Monsieur Joseph

Né en 1905 à Kichinev, Joseph Joinovici est arrivé en France en 1925. Avec son épouse, il s'installe à Clichy sur Seine, chez un cousin marchand de vieux métaux. Il se fait très vite un nom dans ce commerce, fonde une première société en 1929 et se retrouve, avec son frère Marcel, à la tête des Etablissements Joinovici Frères, 13, rue Morice à Clichy dès 1936. La guerre se profile. Son entreprise est réquisitionnée par le Ministère de la Production nationale. Juin 1940, les Allemands occupent Paris. Sentant venir les temps mauvais (réglementation antisémite du gouvernement de Vichy, aryanisation des biens juifs), Joseph Joinovici cède ses actions dans le capital de sa société à deux hommes de paille, deux fonctionnaires de la Préfecture de police. Parallèlement à cet escamotage, il parvient à obtenir un certificat d'appartenance à la religion orthodoxe. Il peut donc se lancer dans un commerce qui fera sa fortune pendant l'occupation : la fourniture de métaux ferreux aux bureaux d'achats allemands.

Pour soutenir leur effort de guerre les Allemands ont en effet besoin de matières premières. Dans certains pays occupés ils "se servent". En France, les conditions particulières de l'armistice leur imposent des moyens détournés. Ils créent donc des bureaux d'achats chargés de récupérer tout ce qui peut intéresser l'armée, l'industrie et la population civile allemandes. Pas de problème pour payer au comptant toutes ces fournitures : la France verse des frais d'occupation largement supérieurs aux besoins des troupes cantonnées dans le pays. Le plus célèbre et le plus efficace d'entre eux est dirigé par Hermann Brandl, agent de l'Abwehr, et porte le nom de "bureau Otto". Les Allemands autorisent et "encouragent" la création de dizaines de ces officines qui permettent l'approvisionnement de l'armée en métaux, cuirs, peaux et tissus (spécialité de Michel Skolnikoff) et autres matières premières.  Bien sûr le prétendant doit se plier à la règle et obtenir l'agrément d'Henri Lafont, dit monsieur Henri, qui règne sur une bande de truands surnommée la Gestapo française de la rue Lauriston.

Le petit voyou d’avant guerre Henri Chamberlin est devenu, en changeant de nom, un personnage très influent. Il tutoierait Pierre Laval, obtiendrait des Allemands de nombreuses libérations, tiendrait table ouverte à laquelle se presse le "bottin mondain", collectionnerait les maîtresses (à particule de préférence, les comtesses de la Gestapo).

Son adjoint n'est autre que l'ancien "meilleur flic de France", Pierre Bonny, qui a résolu quelques affaires retentissantes (scandale Stavisky) avant d'être révoqué de la police pour malversations et de se reconvertir détective privé.


Les affaires de Monsieur Joseph prospèrent. Le "biffin" est devenu milliardaire. Mais contrairement à d'autres cet argent ne l'étourdit pas. Bien sûr il a acquis un appartement luxueux boulevard Malesherbes et s'est offert une maîtresse, mais les affaires sont les affaires et les invitations qu'il lance sont des investissements judicieux. La "légende" de Joseph Joinovici peut commencer. D'aucuns diront qu'il a agi par patriotisme envers son nouveau pays, d'autres assureront que, prévoyant, il voulait assurer ses arrières. Quoiqu'il en soit c'est lui qui équipera en armes et en véhicules le mouvement de résistance Honneur de la police en vue de la prochaine insurrection. C'est à lui que le nouveau préfet de police Charles Luizet remettra, fin août 1944, un diplôme d'honneur pour sa participation à la Libération de Paris.


"Honneur de la police" a remplacé le "Groupe Valmy-Armée volontaire" décapité en mars 1943 après l'arrestation de son chef Arsène Poncey, brigadier des gardiens de la paix. Le commissaire Dubent, des services techniques, l'organise en fonction de l'organigramme de la Préfecture de police. Parmi ses missions, la surveillance des agissements de la Gestapo de la rue Lauriston pour le compte du N.A.P (noyautage des administrations publiques). A son tour Edmond Dubent est arrêté en décembre 1943. La relève est assurée par le brigadier-chef Armand Fournet, alias Anthoine. Parmi les agents actifs du réseau, le gardien de la paix Lucien Piednoir.

