Michèle – La demoiselle du Quai Conti

En 1944 Michèle a 16 ans. Elle vit chez les Cazaux qui se sont installés 19, quai Conti au mois de mai. Le sous-préfet Yves Cazaux, 35 ans, directeur de cabinet du secrétaire général de la Seine Guy Périer de Féral, est l'un des "honorables correspondants" du colonel Paillole, responsable des services spéciaux de l'armée d'armistice puis de ceux du général Giraud à Alger. Témoin privilégié, de part son poste à l'Hôtel de Ville, il a tenu un journal du 6 juin au 17 novembre 1944 (Journal secret de la libération – Albin Michel 1975) qui fourmille de précisions sur l'insurrection parisienne et à qui ce site doit de nombreux détails.

Michèle a été élevée par ses grands-parents maternels à Granville, en Normandie; sa mère, Marguerite, a épousé le journaliste Gaston Gélis qui a été mobilisé comme officier dans les chars en 1939. En juin 1940 le grand-père conduit en auto Marguerite, qui a une voiture mais pas de permis, et Michèle à Toulouse. Après l'armistice, Gaston Gélis les rejoindra et la famille s'installera à Vichy, où Marguerite devient la correspondante du journal suisse "La feuille d'avis de Neufchâtel". A la rentrée 1943, les Gélis hébergent Michel Godret, beau-fils d'Yves Cazaux. Gaston Gélis, membre du réseau de résistance super-Nap (noyautage de l'administration), prévenu du danger, prend la fuite et est caché dans une ferme à Louchy-Montfand, à quelques kilomètres de St Pourçain-sur-Sioule, par des gens braves et courageux, les Chrétien,  avant que son réseau n’envoie une voiture le chercher pour l’amener en région parisienne, où il vivra dans la clandestinité à Juvisy-sur-Orge, aidé par le commissaire de police, et aussi à Athis-Mons.  Marguerite, agent de liaison du même réseau, est arrêtée le 27 octobre 1943 pour "sabotage de la politique de collaboration" par ses écrits dans son journal. Elle sera détenue à Moulins, dirigée sur Compiègne puis déportée à Ravensbrück (Allemagne) et Holleschein (Tchécoslovaquie) d'où elle ne reviendra qu'en mai 1945 récupérée par Russel Richie, correspondant de guerre américain missionné par Gaston Gélis (lire ici les conditions de sa détention sur GENEMIL Assoc …)

Andrée (dite Dodette), épouse d’Yves Cazaux, récupère alors son fils Michel et la jeune Michèle, abandonnés  à Vichy et les ramène à Paris par le train, les installe à la maison et les inscrit au Cours du Quartier Latin (C.Q.L),  rue Monsieur le Prince. Aucune nouvelle de Marguerite, mais de temps en temps, le samedi,  des rendez-vous furtifs à Morsang-sur-Orge ou dans le métro avec Gaston qui est indigné quand il constate que Michèle se met du rouge à lèvres … et le lui fait savoir avec énergie. 

6 juin 1944, ça y est ! C'est le débarquement ! Tout cela va enfin finir ! Dès le 12 juin, Yves, prévoyant le pire, prend la décision de faire vacciner toute la famille contre tétanos, diphtérie, typhoïde, paratyphoïde.    

Mais l'atmosphère n'est pas à la joie délirante, se souvient Michèle. Juillet 1944, l'avance américaine traîne, le temps parait bien long et la crainte d’un échec du débarquement est constante. Les Alliés vont-ils être rejetés à la mer ? 4 juillet, Yves Cazaux note dans son journal qu'à 7h30 on a entendu des rafales de mitrailleuses… c'est la garnison allemande du Sénat qui s'exerce.

