Il y a longtemps que nous n’avons eu de vos nouvelles

La libération de Paris vue par Marguerite Varcollier

Bernard Guinard a réalisé sa généalogie sur sept générations (voir son site). Au cours de ses recherches il a découvert ces lettres envoyées par Marguerite Varcollier à sa grand-mère paternelle Marcelle Gras. Nous sommes en août 1944, Marguerite vit à Paris tandis que Marcelle est à Saint-Étienne ; elles sont cousines germaines. Laure, citée plusieurs fois, est sa soeur.

Marguerite, fille et petite-fille d’architectes (Louis et Marcellin Varcollier à qui l’on doit entre autres la mairie du 18ème arrondissement et sa salle des fêtes), créera la société Camaflex en 1953.  


Marcelle Gras, épouse Guinard, et ses deux fils, Roger et Jacques

Paris le 15 août 1944

Marcelle et Jacques chéris, il y a longtemps que nous n’avons eu de vos nouvelles, et Maman s’inquiète. Il y a peut-être des lettres qui ne sont pas arrivées. Reine est sans nouvelles de Dijon. Il y a une lettre sur la bonne arrivée de laquelle Maman a de particulières inquiétudes : Melle de Lavérine a emporté chez elle une lettre dictée par Maman pour y joindre un mot destiné à ma tante et laissée poche restante… Cette pauvre Melle de Lavérine a été terriblement secouée, vous vous en doutez. Elle est bien courageuse. Outre son neveu, sa nièce et leurs deux filles, elle a perdu tout son bien là-bas. Elle a, à Paris, en tout et pour tout trois paires de draps. Ce qu’elle regrette surtout, c’est la bibliothèque de son père qu’elle considérait comme un trésor. Le troisième enfant de son neveu, Hervé 8 ans, est toujours chez les Jésuites, qui n’ont parait-il pas encore osé lui apprendre son malheur. La bonne de nos amis de Gigord a perdu de la même façon sa fille et 14 membres de sa famille. Nous sommes sans nouvelles des petits depuis le 28 juillet et de nouveau bien tourmentés. Paris a retrouvé l’animation d’une circulation intense. Je suis allée samedi à Chaville à bicyclette. Quel défilé ! Sur Paris, les voitures d’ambulance se suivaient.

 

Il y avait aussi des camions civils, avec un chargement hétéroclite : un méli-mélo de sacs de ravitaillement et d’humains de toutes les catégories, jusqu’à l’honorable bourgeoise en chapeau et toilette à l’avenant. Nous bénissons l’inappréciable colis d’œufs de Jeannie, c’est introuvable au marché noir, du moins au marché noir auquel je m’adresse. L’approvisionnement en légumes n’est évidemment pas brillant. Au mois de juillet nous avons eu des petits pois dans la vallée de Chevreuse. Mais il n’y a plus de trains et il n’y aurait d’ailleurs plus de petits pois. Quant à obtenir autre chose ! Les paysans chez qui nous allions et qui souhaitaient l’arrêt complet des trains pour avoir la paix doivent être satisfaits. Sur les routes on voit partout des hordes dépenaillées qui déambulent, inquiétantes. On dirait un nouvel exode. Quant aux trains, c’était la bataille à mort pour y entrer, et surtout pour en sortir afin de ne pas attendre une heure ou deux l’autobus qui vous transportait dans les pays détruits par les bombardements. Quel spectacle affreux, d’ailleurs sur cet embranchement Massy-Palaiseau.

Nous attendons impatiemment 10h et demi, l’heure de l’électricité (10h et demi à minuit), pour avoir la radio. On parle d’un débarquement en Méditerranée. Est-ce un bobard ? Le jour commence à baisser, les nouilles cuisent sur le « petit gaz », casserole à même le brûleur. Laure finit généralement par prendre le parti de faire la braise (nous en avons deux lessiveuses pleines) ou du papier dans l’âtre que nous avons la chance d’avoir à la cuisine. Nous avons aussi la chance d’avoir beaucoup d’archives à brûler. Nous allons dîner dans la pénombre et attendre, assoupis, l’heure des ondes et des nouvelles. Saint-Étienne avec ses chutes d’eau et son charbon, doit en principe être sur ce point de vue plus favorisé que nous. Mais le courant n’est-il pas dérivé vers une autre destination ?

Comment Roger supporte-il son travail de mineur ? Ce doit être très dur pour lui.

 

Depuis quelques jours, en effet, il n'y a plus de gaz ni d'électricité; les PTT sont en grève ainsi que les policiers. Non, ce n'est pas un bobard, 3 divisions américaines et 1 française ont bien débarqué sur les côtes varoises. La libération du territoire est en marche.

