronnais peuvent lire que le boucher Raymond R. a été condamné à 6 mois de prison et 4 800 francs d’amende pour trafic de cartes de pain. Quelques jours plus tard le cadavre d’un inconnu âgé de 25 ans environ et tué de plusieurs balles dans la tête est découvert dans un fourré au lieu-dit les Quatre-Chênes dans la forêt de Sénart. Le 14 juillet des avions larguent leurs bombes sur Vigneux et sur Yerres. De nombreux Montgeronnais affolés se réfugient dans la forêt. Le 15 août les Allemands quittent leurs cantonnements du Château-Latour mais disposent des troupes dans la forêt et le long de la Seine et brûlent quelques unes de leurs installations. La garnison de Corbeil qui rejoint Paris avant de se diriger vers l’Est se livre à des pillages : chevaux, foin, avoine blé et essence.
rue de la Longueraie à Vigneux-sur-Seine : pont du chemin de fer (cliquer pour agrandir)
les lieux en 1950 (photo communiquée par M. Fornal)
18 août 1944 fin de matinée. Le bruit court qu’un train chargé de vivres a été abandonné sur la voie ferrée au lieu-dit la Longueraie à Vigneux-sur-Seine. Les Allemands s’apprêteraient à brûler son chargement composé de sucre et de farine. Au diable la prudence ! Quatre longues années de privation et la libération si proche. De nombreux habitants décident de se rendre sur place. Il y aura sans doute quelque chose à récupérer. René, Suzanne et Jean se joignent au cortège. La petite Monique est restée à la maison rue de la Glacière avec grand-mère Joséphine. A 13h30 les voilà à proximité de la voie (*). La foule est dense. Les Allemands, nerveux, se sentent débordés et ordonnent sa dispersion. Furieux de ne pas être entendus ils ouvrent le feu. Suzanne, enceinte d’un troisième enfant, est touchée la première. Elle s’affaisse. René se précipite. Il reçoit à son tour une balle mortelle. Jean court vers ses parents. Un homme l’attrape et le met à l’abri. Marthe Gourdet, 41 ans, Augustin Derveaux, 44 ans, et Brahim Kattara, 33 ans, sont également tués. Il y a plusieurs blessés. L’abbé André Letellier, curé de Vigneux et membre de la résistance parvient à stopper le massacre. Le calme revenu, les corps de René et Suzanne sont chargés sur une brouette et recouverts de sacs. Jean guide le « convoi funèbre » jusqu’au domicile familial. Il fait chaud en ce mois d’août 1944 et l’enterrement n’aura lieu que quelques jours plus tard. Le petit garçon a longtemps conservé « l’odeur de la mort dans le nez » comme il disait. Il sera reconnu avec sa sœur pupille de la Nation mais ils ne bénéficieront d’aucun droit à réparation.
(*) Aux archives de la SNCF on peut découvrir que l’ouvrier-chaudronnier Anatole Raoul, des ateliers de Villeneuve-Voitures, domicilié 90, rue du Parc à Montgeron, a été blessé au bras droit par les salves de mitrailleuses tirées du haut du pont de chemin de fer.
monument aux morts de Montgeron : René et Suzanne Bordier; Marthe Gourdet (cliquer pour agrandir)
Fin 1944 le Service de recherches des crimes de guerre ennemis de la rue de Villejust demande une information contre X, présumés militaires allemands, pour homicide volontaire, accusés d’avoir tué le 18 août 1944 vers 13h30 à Longueraie, sur le territoire de la commune de Vigneux-sur-Seine, cinq personnes venues pour essayer d’emporter du sucre et de la farine entreposés dans des wagons (sic).