Problèmes de ravitaillement. Heureusement que la famille de Granville envoie des colis (entre autres, gigots prés-salés du Mont St Michel) qui arrivent toujours, et sans dommage, par la poste ! Yves Cazaux écrit à la date du 19 juillet : Ma femme tente d'avoir des légumes chez sa marchande habituelle. "-Oh, madame, je n'en ai pas; mais j'en ai acheté tout à l'heure pour mon déjeuner rue Galande, tél n°…, au fond de la cour. Ils ont de très bonnes salades". Elle y va. Effectivement il y a de tout. Des salades à 12 francs la pièce, des petits pois, des carottes, des haricots verts. C'est un enfant qui vend. Il donne rendez-vous pour un jour déterminé et même une heure donnée. Il annonce : "Demain si vous venez j'aurai des éclairs au café". Et de fait le lendemain il a de magnifiques éclairs au café à 25 francs la pièce. Dans trois ou quatre cours de la même rue on opère ainsi. L'apport des marchandises se fait par une vieille patache.


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En juillet et août 1944, Michèle apprend à nager à la piscine Deligny. Le 7 août, première journée sans métro. Le 9, l'agitation de l'ennemi est fébrile. Aux portes des hôtels des soldats entassent des caisses. Des camions pleins à s'effondrer stationnent le long des quais de la rive droite depuis la place de la Concorde, les conducteurs sont assis sur les bancs, le corps tassé, le visage terne tandis que la fièvre des Parisiens augmente. Yves Cazaux croise place du Châtelet une colonne de chars lourds qui descendent du boulevard Sébastopol et s'engagent sur le quai de Gesvres. Ils sont couverts de branches. Le 18 août, consigne est donnée aux hauts fonctionnaires de rester la nuit à l'Hôtel de Ville.

Le 19 à 8h 20, il saute sur sa bicyclette et rentre chez lui. C'est le début de l'insurrection, annonce-t-il. Les policiers ont investi la Préfecture. En se penchant à la fenêtre on peut voir le drapeau qu'ils ont hissé sur les toits. Par mesure de précaution les matelas seront installés contre les vitres. Yves Cazaux est rappelé de toute urgence par le secrétaire général. Il prend une valise et regagne aussitôt l'Hôtel de Ville. Dans l'après midi des drapeaux sont également hissés sur les mâts de la maison commune. Du haut de son pigeonnier au sixième étage, Michèle entend des coups de feu dans la rue.

Le 20 à 6h 10 le secrétaire général et son directeur de cabinet accueillent Roger Stéphane et ses FFI qui viennent investir l'édifice au nom de la résistance et s'assurer de la personne du préfet Bouffet.

Le secrétaire général Guy Périer de Féral est également arrêté (*). Yves Cazaux reçoit pour instructions de rentrer et demeurer chez lui. Vers 17h05 il envoie son beau-fils Michel chez des voisins "une artiste italienne installée somptueusement par un Allemand, son amant" avec pour mission de faire appeler le numéro de téléphone de la maison pour débloquer la ligne (pourquoi italienne ? Michèle se souvient qu'il s'agissait de l'actrice Arletty). De la fenêtre de la chambre il surveille la rue. Une patrouille allemande avance… 25 hommes armés progressent lentement précédés par 3 éclaireurs. Vite, il rappelle Michel en hurlant dans l'escalier. Sa femme l'a déjà arrêté… Quelle frayeur ! 

(*) Il y a eu méprise. Guy Périer de Féral sera cité à l'ordre de l'armée, médaillé de la résistance et nommé directeur général adjoint de l'administration française en Allemagne occupée.

Plus tard des FFI seront envoyés au domicile d'Arletty pour l'arrêter. Mais elle s'est réfugiée chez des amis à Montmartre. La fenêtre de Michèle donne sur l'Institut. Des coups de feu claquent. Ce serait le fils du concierge… il est milicien et il tire sur la barricade qui est sur le quai, à l’angle de la Monnaie et de petite rue Visconti.  Vers 17h30 des soldats lancent une grenade dans la Seine vers un groupe de baigneurs à la pointe du Vert-Galant. Il faut dire qu’il y a énormément de baigneurs tout au long des berges de la Seine.