16 août

Cette lettre arrivera-t-elle à Saint-Étienne ? Enfin d’ici peu, la correspondance, si elle est interrompue, reprendra. Demain, plus de gaz : application du plan de détresse n° 1. En principe, en fait, c’est impossible. Si nous avons le plat cuisiné la semaine prochaine, ce sera bien beau. Les gens ne sont pas autrement émus de ces inconvénients et pensent que cela ne durera pas. Privation de métro aussi. Tout ce monde qui circulait sous terre circule maintenant dessus et à pieds. Quel encombrement de piétons et aussi de cyclistes. Hier soir, pendant le dîner, la concierge est venue nous dire qu’elle venait d’être prévenue, officieusement, de ce que l’eau allait être coupée dans la soirée. Nous avons donc fait notre plein d’eau. Il y en a partout à la maison, dans tous les récipients. Tous les concierges ont reçu hier soir ce mystérieux mot d’ordre. Heureusement l’eau coule toujours, mais nous gardons nos récipients et la baignoire soigneusement remplis.


Le Petit Parisien

Samedi 19

Avec cette grève des postiers, j’ai laissé ma lettre en panne. Mais je pense qu’elle pourra bientôt partir. L’atmosphère n’est plus la même. On cherche en vain Radio Paris, et cette nuit l’électricité nous est revenue plusieurs fois. A 6 h et demi ce matin, nous avons pu écouter la BBC. Dans la matinée des explosions se sont fait entendre de plusieurs côtés. A mon bureau il est décidé que chacun rentre chez soi. Vers 11 heures, j’ai enfourché donc ma bicyclette et prends le chemin de chaque jour. Tout est parfaitement calme. Mais à peine arrivais-je sur l’esplanade des Invalides qu’une rafale de mitrailleuses y éclate. Je rebrousse chemin en vitesse. Le calme revient. Je me décide à traverser l’esplanade. Savais-je ce que j’aurais trouvé si j’avais fait un détour ? Et je suis prise par une nouvelle rafale enfin j’enfile la rue de Grenelle ; très animée. On entend le cri de « rentrez chez vous ». Les gens courent. J’appuie ferme sur mes pédales. Arrivée devant la mairie du 7ème ; émotion, le drapeau tricolore flotte, et en face des soldats allemands, sont en faction devant le ministère des P.T.T. Quelques instants après, c’était la bagarre par là. J’arrive à la maison, des coups de feu retentissent à la Croix-Rouge. Dans l’escalier, je rencontre Laure qui se rend tranquillement chez le boucher, elle croyait entendre des explosions de gazogène. Un moment après, tout était calme mais la boucherie ne sera ouverte que lundi. Le drapeau flotte aussi sur la caserne du Vieux Colombier. Il parait qu’il est hissé sur tous les monuments publics. Nous n’avons pas bougé cet après-midi, cela tirait de tous les côtés. A un moment j’ai entendu des cris effroyables qui m’ont laissée pantelante. Il parait qu’il y a eu une véritable bataille à la Concorde et qu’il y a beaucoup de morts et de blessés. Hier soir et ce matin, on entendait le canon. On ne l’entend plus.

Dimanche 20

Cette lettre commence à devenir un journal. Quelle journée inoubliable. L’armistice est signé entre le Résistance et les Allemands. Nous avons vu de nos yeux une voiture de la Préfecture de police passer tout à l’heure, suivie d’une voiture allemande, avec 4 allemands dedans, sous la protection d’un policier français. Les Allemands demandent une trêve à la Résistance. Un haut-parleur de la voiture de la Préfecture de police, invite les Français à cesser le feu, moyennant quoi les Allemands promettent de partir sagement sans faire de dégâts. Le haut-parleur invite également la population à ne pas stationner dans les rues. Naturellement tout le monde est dehors. Il y a bien encore quelques coups de feu, mais maintenant c’est fini. Coup de téléphone de J, puis de Reine, il parait que nous devons cet accord à l’ambassadeur de Suède. Le bruit courait, ces temps derniers, qu’un envoyé américain était à Paris afin d’essayer de s’entendre avec les Allemands pour la non destruction de Paris. Nous avions également su l’arrivée à Paris d’Herriot et de Jeanneney. Les pourparlers n’aboutissent pas. Enfin ça y est. Ils ont abouti. On respire. Nous sommes allés au grenier chercher les drapeaux, mais nous attendons pour les mettre que Paris soit vraiment débarrassé de sa vermine. On pense que ce sera fait ce soir et que les Américains seront là mardi au plus tard. On croit rêver. Paris est déjà en liesse. Cet après-midi encore, il y avait des gens tués dans les rues. Grand mouvement encore tout à l’heure dans la rue. Les gens couraient vers la rue des Saints-Pères et en revenaient en brandissant des drapeaux américains et anglais, et français. J’ai fait comme les autres, mais suis arrivée trop tard. Nous nous contenterons de nos drapeaux français. Déjà la rue est toute pavoisée.

 


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Raoul Nordling, consul de Suède, a négocié avec le commandement allemand la libération des prisonniers politiques.

Édouard Herriot, président de la Chambre des députés de 1936 à 1940, et Jules Jeanneney, sénateur de Haute-Saône, ont été pressentis par Pierre Laval pour réunir les chambres et restaurer la IIIème République.

