25 août 1944 début d’après-midi, le général de Gaulle quitte Rambouillet pour se rendre à la gare Montparnasse, le poste de commandement du général Leclerc. Le cortège est composé de trois voitures, sa protection est assurée par le peloton de spahis du lieutenant Yvan Matousek en attendant que la Garde républicaine prenne le relais. L’entrevue à Montparnasse est brève, à peine une vingtaine de minutes, le temps de lire l’acte de reddition du général von Choltitz et de saluer les quelques personnalités présentes. Le modeste convoi se dirige ensuite vers le Ministère de la guerre par le boulevard des Invalides où il essuie le tir de snipers postés aux fenêtres des immeubles. Le spahi Riboud, conducteur de la voiture de tête s’effondre le cou traversé par une balle ; l’adjudant Claudepierre arrose les façades avec son automitrailleuse. Les véhicules réussissent à atteindre la rue Saint-Dominique. Le général de Gaulle s’installe dans ses bureaux et reçoit le préfet de police Charles Luizet et le délégué général du CFLN Alexandre Parodi. Pendant ce temps-là les spahis se sont déployés pour sécuriser les abords du Ministère. Et justement on a manifestement besoin de leur aide rue de Bourgogne et place du Palais Bourbon.
La Chambre des députés, réquisitionnée depuis le 8 septembre 1940 pour abriter de nombreux services administratifs du Haut commandement militaire en France (MBF) et du Contrôle de l’administration du Grand-Paris, est devenue un point d’appui où se sont retranchés sous la pression des FFI les nombreux employés de bureau et les soldats de von Choltitz.
Le sous-groupement Rouvillois de la 2ème Division blindée a été chargé de réduire les garnisons qui occupent les bâtiments du Ministère des Affaires étrangères et de l’Assemblée nationale situés entre le Quai d’Orsay au nord, la rue de Constantine à l’ouest, la rue de l’Université au sud et la rue de Bourgogne à l’est.
Yvan Matousek, Robert Capa, Bob Landry et Achille Peretti
Le peloton de protection du général de Gaulle aux ordres du lieutenant Matousek va attaquer par la rue Saint-Dominique et la rue de Bourgogne sous l’œil attentif des photographes Robert Capa et Bob Landry et l’aspirant Willing laissera un compte-rendu précis de l’action (Calots rouges et Croix de Lorraine ; carnet de la Sabretache hors série).
Il est 17h00 quand le général de Gaulle pénètre avec sa suite dans le Ministère qu’il avait quitté en juin 1940. Le général Juin qui reste notre seul interlocuteur et auquel je demande de nouvelles instructions me répond : Départ pour la Préfecture de police puis l’Hôtel de Ville à 18h30. En attendant assurez la sécurité des abords du Ministère. Aussitôt dit, aussitôt fait puisque le lieutenant Matousek et les blindés de tête sont déjà engagés dans le combat au canon et à la mitrailleuse à l’angle des rues de Bourgogne et Saint-Dominique.
Tirant en direction de la grille du portail d’entrée du palais Bourbon, l’adjudant Claudepierre vient de réduire au silence un blockhaus qui s’y trouve et de démanteler avec un obus de 37 le poste de Flak situé sur le toit de la Chambre des députés. C’est à présent au tour de l’aspirant adjoint, chef des éléments portés du peloton, les 14 hommes des équipages des jeeps, d’entrer en action. Ce groupe est bénévolement renforcé par deux civils dégourdis et particulièrement courageux sous le feu. J’apprendrai plus tard que l’un d’entre eux est M. Achille Peretti, futur maire de Neuilly-sur-Seine (1) et l’autre M. Robert Capa, correspondant de guerre américain de la revue Life, tué en Corée quelques années plus tard (2).
Il s’agit pour nous d’enlever les barricades de chevaux de frise qui barrent l’entrée de la place du Palais Bourbon ; fouiller les étages supérieurs des immeubles de la place et éventuellement d’y poster des tireurs embusqués ayant des vues sur le Palais ; d’intimider les défenseurs du portail par un lancer de grenades F1 après avoir gagné l’abri relatif qu’offre le monument de la République situé au milieu de la place.
Troquant mon stick contre une carabine M1 je me sens aussi vulnérable qu’un matador entrant dans l’arène lorsque je pénètre au pas de course sur la place entièrement déserte et où les balles piquent dangereusement l’asphalte. Il était temps de quitter la rue de Bourgogne où une rafale vient de faire voler en éclats dans mon dos la vitrine d’un coiffeur situé au numéro 6. La barricade enlevée, les automitrailleuses pénètrent sur la place et se postent aux angles.
Alors que le combat fait rage, un étrange cortège débouche de la rue Aristide-Briand (3). Il comprend un officier allemand portant un drapeau blanc de parlementaire, escorté par un cavalier casqué du 12ème Cuirassiers (4) dont l’escadron est engagé place de la Concorde et d’un petit officier FFI avec un képi et de grandes bottes. Nous cessons aussitôt le feu, définitivement, pensant dans notre candeur être les seuls responsables de la reddition subite du point d’appui allemand du Palais Bourbon et de sa garnison de 350 hommes. Nous apprenons plus tard qu’en réalité l’officier parlementaire arrivait directement de la gare Montparnasse porteur d’ordres écrits émanant du général von Choltitz ordonnant aux différents îlots de résistance de mettre bas les armes immédiatement (5).
Après avoir palabré avec ses collègues à l’intérieur du Palais notre émissaire obtient enfin l’ouverture du grand portail. Au moment où nous allions pénétrer en vainqueurs avec nos véhicules dans la grande cour de la Chambre des députés pour nous assurer de sa garnison, de son armement et savourer notre victoire, une estafette accourant du Ministère de la Guerre nous crie : Départ immédiat ! C’est lorsqu’il remonte dans la tourelle de son automitrailleuse de commandement que j’entends le lieutenant Matousek murmurer avec son accent caractéristique et son sourire caustique : Je suis malgré tout le seul officier de cavalerie tchécoslovaque dans l’histoire à avoir pris la Chambre des députés française avec l’assentiment d’un gouvernement français (6).
(1) Le commissaire de police Achille Peretti assure la protection du général de Gaulle pendant les journées d'août.
(2) Robert Capa a été tué en Indochine le 25 mai 1954 en sautant sur une mine.
(3) A l'époque prolongement de la rue de Bourgogne.
(4) Il s'agit en fait d'un spahi.
(5) L'officier de réserve Robert Réa est adjoint au chef du 2ème Bureau de l'Etat-major des FFI (voir Musée de la Résistance en ligne)
(6) Le lieutenant tchécoslovaque Yvan Matousek s'est engagé dans les rangs de la France libre en décembre 1942; il sera tué le 20 septembre 1944 en Lorraine.
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En étudiant les photographies de très près on peut faire quelques découvertes intéressantes (cliquez sur les images pour les agrandir) :
On distingue bien Robert Capa suivant la progression de l'automitrailleuse dans la rue de Bourgogne. Dans quelques secondes il va réaliser le célèbre cliché de l'aspirant Willing s'élançant sur la place du Palais Bourbon.
Et ici rechargeant son appareil au pied de la grille du Palais tandis que l'officier allemand parlemente ou encore rue de Bourgogne au milieu des spahis et menaçant Bob Landry de le prendre en photo.
Ici nous découvrons que le colonel Rouvillois, chef du sous-groupement de la 2ème DB est venu voir comment les choses évoluaient. Et sur la photographie de droite Bob Landry a surpris un spahi et deux FFI invités à prendre la pose pour illustrer le reportage du cameraman.