Sur le quai rive droite, une mitraillade dirigée contre un groupe de gens s'affairant autour d'un camion. Des victimes sont relevées aux abords immédiats de l'Institut. Vers 18h30 Yves Cazaux peut se glisser hors de chez lui…

Michèle se souvient d'avoir assisté,  d’un balcon de la rue de Rivoli, le 26 août, avec madame Cazaux et Michel, au passage triomphal du général de Gaulle, venu à pied à Notre Dame de Paris pour assister à un Te Deum prévu pour célébrer la victoire. L’appartement, résidence de Roland Tual, le réalisateur de cinéma, est situé entre le Palais Royal et la rue du Louvre.

Soudain, une fusillade éclate tout au long de la rue de Rivoli et jusqu’à la Place de l’Hôtel de Ville. Des hommes font irruption brutalement dans l’appartement, repoussent les personnes présentes qui sont pétrifiées et, couchés par terre, commencent à tirer avec une arme automatique ! On n’a jamais su exactement qui ils étaient. Des FFI ? En tous cas, c’est un grand moment de délire et de folie, encore aujourd’hui inexplicable. Qui a tiré le premier coup de feu ? Il y aurait eu des morts et des blessés jusqu’à l’intérieur de la cathédrale.



lire l'épisode…

Précisions de Michèle : On ignore habituellement que le « sang du crime » ayant été versé, l’église est devenue impropre à la célébration du culte. Il est donc nécessaire de procéder dès le lendemain 28 août à une « Réconciliation », cérémonie traditionnelle et obligatoire. Elle a lieu le matin du 28 à six heures. Elle doit en principe être célébrée par l’évêque revêtu des ornements pontificaux, mais il peut pour cela déléguer un simple prêtre, qui accomplit les mêmes rites, vêtu d’une chappe. On lit dans le journal « Ce Soir » en date du 28 Août : « C’est ce matin que l’archiprêtre, accompagné du chanoine Lenoble, a « réconcilié » la cathédrale. C’est une cérémonie très longue qui s’apparente à la consécration des églises, aucun fidèle n’est autorisé à y assister. L’officiant fait le tour de l’église à l’intérieur et à l’extérieur et bénit les murs avec de l’eau « grégorienne », mélange d’eau , de cendres, de sel et de vin ».  (Source : « L’Insurrection de Paris 19-29 Août, France éditions 10, Faubourg Montmartre. Ce petit opuscule, vendu 15 Fr, raconte sur le vif la Libération de Paris à partir d’extraits d’articles de journaux de l’époque, toutes tendances politiques confondues. Certains titres existent encore aujourd’hui : Le Figaro, l’Humanité, le Parisien libéré. Beaucoup ont disparu à plus ou moins longue échéance, dont le « Front National » !)


Le soir même du 26 août Gaston Gélis, mitraillette Sten au côté, débarque quai Conti. Il a profité du passage des troupes de la 2ème DB en banlieue Sud pour se joindre à elles. Plus tard dans la soirée, alerte et violent bombardement (lire l'épisode). Le lendemain on peut enfin enlever les matelas qui obturent les fenêtres.


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Toujours aucune nouvelle de Marguerite. Gaston a réintégré son domicile 93, rue Olivier de Serres dans le 15ème et repris ses activités de journaliste. Michèle sera hébergée par les Cazaux jusqu’au retour de sa mère le 8 mai 1945. Michel et Michèle sont envoyés dans l'Eure pour finir l'été. Yves Cazaux rejoint la Sécurité militaire où il a pour mission pendant une semaine d'interroger les suspects avant d'être chargé du service de presse et de politique du boulevard Haussmann. L'hiver 1944-1945 sera très rude quai Conti se souvient Michèle.