Mardi 22

C’est la douche écossaise. Dès hier matin, de bonne heure, des hommes passaient dans les rues en criant « enlevez vos drapeaux, ils tirent dessus ». Et les drapeaux se sont repliés. De fait, les mitrailleuses continuent de plus belle. Plus de bureau, au moins jusqu’à jeudi (pourquoi jeudi ?). On nous a renvoyés chez nous, hier matin, en nous payant, ce qui n’était pas désagréable. Ceux qui étaient venus n’étaient d’ailleurs pas très nombreux. Les queues s’allongent aux boulangeries. Ce matin j’ai fait la queue presque deux heures pour avoir un pain et demi.


Paris en images

 Que de choses on entend raconter dans ces queues, des gens tués ou blessés. J’étais à côté d’une femme à qui l’on demandait des nouvelles de son mari, blessé par plusieurs balles et qui commençait à reprendre connaissance. En allant chez la crémière, où il n’y avait rien du tout, j’ai eu la surprise d’apercevoir que Saint-Thomas d’Aquin qui avait fermé ses portes – à côté de la caserne d’artillerie occupée par les Boches, 3 personnes, père et 2 enfants ont été tués dimanche matin de bonne heure en allant à la messe – les a rouvertes et bien rouvertes. Il y avait du monde sur le perron le tapis, et deux magnifiques Suisses en rouge, je n’en croyais pas mes yeux. Je me suis approchée et suis arrivée juste à temps pour voir arriver sur le boulevard Saint-Germain désert, la mariée à pied, suivie de ses deux demoiselles d’honneur portant sa traîne. Le tout rasant les murs. Pendant ce temps là, le canon du Sénat grondait. Car cela fait vilain du côté du Sénat. Les pauvres Hervé Kergall qui habitent rue de Tournon en savent quelque chose. Le canon tire du Sénat dans l’enfilade de la rue. Ils vivent cantonnés sur la cour. Ils n’osent pas s’en aller. Tout le problème est là : sortir de la rue de Tournon avec leurs six enfants. Dès hier, les murs de Paris étaient couverts de tracts communistes signés : Le Commandant du Grand Paris. Pourquoi pas « Der Kommandant von Gross Paris ». A mon bureau, j’ai vu le Populaire orné d’une grande photo de Blum et de litanies sur lui se terminant par un message de tendresse à son égard. On dit beaucoup de choses : que la trêve de dimanche n’a pas été acceptée par la « Résistance » communiste. Car il y avait plusieurs résistances à Paris comme il y avait plusieurs maquis à Paris et ailleurs.

On dit aussi que cela n’a été qu’une ruse des Allemands pour se ressaisir. Il y a eu bataille à la Cité, camp retranché de la Résistance


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boulevard Saint-Michel, au Panthéon. Les barricades se dressent un peu partout, les sacs de sable de la Défense Passive ont trouvé leur usage. Il y a des fusillades de tous les côtés venant on ne sait d’où ni pourquoi. On a maîtrisé ce matin au carrefour de la Croix-Rouge un Japonais qui tirait sur tout le monde. Je suis allée cet après-midi en bicyclette, en faisant un grand détour par l’Observatoire et le Val de Grâce, à un poste de secours rue du Cardinal Lemoine, qui soi-disant avait besoin de quelqu’un. Quand j’y suis arrivée, il n’y avait plus besoin de personne, seulement des traces de bagarre, des projectiles étaient entrés à l’intérieur même du poste, un couvent de Saint-Vincent de Paul. Souhaitons que tous les postes de secours ne soient pas plus occupés que celui-là, et puisque malgré l’insigne que je porte, je n’ai pas la moindre notion de secourisme ; je ne ferai pas de zèle intempestif. Curieux, ces escarmouches, ces batailles de rues, ces fusillades dans tous les coins. Cela parait presque désuet après toutes nos villes détruites, ces quartiers ravagés en quelques minutes et les V 1 ou 2, si ce n’est 3 qu’on nous annonce après le départ des Allemands. Nous venons d’être secoués par une explosion suivie de fracas de verres cassés ? C’est un char allemand qui a tiré rue des Saints-Pères sur un camion FFI. Les pompiers sont en train d’éteindre le feu. Sans doute y a-t-il de pauvres diables dedans. Il parait que la région lyonnaise est presque entièrement sous le contrôle des FFI. Que se passe-t-il à Saint-Étienne ? Nous pensons souvent à vous. Nous espérons voir bientôt les petits. Aujourd’hui, dans les immeubles quête de médicaments et de linge pour faire des pansements. Comment ces bandes seront-elles aseptisées ? Coté pratique : Maman et Laure ont fait aujourd’hui un marché sensationnel : des tomates, les premières de l’année, et des courgettes. Distribution hors contingent, dite "d’éclatement". Il y avait une longue queue, mais Maman passe avec les priorités.

Mercredi 23

Massacre de FFI ce matin au Grand Palais. Le canon des Invalides tirait. Il parait que le Grand Palais est en feu.