L’enquête sera longue et le dossier ne dit pas si les coupables ont été identifiés. Selon plusieurs témoignages M. Augustin Derveaux passait là par hasard puisqu’il marchait à la rencontre de sa fille rentrant de Paris par la gare de Villeneuve-Saint-Georges. Il a été abattu d’une rafale de mitraillette qui lui a cisaillé la gorge. Deux secouristes de la Croix-Rouge l’ont chargé sur un brancard et conduit au château de Mme Dorgère qui servait de poste d’infirmerie.
le dossier n° 101721 (cliquer pour agrandir)
Le secrétaire de la mairie de Vigneux révèle qu’un capitaine allemand s’est présenté le 15 août afin de réquisitionner un cantonnement pour deux officiers de passage. Ils n’ont pas laissé d’ordre écrit et ont quitté le pavillon deux jours plus tard en emportant quelques meubles et tout le linge. Le 24 août ils se sont rendus chez M. Bertin et ont récupéré plusieurs batteries d’accumulateurs. Une lettre a été trouvée dans le pavillon. Elle avait été oubliée par le caporal Jonaz Beibl, ordonnance des deux officiers : Sa mère qui le croit encore en Normandie s’inquiète pour lui. Elle habite Erharting près de Mühldorf am Inn et se plaint des survols de l’aviation alliée qui bombarde Munich. La fenaison est terminée, G. Mühl Maner est mort, Wallner est mourant mais elle est en bonne santé… Sur l’enveloppe figure le numéro de Feldpost 101236 mais selon le secrétaire de mairie ce n’est pas cette unité qui a tiré sur la foule.
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Cette histoire pourrait s’arrêter là si dans la foule qui s’est pressée à Longueraie ne s’était trouvée également Paulette Ardoin, une jeune vigneusienne elle aussi attirée par la perspective de se ravitailler en farine. Mais alors qu’elle s’avançait vers le train elle entendit quelqu’un crier « Reculez ! » Elle s’arrêta net alors que les Allemands ouvraient le feu. Cela lui sauva la vie. Paulette est l’aînée de sept enfants, son père marinier est décédé au début de la guerre. Diplômée de l’université de Paris elle travaillera après la guerre au département traductions de l’ambassade américaine où elle rencontrera Francis W. Baker chargé du secrétariat du département des publications.
le repas de mariage chez les Ardoin à Vigneux-sur-Seine (cliquer pour agrandir)
C’est un héros de la 2ème Guerre mondiale qui a combattu en Afrique, en Sicile, en France, en Belgique, en Hollande et en Allemagne dans les rangs de la 2ème Division blindée de la 1ère armée américaine. Titulaire de la Bronze Star et de la Croix de guerre belge, il a survécu à trois destructions de ses chars et s’est particulièrement distingué lors d’une attaque en terrain découvert quand il n’hésita pas à piloter son engin tourelle ouverte pour éviter les mines et enfin parvenir à détruire un panzerfaust qui le menaçait. Paulette épousera Francis le 23 novembre 1946 en l’église américaine de Paris.
Le rapport avec René et Suzanne ? Thérèse, une sœur cadette de Paulette, épousera leur fils Jean en juin 1954.
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Au cours de mes recherches pour illustrer ce témoignage familial j’ai découvert une curiosité dans l’église de Montgeron. Les maîtres verriers Mauméjan ont réalisé en 1941 un ensemble de vitraux pour la décoration de l’église Saint-Jacques. L’un d’entre eux représente la décapitation de l’apôtre. Le bourreau ressemble étonnamment à Hitler. Un authentique acte de résistance ou une simple interprétation soixante-dix ans plus tard. L’historien montgeronnais Renaud Arpin qui a redécouvert ce vitrail il y a quelques années n’a pas la réponse.
Un grand merci à Sylvie Charbonnier, petite-fille de René et Suzanne Bordier, et à Patricia Flores, fille de Paulette et Francis Baker, qui ont bien voulu nous faire partager leurs archives familiales. Ainsi qu'à Fabrice Bourrée, de la Fondation de la Résistance-Département AERI, qui m’a aimablement communiqué le dossier de recherches de crimes de guerre, et à Jean Fornal pour toutes ses trouvailles à l'état-civil de la mairie de Vigneux.
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