Armand Fournet

Lucien Piednoir

L'insurrection approche. Il faut des armes. Le 19 juillet 1944 Joinovici (qui conduit le véhicule), Piednoir, Noblet, Desbois, Masié et Scaffa se rendent au séminaire de la Brosse-Montceaux, en Seine et Marne, où des moines leur livrent des mitraillettes, des colts et du plastic. Lucien Piednoir les entrepose rue de Bagneux à Montrouge; elles seront transportées le 19 août à la Préfecture de police. Cette opération ne sera pas sans conséquences pour les divers protagonistes : une semaine plus tard Wilhelm Korf, chef de la Gestapo de Melun, investit le séminaire et fait fusiller cinq moines oblats après avoir découvert les caches d'armes vides; Piednoir et le gardien Georges Beau exécutent Robert Scaffa, alias Mickey, fortement soupçonné de la dénonciation (sa mère intentera un procès en 1949 pour le faire réhabiliter); Joinovici sera lui aussi accusé d'avoir livré les moines à Korf; le commandant des FFI Jacques Desbois et le colonel Yves Masié, chef régional FFC, sont arrêtés le 24 juillet au cours d'une réunion à Paris, on retrouvera leurs corps dans les charniers d'Arbonne en forêt de Fontainbleau.

W. Korf

Y. Masié

J. Desbois

R. Scaffa

Les gendarmes de la brigade de Montereau recueillent au cours de leur enquête un témoignage selon lequel un dénommé Henri, Renard ou Rivoire, a été amené, menotté, par Wilhelm Korf lors de la perquisition au séminaire. C'est lui qui fut chargé de reconnaître les oblats. On retrouvera également son corps à Arbonne.


Monsieur Joseph aide également le réseau à se procurer des armes à Aillant, Tholon, Sommecaize, et Montrouge. Début août il conduit un groupe d'une dizaine de policiers en civils sous la direction de Piednoir vers un dépôt situé à Neuilly sur Seine. Un fusil mitrailleur est mis en batterie sur le balcon pour protéger les gardiens qui font la chaîne. Trois tonnes d'armes sont embarquées dans un camion et deux voitures. Profitant des ses relations avec les Allemands il fournit ordres de mission et faux papiers pour sécuriser ces transports dangereux. Il renseigne aussi sur les activités de la police allemande, fournit du tissu pour les futurs brassards et prête ses véhicules pour le rapatriement des parachutistes alliés récupérés. C'est encore lui qui subvient aux besoins de la veuve et des enfants d'un policier fusillé au Mont-Valérien.


Mais parallèlement à ces activités en faveur de la résistance, Joseph Joinovici a équipé en mars 1944 la "Brigade nord-africaine" du patron de la rue Lauriston ! Cette brigade commettra les pires exactions dans la région de Sochaux et surtout dans le sud-ouest où l'un de ses membres, l'ancien footballeur Alex Villaplana, pille, viole, torture et fusille de nombreux civils. Et il continue ses "affaires" avec les Allemands jusqu'à la veille de la libération.


Joinovici ne s'expliquera jamais sur ses faits et gestes pendant la semaine insurrectionnelle, précise Alphonse Boudard (L'étrange monsieur Joseph) qui a recueilli un seul témoignage bien plus tard : pendant les premières journées des combats des FFI perquisitionnent à son domicile; son assistante et maîtresse parvient à le joindre à la Préfecture de police pour l'avertir. Monsieur Joseph arrive séance tenante mais est aussitôt arrêté et conduit à la mairie du 18ème arrondissement. Piednoir envoie un groupe de policiers le libérer sur le champ. Après guerre certains journalistes écriront que Joinovici disposait d'un bureau à la Préfecture de police, mis gracieusement à sa disposition par les autorités, et qu'il y traitait ses nouvelles affaires avec… les Américains.