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Pourvu que ce ne soit pas le commencement d’une série. Les Allemands semblent avoir amené de sérieux renforts. Temps lourd aujourd’hui. J’ai voulu prendre un bain de Seine. J’avais déjà fait une tentative le 15 août. Au bain Deligny, il y avait une queue de 200 personnes. Mais tous amateurs de bain ne s’amusaient pas à faire la queue. Les berges de la Seine étaient transformées en une plage grouillante et la Seine en une grenouillère. Le lit de notre vieux fleuve n’avait certainement jamais vu cela, même au temps ou Paris n’était pas privé de métro et de trains qui n’existaient pas encore. J’avais tout de même envie de faire comme les autres mais j’ai reculé devant le déshabillage sur la berge et l’abandon de mes vêtements. Je me suis donc contentée du spectacle, m’attardant à regarder les plongeurs qui restaient longtemps sur le Pont des Arts avant de se décider à piquer une tête…


Été 1943 (photo André Zucca)

Aujourd’hui l’atmosphère est bien différente. Mais il fait chaud et vers 4 heures c’est calme. Je prends donc mon costume, une serviette, un béret basque, mes bonnets de bain sont complètement secs, et je pars. Place Saint-Germain des Prés des chars ravitaillent le poste allemand. C’est un peu inquiétant. Les gens s’esquivent. Je n’étais pas loin dans la rue Bonaparte, gagnée prudemment par la rue Saint-Benoît, lorsque la bagarre a éclaté place Saint-Germain des Prés. Le quai Malaquais, plein de verre cassé, est désert, sauf quelques FFI aux aguets. Je descends tout de même sur la berge. Pas la moindre queue. Le tenancier est là ; l’eau est tentante, mais rien à faire pour prendre un bain. Je regagne la maison par la rue des Saints-Pères sans incident, sauf une petite ruade vers un porche, mais cela est très fréquent et il me reste une envie rentrée de prendre un bain de Seine.


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Jeudi 24

La radio triomphante annonçait hier soir la libération de Paris. Nous étions ahuris. Cette nuit encore multiples explosions, coups de feu. Ce matin les journaux, car nous avons maintenant des journaux, jusqu’au Figaro parlent d’une trêve.


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Encore une trêve ! Qui tire les ficelles des marionnettes ? Les Américains ne sont pas loin, tout prêts à intervenir, sans doute, si les choses venaient à se gâter, mais la radio pourra clamer que Paris s’est libéré tout seul. Les sentinelles allemandes de Saint-Germain des Prés sont toujours là. Comme je suis allée à mon bureau ce matin. Nouveau rendez-vous lundi prochain. Le chemin n’est pas de tout repos. On ne traverse plus la rue de Bourgogne. On s’y bat et le canon tire en enfilade de la chambre des Députés. J’ai vu apporter des civières. Le Grand Palais, vu de l’Esplanade des Invalides n’a pas changé de silhouette. 11 heures moins le quart, voilà encore une journée qui comptera. Vers 8 heures et demi, ce soir, grande animation dehors. Laure et moi nous sortons. Le bruit court que les Américains sont à la porte de Vanves. Déjà rue de Rennes, des gens se massent pour les voir passer. Partout les drapeaux poussent aux fenêtres. Cependant le courant donne, chacun va à son poste de T.S.F. et la BBC annonce que les troupes du général Leclerc ont traversé Paris il y a quelques heures. C’est tout de même trop fort ! Puis voilà la radiodiffusion française, dont l’émission visiblement pas préparée est émouvante. On nous dit que le Préfet de la Seine reçoit les Américains à l’Hôtel de Ville. Sans doute un détachement ? Est ce que tout cela est une vaste mystification ? Laure et moi nous sommes de nouveau dehors.


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Tout à l’heure les fenêtres s’étaient toutes éclairées, mais la Défense passive a fait tout éteindre parce "qu’ils tirent au Sénat ». Encore ! Malgré cela tout le monde est dans la rue, d’ailleurs calme. Des groupes entonnent – bien mal – la Marseillaise. Nous nous dirigeons vers l’Hôtel de Ville. Le bon moyen de savoir si les Américains y sont, c’est d’y aller, mais il fait nuit noire et Laure n’a pas envie d’aller jusque là. Nous rebroussons chemin et nous faisons bien, car le canon tire et les coups de feu recommencent à crépiter. « Rentrez chez vous ! » crie-t-on dans la rue. Nous voilà à la maison, bien perplexes. La radio a invité les curés de Paris à sonner les cloches, mais nous ne les avons entendues qu’à la T.S.F. Du moins était-il difficile de distinguer si le son provenait en même temps des multiples postes de T.S.F. et des Églises. Il y a aussi eu un message de George VI. Coup de téléphone de Reine. Il parait que le général Leclerc est à l’Hôtel de Ville. Nous demeurons sceptiques à la grande indignation de Bernoux.