Michel a un cousin en proche banlieue, Henry Golaudin fils de Claire, secrétaire à l'Assemblée nationale, et d'Henri, notaire à Clamart décédé en 1931. Quelques jours à peine après la libération de Paris le téléphone sonne chez les Cazaux. C’est le père de Michel, Pierre Godret, qui lui annonce, bouleversé, que le cadavre d'Henry a été retrouvé dans un terrain vague à Châtenay-Malabry… 

Le 2 août 1940 huit jeunes gens se réunissent dans un bar du quartier Latin. Ils échafaudent un "vaste plan" de résistance à l'oppresseur et n'hésitent pas à baptiser pompeusement leur groupe "8ème D.F.T" (Huitième division de Francs-tireurs). Henry installe dans le pavillon de sa mère son poste de commandement qu'il appelle "la Commandancia" par dérision pour la "Kommandantur". Vite dénoncé par un agent double il doit passer en zone libre en février 1941. Après une tentative avortée de rejoindre les forces gaullistes il revient à Clamart et se remet au travail. Pour peu de temps car une nouvelle dénonciation l'oblige encore à s'enfuir. Huit mois de chantier de jeunesse à Rumilly, installation à Lyon où il participe au journal des A.C.J. Il est arrêté par la police française mais libéré trente-six heures plus tard et rejoint le maquis de Grenoble. Août 1943, retour à Paris. A Clamart il monte une officine de faux papiers avec la complicité d'un imprimeur, d'un graveur et d'un inspecteur de police. Sa mère vend une collection de timbres pour acheter deux bicyclettes et des couvertures au profit de son équipe. Son réseau s'étend de Clamart à Versailles en passant par Colombes et Clichy. Le 15 août 1944 Henry déjeune avec sa mère au 40, avenue de la République à Boulogne-Billancourt avant de convoquer ses lieutenants. Il l'envoie même au commissariat de police chercher l'un d'entre eux. Elle ne le reverra plus vivant… 

Le 22 août deux de ses soeurs viennent à la maison annoncer la terrible nouvelle. Henry a été fusillé. Il faut récupérer le corps à Châtenay-Malabry. Elle se précipite à la mairie où le "faisant fonction" de maire met à sa disposition une voiture de la Défense passive. Impossible de trouver un cercueil mais à 16h30 le cadavre est déposé dans le caveau provisoire de Clamart. Il sera enterré avec les honneurs militaires le 29 août. 

Quatre hommes ont été découverts à Châtenay-Malabry : le commandant Henry Golaudin alias Fred, le lieutenant Jacques Lauduique alias Patrice, le sous-lieutenant Pierre Jarrige (*) alias Delsy et le sous-lieutenant Henri-Jean Golaudin alias Rico (fils de Jean Golaudin maire-adjoint du 2ème arrondissement de Paris et cousin d'Henry). 

(*) Pierre Jarrige était policier auxiliaire aux archives de la Préfecture de Police. Est-ce lui le complice de l'officine de faux papiers ?

 Persuadés que les jeunes hommes ont été trahis, la mère d'Henry Golaudin dépose plainte. L'enquête démontrera qu'au retour d'une mission de récupération d'armes auprès du lieutenant FFI Camille Barrelet à Malakoff, ils ont été arrêtés le 16 août Porte de Vanves et conduits rue des Saussaies où après interrogatoire ils seront exécutés dans la soirée. En 1946 le réalisateur de cinéma Jean Mamy, alias Paul Riche, fut accusé de s'être introduit dans le groupe et de l'avoir dénoncé à la Gestapo (il sera condamné à mort et fusillé le 29 mars 1949 pour sa participation active à la presse collaborationniste et à son activité au profit de la Gestapo). Au cours d'une confrontation avec la mère d'Henry Golaudin il aurait avoué que les assassins s'étaient enfuis de Paris dans la nuit du 17 au 18 août 1944.


Cette affaire est-elle à rapprocher du guet-apens de la Porte Maillot dans lequel sont tombés 43 FFI à la recherche d'armes et qui seront conduits rue des Saussaies avant d'être exécutés à la Cascade du Bois de Boulogne ? (voir l'épisode) et voir le site des Ardents, le Mouvement national de résistance auquel ils appartenaient.