Une si longue absence

« Alors, de tous côtés, surgissent des blindés et des soldats en armes. L'étang de Rougemont est pris sous le feu des mitrailleuses, un char tire au canon de 88, les fuyards sont pourchassés jusque dans les granges et abattus. L'infirmerie de la râperie est attaquée et incendiée avec ses occupants, les blessés qui y ont été évacués depuis le début de la bataille. On en retirera vingt-sept cadavres calcinés et difficilement identifiables. Il y aurait eu cent cinq morts, dont le commandant Hildevert et ses deux fils tués par un obus de 88, et soixante-cinq prisonniers et disparus selon les premières estimations d'après guerre. »

La bataille de Oissery (Seine-et-Marne) s’est déroulée le 26 août 1944 tandis que Paris fêtait sa libération. Soixante-cinq prisonniers et disparus disent les comptes-rendus de l’époque, auxquels il faut ajouter les vingt-sept cadavres non identifiés. Pour quatre-vingt-douze familles au moins commence une interminable attente. Leur proche parent n’était peut-être pas parmi les blessés achevés et brûlés. Fait prisonnier ? En Allemagne ? Pas de nouvelles ? C’est normal ! Tout est désorganisé…  On tente de se rassurer.  Il est vrai qu’un convoi parti le 25 août du Perreux-sur-Marne a chargé des prisonniers. Des camions ont été vus se dirigeant vers l’Est. L’espoir est permis. Il  faut attendre. Albert Tinelle, 20 ans, est porté disparu; il ne rentrera que le 20 mai 1945 aux Pavillons-sous-Bois.

Albert, né le 12 octobre 1924 à Paris, s’était engagé devant l’Intendant départemental de Valence (Drôme) le 3 novembre 1942 pour une durée de trois ans au titre du 4ème Régiment de Zouaves alors stationné en Tunisie. Il est aussitôt dirigé vers Marseille mais le 11 novembre doit rejoindre le 8ème Régiment d’infanterie de Montpellier. En effet les voies sont coupées. Les Alliés ont débarqué en Afrique du Nord le 8 novembre, les Allemands pour répondre à la menace ont envahi la zone libre le 11. Le voilà démobilisé le 27 novembre, envoyé en permission à son domicile en région parisienne, et enfin placé en position de congé d’armistice le 1er mars 1943. 

Son acte d’engagement indique sa profession : manœuvre-plombier et précise qu’il  a produit l’autorisation de sa mère. Orphelin de père à l’âge de six ans, il est l’avant-dernier d’une famille de sept enfants. La famille vit à Puiseux-en-Bray (Oise) au milieu des moutons, des poules et autres volailles. Sa fille Andrée, qui a bien voulu partager avec nous tous ces détails, l’a souvent accompagné au cimetière se recueillir devant les tombes de ses camarades de combat. Mais à quatorze ans on ne pose pas beaucoup de questions et elle ne connait pas les motifs qui ont poussé Albert à rejoindre l’armée en 1942.

Pendant l’occupation il rejoint le réseau Armand Spiritualist dépendant de la Section française du Special operation executive (S.O.E) et commandé dans l’Est parisien par Charles Hildevert ; il est affecté à la compagnie Charpeaux. Le 26 août 1944 le bataillon Hildevert se dirige vers Oissery où il doit réceptionner un important parachutage d’armes et de munitions. Un fort détachement allemand se trouve déjà sur place. La bataille s’engage et tourne au désavantage des FFI qui infligent cependant de lourdes pertes à l’ennemi. Comme dit plus haut, plus de soixante hommes auraient été faits prisonniers. Certains sont embarqués dans un train parti la veille du Perreux-sur-Marne. Destination : les camps de concentration de Mauthausen et Bergen-Belsen. Ils reviendront peu nombreux. D’autres sont conduits à Meaux. Parmi eux le capitaine Florimond Leuridan, chef du groupe FLO, qui y est fusillé dans la soirée. Albert Tinelle, quant à lui, est envoyé à Louvain (Belgique) puis dirigé sur le stalag II D de Stargad au Nord-Est de Berlin.

Paris est libéré mais la guerre n’est pas finie. Les combats se sont déplacés vers l’Est de la France. La 1ère Armée française du général de Lattre de Tassigny remonte la vallée du Rhône tandis que les Américains (et la 2ème DB du général Leclerc) repoussent les Allemands dans les Vosges. Ils contre-attaquent dans les Ardennes en décembre. Les généraux misent sur d’hypothétiques armes secrètes pour renverser la situation. La Croix-Rouge internationale peine à assurer sa mission d’aide aux prisonniers de guerre. Le courrier et les colis ne sont livrés que très difficilement à leurs destinataires. L’Etat français avait fait paraître des listes de prisonniers après la campagne de 1940. Aujourd’hui cela serait impossible à réaliser. Rien à quoi se raccrocher. Les familles attendent. La mère d'Albert sait-elle seulement que son fils est vivant ? Au mois de mars 1945, le Rhin franchi, les combats se portent sur le territoire allemand. A l’Est les Russes sont à cinquante kilomètres de Berlin sur l’Oder. Hitler se suicide le 30 avril. La capitale tombe le 1er mai. L’Allemagne capitule le 8 mai.

Au fur et à mesure de leur avance les Soviétiques ont libéré de nombreux camps de concentration ou de prisonniers de guerre. Ils ouvrent les grilles du stalag II D le 1er mai. Albert Tinelle est rapatrié en France où il arrive le 26. Il perçoit un modeste paquetage et une petite somme d’argent puis est renvoyé dans ses foyers. Pour lui la guerre est finie.

 

Environ un million de prisonniers sont revenus en France au printemps 1945. Dans une certaine indifférence, préciseront certains. Opérations de démobilisation compliquées, découverte des ruines laissées par les Allemands, tickets de rationnement en vigueur, emploi pas toujours retrouvé, santé altérée. Plus grave, ils représentent les vaincus de 1940 au milieu d’une population qui célèbre les héros de la résistance. Il faut cependant réapprendre à vivre. Albert se marie en janvier 1949 à Jeanne qui lui donnera six enfants. Il a abandonné son métier de plombier pour celui bien plus difficile de charbonnier. Andrée se souvient qu’il était très bricoleur et fabriquait lui-même les jouets qui ont enchanté sa jeunesse : échasses, luge et cerfs-volants. Il est décédé en août 1983 à Villepinte (Seine-Saint-Denis). Son action pendant la guerre lui avait valu la Médaille commémorative 1939-1945 avec agrafe « Libération ».