 

25 août

C’est bien vrai, Paris exulte. Plus de sentinelles allemandes à Saint-Germain des Prés, mais des coups de feu partout. La foule est dehors et la bataille continue. Place Saint-Germain où je suis allée chercher le Figaro, les coups de feu crépitent. On voit la fumée de la poudre rue Bonaparte. Mais personne ne songe à s’en aller et les F.F.I parcourent la foule : "Mesdames, Messieurs, je vous en prie, ne restez pas là ". 4 heures. La bataille fait rage, les balles sifflent. On tire de notre toit depuis le début, nous entendons de temps à autre, dans la cour, comme le claquement d’un pistolet à bouchon. Cette fois çà claque sec et ferme au dessus de nos têtes et partout. Il parait qu’il y a des incendies de tous côtés, on entend sans cesse les pompiers. La femme de ménage, venue quand même, nous dit qu’à Saint-Pierre de Montrouge, les Boches tirent du clocher. Cette même femme de ménage est rentrée de vacances lundi denier d’un coin de l’Eure situé à plus de 80 Kms, elle était avec sa famille, ils ont fait le trajet à pied en deux jours. Téléphoné tout à l’heure aux Hervé Kergall. Cela ne répond pas, ils doivent être dans leur cave. Que se passe-t-il au Sénat ? On entend beaucoup le canon, plus personne dans la rue, pas même aux fenêtres. Grand mouvement de F.F.I dehors, des automobiles amènent de nouveaux combattants. On a l’impression qu’on fait le siège de notre maison. C’est passionnant. Arrivera-t-on à dénicher ceux qui tirent sur nos toits ? C’était la fête de Papa aujourd’hui, et nous n’avions rien à lui offrir. Par chance j’ai rencontré ce matin une petite marchande de fleurs, c’était une rareté. J’ai pu avoir quelques roses. Nous avons fait un déjeuner succulent. Nous avons ouvert une boite de cassoulet récupéré sur les Boches, c’est Pierre Bordegene, fils de notre concierge, qui nous l’a très gentiment apportée avec 3 autres boites de conserve, et une bouteille de cognac réservé à la Wehrmacht, avec étiquette en français et en allemand. Nous avons demain les Hébert à déjeuner. Tout à l’heure à la fenêtre Laure s’entend appeler de l’hôtel d’en face, c’était Marie-Blanche. Elles ont quitté la rue de Tournon qui était intenable. Cela ne nous rassure pas pour les Hervé Kergall. Elles dînent ce soir chez leur cousine Guébarth, rue des Saint-Pères. Marie Blanche est montée, nous lui avons prêté chemise de nuit et serviettes de toilette. Le Sénat s’est rendu, l’École Militaire aussi. Les Hervé Kergall au Sénat, et Krug à l’École Militaire ont vu les Allemands partir sous les huées de la foule. Le téléphone est une belle chose.

 

 


les combats du Sénat


l'École militaire

 

 

Il existe un half-track baptisé "Grenoble" au 1er RMT, un half-track radio à la 97/84 CMT et un char M3A3 au 12ème Cuir.

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Guy Jousselin de Saint Hilaire est le créateur, en 1943, du réseau Marco du S.R Kléber.

