Alice – La lettre retrouvée


Alice et Hélène

Alice et Hélène se sont connues à l'âge de dix ans à l'école des Oiseaux en banlieue parisienne. Alice est mariée et mère de deux garçons, Joël 9 ans et Jean-Claude 9 mois, elle habite à Ris Orangis.  Hélène, célibataire, est domiciliée à la Varenne.


le 27 août 1944

Ma petite Alice,

"Ils" sont enfin là, depuis le temps que nous les attendions …

Malheureusement on ne peut se réjouir complètement lorsqu'on voit tant de victimes autour de soi.

Depuis avant-hier nous sommes "retournées" car un de nos bons voisins a été tué à Sucy en revenant de conduire une amie de sa femme. Cette amie avait laissé quelques affaires auxquelles elle tenait dans son appartement de Montrouge; obligeamment il lui a offert d'aller avec elle en tandem pour les chercher. Ils ont fait le voyage aller et retour Sucy-Montrouge, Montrouge-La Varenne avec quelques passages dangereux mais revenaient sains et saufs, et lui particulièrement heureux d'avoir assisté à l'entrée des troupes alliées à Paris; il a été tué (ou plutôt assassiné) par les Allemands à Sucy. Il laisse une femme et un enfant de quatorze ans, le pauvre gosse est littéralement fou de chagrin.

Sucy : Dans le chemin près de la voie ferrée, aujourd'hui baptisé "Chemin des FFI", un violent combat s'est déroulé.  Louis Bohn, 42 ans, Fernande Boudot, infirmière, Henri Cloteaux, Georges Fournier, 41 ans, coiffeur, Jacques Frugier, 30 ans et Roland Lambert, 19 ans, sont tués dans les rangs des FFI

Je t'assure que nous nous faisons de la bile pour vous et tous ceux que nous aimons. Nous apprenons ce matin que les boches sont retranchés sur la rive droite de la Seine entre Corbeil et Villeneuve. Vous devez entendre sans arrêt le canon, la mitraille et les grenades, comme nous entendons la bagarre sur Champigny. Hier un obus est tombé dans une avenue avoisinante tuant une personne et en blessant six autres. Il faut reconnaître que le fort de Champigny est juste en face de nous, de l'autre côté de la Marne. Il paraît qu'il y en a plus de quatre cents de retranchés dans le fort.

fort de Champigny : Le 26 août on relève le décès de Paul Bellangeon, Jean Bos et Emile Lidon à Champigny sur Marne.

Ce matin les Américains sont montés et les ont sommés de se rendre. Ils ont, paraît-il, tué l'envoyé américain. La bagarre va donc reprendre d'un moment à l'autre. Non, ils se sont rendus finalement aux Américains et le calme est définitif par ici

La lettre a été écrite en plusieurs fois, ce qui explique ce rajout …

Lucienne est-elle avec vous ? Je l'espère, sinon comme vous devez être inquiets d'être sans nouvelles. J'ai bien pensé à aller voir jusque chez elle mais avec la suppression du métro cela ne m'a pas été possible. Germaine devait aussi monter voir tes beaux-parents car nous supposions que Jean était resté à Ris mais le travail affolant des derniers jours ne lui en a pas laissé le temps, d'autant plus que le 18 août le bruit courait que les portes de Paris seraient fermées à 18h00, ce qui a été vrai pour la porte de Montreuil.

Lili et moi sommes rentrées "claquées" d'avoir fait le trajet Marbeuf-La Varenne à pieds; ce n'était d'ailleurs pas la première fois ! Pour nous remettre il y a eu une sérieuse bagarre le soir dans notre coin et un voisin a eu deux balles chez lui.

Je me demande quand ma lettre t'arrivera. As-tu reçu celle que je t'ai écrite à la suite de mon angine qui m'a empêchée d'aller vous voir ? Comme c'est long d'être sans nouvelles … et nous nous demandons comment nous nous retrouverons.

Les bombardements boches d'hier ont fait beaucoup de victimes; l'hôpital Bichat est complètement détruit. Quand on pense que ces chameaux-là nous en faisait tout un plat quand les bombes anglaises tombaient sur un hôpital ! Quels hypocrites.

l'Hôpital Bichat : Le samedi 26 août au soir la Luftwaffe a lancé un raid vengeur sur Paris…  (lire l'épisode)

Joël et Alain ne sont-ils pas trop énervés par les évènements et ne font-ils pas trop d'imprudences ? Je pense bien à eux et je me doute que vous devez crier pas mal car ils ne doivent pas se rendre compte du danger. Madame Rohaut doit être bien soucieuse. Evidemment la fin est proche mais il y aura hélas beaucoup de victimes. Monsieur Rohaut doit être en pleine action et vous ne devez pas vivre …

Monsieur Rohaut : Le père d'Alice, membre de la Résistance de Ris Orangis, sera élu conseiller municipal après guerre.

Dans notre quartier c'est un véritable concert de femmes qui "rouspètent" après leur mari, père, frère, qui sortent à tort et à travers "pour voir". Quant aux gosses ils s'éparpillent un peu partout et veulent aller à la baignade. Tu te rends compte des cris des mères.