Paris est libre. Début septembre 1944, apprenant où se cachent Henri Lafont et Pierre Bonny, monsieur Joseph les dénonce à la police et, à la demande de la Préfecture, finance une expédition. L'inspecteur Morin les arrête en possession d'innombrables faux papiers et d'importantes sommes d'argent en liquide. Lafont ne lui en tient apparemment pas rigueur (les deux hommes ont-ils signé un pacte ?) et déclare que Joinovici n'a jamais travaillé pour la Gestapo.

Le 8 septembre monsieur Joseph est arrêté à son tour; le 2ème bureau de la Sécurité militaire découvre sur lui une carte de la Gestapo. Il est interrogé sur ses activités de marché noir avec la Belgique mais explique qu'il s'agissait de trouver des sources de financement pour la résistance. Le juge le remet en liberté en novembre 1944. En 1945 il se lance dans le trafic de cigarettes, de surplus américains et autres denrées rationnées; en 1946 la Direction des douanes saisit dans l'une de ses sociétés des devises étrangères et des documents compromettants sur des échanges avec la Suisse. En mars 1947 un mandat d'arrêt est lancé contre lui. Roger Wybot, le patron de la DST, le soupçonne d'avoir été un agent de la Gestapo. Le commissaire Fournet facilite sa fuite. Le préfet de police est suspendu de ses fonctions. L'affaire Joinovici commence. Selon André Goldschmidt (L'affaire Joinovici -éditions Privat) la guerre des polices qui opposait la préfecture de police, fortement infiltrée par les communistes et les amis de monsieur Joseph du réseau Honneur de la police, et la DST, d'obédience gaulliste, en compliquera singulièrement la résolution.


Que sont-ils devenus ?

Joseph Joinovici est condamné, en 1949, à cinq années d'emprisonnement, à six cent mille francs d'amende et à la confiscation de ses biens à la hauteur de 50 millions de francs pour avoir sciemment accompli des actes de nature à nuire à la Défense nationale. L'intelligence avec l'ennemi et l'appartenance aux services de renseignements allemands ne sont pas retenues. Il est assigné à résidence à Mende (Lozère) où il dépense environ 100 000 francs par mois en téléphone pour pouvoir continuer à traiter ses affaires et imposer ses prix sur le marché des métaux non ferreux. En 1957 il s'enfuit en Israël via la Suisse avec un passeport marocain. Mais le gouvernement israélien l'expulse l'année suivante vers la France. Il décèdera, complètement ruiné, le 6 février 1965 à Clichy (92) au domicile de Lucie Schmitt, dite "Lucie Fer" sa fidèle assistante des beaux jours.

Herman Brandl est arrêté par les Américains en août 1945 à Munich. Il sera retrouvé pendu dans sa cellule de Stadelheim le 24 mars 1947. Les bruits les plus fous ont couru sur son trésor caché.

Henri Chamberlin, dit Lafont, et Pierre Bonny sont condamnés à mort et fusillés avec quelques complices le 26 décembre 1944 au Fort de Montrouge (92). La précipitation avec laquelle ils ont été jugés fera dire que le gouvernement ne voulait pas de déballages encore plus sordides.

Armand Fournet, médaillé de la résistance et nommé commissaire divisionnaire à la libération, est accusé d'avoir aidé Joseph Joinovici à se soustraire à la justice. Il est suspendu de ses fonctions.

Lucien Piednoir, médaillé de la résistance et nommé inspecteur principal à la libération, est condamné par la justice dans l'affaire Scaffa.

Le préfet Charles Luizet, compagnon de la Libération, est nommé gouverneur général de l'Afrique équatoriale française en mai 1947 mais décède en septembre de la même année.


A lire pour approfondir le sujet :

André Goldschmidt : L'affaire Joinovici. Collaborateur, résistant et… bouc émissaire
Alphonse Boudard : L'étrange Monsieur Joseph
Henri Sergg : L'empire souterrain du chiffonnier milliardaire
Philippe Aziz : Tu trahiras sans vergogne, 93 rue Lauriston
Marcel Hasquenoph : La Gestapo en France
Cyril Eder : Les comtesses de la Gestapo
Jacques Bonny : Mon père l'inspecteur Bonny