Lundi 28 août

Bureau (pas débordée de travail). Quelles journées magnifiques. Paris délire de joie. Ces camions parqués sur l’Esplanade des Invalides, exactement comme les camions allemands il y a quelques jours, mais si différents. L’un d’eux s’appelle « Grenoble » mais je n’ai pas vu le Grenoblois. Chaque camion est entouré, fêté. Ce sont des Français, cette fois-ci nous sommes bien libérés. Samedi matin, calme inaccoutumé, presque insolite. Cette armée de tireurs isolés répandus partout n’a pourtant pas pu se volatiliser. Sûrement, ils nous réservent quelque chose, une surprise pour le défilé. Chacun le pense et pourtant, l’après-midi, tout Paris est massé, – foule grouillante des plus beaux 14 juillet – on pourrait dire « foule de l’Armistice ». De l’Étoile à Notre-Dame, Laure et moi, et revêtues de nos robes les plus fraîches, nous nous dirigeons vers la Concorde. Il fait un temps radieux. Nous acclamons les soldats français qui passent nombreux sur leurs chars. Tout le monde est ému, y compris les soldats. La Concorde est noire de monde. Chaque statue, chaque arbre a ses occupants. Nous nous glissons dans les Tuileries, sur la terrasse de la rue de Rivoli. Nous achetons des bouquets tricolores à une petite marchande. C’est la fête. Nous ne voyons rien du défilé ou à peu près, mais cela ne fait rien, nous participons. Le général de Gaulle passé, nous nous dirigeons vers Notre-Dame. Nous n’étions qu’à la hauteur du Continental quand le coup de théâtre se produisit. Nous nous attendions bien à être un peu canardés, mais nous étions loin de penser à une attaque de cette envergure. Brusquement, les coups de feu éclatent de toutes parts : canons, mitrailleuses, grenades, fusils, c’était l’heure H. Sur tout le parcours, c’était la même chose. La foule s’écrase par terre, rampe, court, Laure et moi nous sautons avec une parfaite agilité, le mur de la terrasse, haut d’environ 2 mètres nous tombons sur des gens et nous en recevons d’autres sur la tête. Le mur est une protection, mais les bolides humains sont un danger, nous nous sauvons vers les arbres en faisant de nombreux "plat ventre". Cela tirait de tous les côtés à la fois. Enfin nous gagnons des camions parqués sous les arbres, nous nous couchons tout contre après avoir mis sur nos têtes des casques qui se trouvaient là. Nous restons blotties combien de temps ? Enfin un peu d’accalmie. Nous avons pour voisines deux dames très bien, dont l’une appelée par l’autre « Tante Jeanne », de dessous le camion, où on entend les gens qui, inquiets s’appellent. Papa et Maman doivent être dans une inquiétude folle. Nous partons. Nouvelle station dans une tranchée sur la terrasse du bord de l’eau. Enfin nous rentrons sans incident. Papa et Maman arrivaient de Saint-Sulpice. Des coups de feu aussi avaient éclaté dans le quartier, ils avaient également entendu le canon, mais ils ne s’étaient pas rendu compte, heureusement, de ce qui s’était passé. Au fait, que s’était-il passé ? Toute cette foule aurait dû être massacrée, nous n’avons vu tomber personne. Les balles que nous avons entendu siffler devaient provenir de la riposte de nos soldats. Car il y a eu, dit-on, à ce point de vue une véritable panique. Tout ce qui pouvait tirer tirait. Il parait que des F.F.I ont tiré sur d’autres F.F.I. On dit que la fusillade de Notre-Dame, vraiment terrifiante, n’a été due qu’à une panique. On dit aussi que les Allemands et des miliciens s’étaient cachés dans l’orgue, dans le jubé, et tiraient. La vérité se saura. Mais Notre-Dame se souviendra. La nuit nous réservait une autre surprise. Il va falloir maintenant subir les bombardements allemands. Nous nous attendions aux V1 ou V2, mais pas à un bombardement par avion. Ce doit être un suprême effort de leur aviation. Il est vrai que les aérodromes ne sont pas loin. On entend le canon de la bataille autour de Paris. Enfin, cette nuit là, pour la première fois depuis cette guerre, nous sommes descendus, non pas à la cave, nous avons été trop longs à nous déplacer, mais au rez-de-chaussée. L’incendie de la Halle aux vins a illuminé longuement notre quartier. À la fenêtre, on pouvait lire. Le soir, maintenant, nous vérifions notre baluchon pour notre descente à l’abri, comme le font depuis si longtemps les gens qui se trouvaient sous la menace des bombes alliées. Nous faisons cela à la lumière de nos bougies dont nous usons avec la plus grande parcimonie. Nous n’avons l’électricité qu’un quart d’heure ou une demi-heure le soir, généralement avant la tombée de la nuit. Nous nous couchons à la vague clarté de la fenêtre ouverte. Pas de gaz non plus. La cuisine faite dans l’âtre a un petit goût de fumée qui donne l’illusion qu’il y a du lard dedans. On annonce l’approvisionnement de Paris par camions, mais pour le charbon il faudra sans doute attendre la libération du Nord et la reprise des trafics ferroviaires et fluviaux. Bon courrier à midi. Toutes vos lettres pour le 15 août. Bonne lettre aussi du Manoir, mais remontant à un mois. Les Mallevoue doivent être en ce moment en pleine bataille. Ce courrier de midi est une aubaine. Le ministère des PTT s’est fait attraper pour cette distribution. Il ne faut pas compter sur d’autre courrier pendant 15 jours. Vu aujourd’hui Tante de Mallevoue, anéantie par les événements et le naufrage de Pétain qui pour elle était une seconde Jeanne d’Arc. Elle a des nouvelles de ses enfants d’Alençon par Guy Jousselin de Saint-Hilaire, (son petit-fils capitaine de l’armée Leclerc que Mirette a aperçu mystérieusement un certain matin de l’automne dernier à la maison). Les Allemands ont quitté la propriété des Jousselin, mais non sans faire quelques dégâts. Mon Oncle a dû se départir de sa montre sous la menace du revolver. Vieille habitude… Et qu’est-ce d’ailleurs à côté de toutes les horreurs qui se sont passées et qui font frémir. Vu aussi un autre capitaine, F.F.I celui-là, Antoine Kergall, venu nous voir en courant. On a arrêté une femme et une petite fille qui tiraient de l’hôtel en face de chez nous. Il parait qu’il y a des familles entières de miliciens qui se relayaient pour tirer de leurs fenêtres.

2 septembre

Hier, Laure est allée voir Tante Odile à Pantin, à bicyclette bien entendu. Pantin est à l’est de Paris et ses habitants ont vu passer les troupes allemandes en retraite. Ils ont vu passer de tout, jusqu’à des camions de volets et de portes. Ils ont vu aussi des convois de souris grises.


surnom donné aux auxiliaires féminines allemandes

 L’une d’elles a paraît-il tiré sur une « queue », une femme lui ayant fait un signe d’adieu de la main. Il paraît que les grands moulins de Pantin ont été détruits, non par un bombardement aérien, mais par le tir de 150 soldats allemands, maîtres d’un train de munitions à la gare de Pantin. Ces moulins contenaient, dit-on, quatre mois de pain pour Paris. C’est peut-être pour cela que les queues ne diminuent pas aux portes des boulangeries, queues auxquelles nous échappons généralement grâce à Maman. Savez-vous que Maman, un certain jour, a fait elle aussi avec Laure, presque du plat ventre ! C’était boulevard Raspail, un matin, à l’heure où il y avait une sorte de trêve des ménagères. Après cela nous nous étions promis de ne pas emmener Maman plus loin que la tranquille rue du Dragon, mais une fois dehors, par le beau temps et une atmosphère tranquille nous étions tentées d’aller nous promener plus loin. Visite de Mme Weber (une Grenobloise de Franceville) qui a vécu des moments de transes. Un camion allemand ayant sauté dans sa rue, les Boches ont immédiatement pris et fusillé séance tenante un quelconque jeune homme habitant la maison d’où le coup semblait être parti. Peu après un second camion allemand saute, le coup étant venu cette fois de sa propre maison. Il a fallu cacher bien vite, je ne sais comment, Philippe Weber, 19 ans. Ils ont tremblé toute la nuit, croyant toujours à une descente allemande qui, heureusement ne s’est pas produite.