Que devient Jean-Claude dans cette bagarre ? Peux-tu avoir du lait en suffisance ? N'est-il pas trop énervé (Jean-Claude pas le lait !).

A côté de chez nous (je n'ai jamais autant voisiné) il y a un petit Patrick de six ou sept mois qui me fait penser à Jean-Claude; il est tout bronzé par le soleil et se moque totalement qu'une balle soit passée au-dessus de son berceau.

Je suis inquiète de mes collègues de bureau qui se trouvent toutes dans des quartiers où il y a eu de la bagarre. En principe le travail doit reprendre demain mais comme il n'y aura pas de train, j'hésite à faire quarante kilomètres à pieds. Note bien que ce serait plus pour avoir des nouvelles que je me déplacerai car le travail lui-même est arrêté puisqu'il n'y a pas de communications avec les usines.

C'est vrai qu'il y aura fort à faire pour secourir les sinistrés.

Je n'ai évidemment pas de nouvelles de Simone qui a dû avoir de belles émotions à Montgeron. Quant à Ida je n'ai rien reçu d'elle depuis son départ à Pouilly.

le 31 août

Je reprends ma lettre. Lundi je suis partie travailler à pieds jusqu'à Nation; là j'ai pris le vélo de Germaine et me suis lancée dans Paris; je n'étais pas très fière car je n'avais jamais roulé dans Paris et je t'assure qu'il y a de la circulation ! J'ai croisé un convoi de ravitaillement américain; j'avais mal au bras à force de l'agiter pour les saluer. Paris revit, tout le monde à l'air allégé; plusieurs de mes collègues ont aidé à faire des barricades. Il y a jusqu'à présent peu de victimes (à ma connaissance seul un employé a reçu une balle dans le genou) mais nous sommes sans nouvelles des banlieusards Nord et Sud (Villeneuve le Roi, Juvisy). Nous nous inquiétons pour mademoiselle Detart qui était partie au 15 août chez ses parents à Méru et qui n'a pu revenir; maintenant elle doit être en pleine bagarre. Pourvu qu'il ne lui arrive rien.

La Société a mis un vélo à ma disposition mais comme je ne suis pas entraînée à faire quarante kilomètres par jour, aujourd'hui je suis restée à la maison pour récupérer un peu de forces. Je préfère ne pas me peser car ce doit être catastrophique. Je suis de plus en plus "grande sauterelle"; enfin avec le ravitaillement qui va s'améliorer je reprendrai peut-être un peu de graisse !

Marraine est montée avenue de Taillebourg mais Jean n'était pas revenu de Ris si bien que je n'ai pas plus de nouvelles. Par exemple je sais que tu as une nièce Annick qui a eu le bon goût d'attendre l'arrivée du lait américain pour venir au monde. Alain ne sera-t-il pas déçu d'avoir une petite soeur ?

une nièce Annick :  le témoignage de Lucien, le beau-frère d'Alice… (lire le témoignage)

Mardi j'ai assisté au défilé des troupes américaines et j'étais effarée de voir leur matériel. Comment ont-ils pu le débarquer ? Quel tour de force.


la 4ème Division d'infanterie américaine sur les Champs Elysées

Un employé de notre maison a récupéré un fils et un neveu qui font partie de la Division Leclerc. Un autre fils (il a huit enfants dont un Joël) a été parachuté en juin mais personne n'en a plus de nouvelles et il est à craindre qu'il n'ait été tué ou fait prisonnier. Ces jeunes gens sont très enthousiastes et persuadés que l'Allemagne sera vaincue, à moins qu'elle ne trouve un rayon immobilisant les moteurs.

Tout le monde est unanime à reconnaître qu'ils ont une tête plus sympathique que les "verts". Quant à leur organisation et à leur ravitaillement, cela nous fait bailler d'admiration. Rien de comparable avec les conserves de l'occupation.

J'espère que les trains remarcheront assez vite et que nous pourrons nous revoir bientôt. Je ne profite guère de mon filleul (qui a dû faire force guirlandes et drapeaux). Je pense que vous reviendrez à Paris pour octobre et nous pourrons visiter les vieux quartiers de Paris, encore un peu plus marqués par l'Histoire. L'Hôtel de Ville a sa façade marquée de traces d'obus et de balles. Les barricades commencent à disparaître, déblayées par des jeunes, des enfants et des soldats américains. Celles où il y avait du bois ont été défaites les premières; tu penses s'il y avait des amateurs ! Aux Champs Elysées il y avait des élégantes parisiennes qui emportaient leurs sacs de bois !

Quel soulagement de penser que nous ne passerons pas cet hiver sous l'occupation ! Mais je plains ceux qui sont encore sous la domination car ils deviendront de plus en plus mauvais …

Pour passer à un autre sujet, j'ai voulu commencer le tricot de Joël mais je voudrais bien que tu me donnes un complément de mesures : le tour de taille, la hauteur de la taille à l'emmanchure et le tour de poignet. Avec ça je serai à peu près sûre de ne pas faire de bêtise.

le 12 septembre

J'ai une occasion de faire remettre cette lettre à Ris, aussi j'en profite illico. Je vous embrasse tous très affectueusement en attendant de vous revoir bientôt et vous transmets les bonnes amitiés des miens. Je suis inquiète au sujet d'Ida.

Hélène