4 septembre

Les bonnes gens commencent à craindre pour leur tranquillité. Un peu partout, on se plaint des F.F.I. On prononce le mot de « nouvelle Gestapo ». Le drapeau rouge flotte à Belleville et dans les quartiers populeux. Par ici, il est plutôt rare. A Saint-Étienne, vous devez être servis. Une de nos dactylos qui se promenait sur les Champs-Élysées avec les drapeaux français, anglais et américains à la boutonnière a été appréhendée par un groupe de F.F.I qui lui ont demandé pourquoi elle ne portait pas aussi le drapeau rouge, et lui ont déclaré que « si elle ne le portait pas le jour de la victoire on lui ferait passer le goût du pain ». On annonce une heure de gaz à partir de jeudi. Cela semble merveilleux. Pas question de l’électricité. Nous en avons toujours notre demi-heure quotidienne, qui ne dure généralement pas plus de 20 à 25 minutes. On s’habitue à se passer de lumière comme de beaucoup de choses. Qui aurait cru que le peuple supporterait sans rien dire le régime de l’eau ? Notre dernière distribution de vin se monte au mois de juin. Les rues de Paris ne sont pas encore nettoyées. Il y a encore bien du verre pilé, des arbres coupés, des kiosques renversés. Partout des débris de barricade.


Paris en images

On voit des fenêtres agrandies. Quant aux façades écorniflées, voire même écorchées, elles garderont sans doute jalousement leurs cicatrices. Les rues sont de plus en plus encombrées de cyclistes. Les porte-bagages arrière ou même avant sont bien souvent occupés par un voyageur. C’est assez drôle de voir une grosse dame sur un porte-bagages avant. On aperçoit aussi quelques fiacres antédiluviens, des tapissières. Les Américains adorent se promener en fiacre. Il est tombé quelques V 1 dans la région parisienne, mais personne, pour l’instant ne semble s’en émouvoir.

11 septembre

Aujourd’hui reprise du métro. C’est un événement dans la vie parisienne, qui me laisse personnellement assez froide. Semaine calme mais il y a de l’inquiétude dans l’air. Les querelles politiques reprennent leurs droits.

L’Humanité, qui n’a jamais pu exister que « contre » continue à prêcher la haine chaque jour, dans ses colonnes. Le Figaro affecte un petit air révolutionnaire, tout en restant cependant dans sa tour d’ivoire. Il est bien agréable à lire, avec des articles très intéressants et bien faits. J’ai le temps de lire mon journal, ou même mes journaux à mon bureau. Cela me change et pour le moment, je ne m’en plains pas. Nous n’avons toujours que notre demi-heure d’électricité quotidienne. Avec les jours qui baissent, c’est de plus en plus reposant. Il y a des quartiers plus favorisés qui l’on presque toute la journée. J’ai eu samedi, un gigot ! Nous en avons profité pour avoir à déjeuner dimanche Guy, qui n’est pas de l’Armée Leclerc, mais du service de renseignement de l’Armée, improprement appelé 2° bureau. Nous sommes toujours sans nouvelles des petits, et nous trouvons cela bien long. J’ai pu faire passer une lettre à La Flèche, à Mme de Galbert, la mère de Lily, par le délégué de mon comité dans la Sarthe, lors de son passage à Paris, il y a quelques jours. Mme de Galbert qui est présidente de la Croix-Rouge à La Flèche, trouvera peut-être bien le moyen de nous répondre. Mais il y a très peu de chance pour que les enfants soient encore là-bas. Dès que la chose aura été possible, Christian aura voulu rejoindre son usine. Quand ils ont quitté Sannerville, l’usine était presque entièrement détruite, la maison avait reçu au moins deux torpilles. Après, la bataille a continué, très âpre là-bas. Que retrouveront-ils ? Comment camperont-ils ? A Courcelle-la-Forêt, leur lieu de refuge, ils étaient tous tassés, grands-parents, parents et enfants dans deux pièces trouvées à grand’peine. Ils faisaient leur cuisine dehors, et la majeure partie de leur temps était prise à la recherche du ravitaillement et du combustible. Un campement à Sannerville ne serait peut-être pas plus inconfortable. Pourquoi ne sont-ils pas revenus à Paris quand il me semble qu’ils en auraient eu la possibilité ? Roger est-il libéré de son travail de mineur ? On dit que la fausse annonce radiophonique de la Libération de Paris avec le message du roi Georges VI a été une ruse du Haut Commandement Interallié pour arrêter l’élan de deux divisions allemandes qui s’apprêtaient à foncer sur Paris. L’histoire mérite d’être vraie. Il faut bien d’ailleurs donner une explication à cette mystification qui ne s’est pas faite sans raison.

Lundi 18 

Nous avons des nouvelles des petits, par un coup de téléphone absolument charmant de Mme Adam, la grand-mère de la jeune femme. Ils doivent être maintenant réunis tous à Lasson, entre Caen et Bayeux, chez la sœur jumelle de la jeune femme, dont la maison a été épargnée par les bombardements. Christian était parti en avant avec sa femme, et il est retourné à Courcelle chercher ses parents et ses enfants. Il paraît que la maison de Mme Sauval n’est pas grande, et il est à supposer que M. et Mme B. ne tarderont pas à retourner à Paris. Nous imaginons qu’ils amèneront Olivier avec eux. A Sannerville, il paraît que l’usine est détruite, et la maison une passoire. Nous pensons à tout ce qu’elle contenait encore de souvenirs de Colette : son album de photographies fait par elle, si complet et qu’elle aimait tant, des lettres annotées, classées, son carnet, et tant d’autres choses. A-t-on pu sauver quelque chose de tout cela ? Maman a reçu la lettre de ma tante, du 14 août. La Poste devait l’avoir dans ses fonds de tiroirs. Qui nous apportera des nouvelles de Saint-Étienne comme nous en avons de Grenoble. Bonne lettre de la cousine Letixerant, postée à Paris par son gendre qui a fait le voyage aller et retour en bicyclette. Nous pensons le voir un de ces jours. Voilà Paulette avec une seconde fille. On ne peut que souhaiter que la seconde ressemble à l’aînée, la petite Baba est délicieuse. Nous n’en avons pas encore fini avec les fusillades, mais elles sont seulement nocturnes. De ma chambre, j’ai toujours l’impression que cela part du carrefour de la Croix-Rouge. L’autre nuit il y a eu une fusillade et une promenade motivée du côté de la cour (je viens d’avoir une bonne crise d’entérocolite dont il y a beaucoup en ce moment, et due, dit la Faculté, au régime trop peu varié de cet été) m’a permis de constater qu’on tire toujours de nos toits. Le ravitaillement fait des progrès, mais le manque d’électricité devient chaque jour plus gênant. L’heure quotidienne de gaz est un progrès aussi mais Laure soupire après le retour réel du gaz. L’autre jour, dans un petit caboulot où je me fournis de marché – disons gris – je me suis trouvée en présence d’un soldat américain qui ne savait pas un mot de français et demandait une consommation en rapport avec les quelques trois francs cinquante qui lui restaient en poche. Je lui ai offert un verre de vin (14 Frs) il était ravi et moi aussi. Les prix exorbitants sont un grand sujet de plainte pour les soldats alliés…… mais pas seulement pour eux.

25 septembre

Des listes de suspects vont être publiées. Nous sommes sous le régime de la Liberté. On parle de l’éventualité d’un putsch  communiste. N’attendra-t-on même pas la fin de la guerre ? Les F.F.I, ou faux F.F.I dans certaines régions, continuent leurs exploits. Un propriétaire évidemment assez cossu (le duc de Valençay), taxé à 300 000 Frs, comme il ne pouvait les donner, a failli se faire égorger paraît-il, pour avoir émis la prétention de demander un reçu. Un fermier du Soissonnais taxé à 50 000 Frs était sur le point d’avoir la plante des pieds rôtie lorsque quelqu’un a trouvé pour lui la somme qui manquait pour faire l’appoint. Sont-ce les mêmes F.F.I qui se sont conduits si vaillamment ? Un fils Lewandowski a échappé de peu à la pendaison. Il avait été pris par les Allemands comme otage, avec 4 notabilités de son village breton. Deux des otages étaient déjà pendus, lui-même et les deux autres ligotés quand les F.F.I ont libéré le village; sa sœur Marguerite Lewandowska (*), bénévole au Secours National a été tuée en juillet, mitraillée avec un camion du S.N. sur une route de l’Orne. A mon bureau, une lettre de notre délégué adjoint de l’Aube nous apprend d’une part l’arrestation de notre délégué, un brave homme – évidemment très Pétain/Laval – et d’autre part la mort du président du comité de Troyes, tué avec sa femme et 7 personnes à son service et 62 habitants de son village (Buchères) par un groupe de SS. Encore un Oradour en petit. Un neveu de Tante Odile, qui se trouvait à Brest au moment de la libération a vu de ses yeux trois enfants cloués au portail d’une église par les boches. Les récits d’horreurs se multiplient. La zone sud est encore mieux servie que la nôtre à cet égard, je crois. Et cela continue. Que se passe-t-il à Saint-Étienne et aux environs ?

(*)  

Le véhicule de Marguerite Lewandowska a été mitraillé le 31 juillet par un avion anglais alors qu'elle accomplissait une mission pour le Secours national. Décédée le lendemain, elle est inhumée à Giel (61). Précisions et photo aimablement fournies par M. Olivier Pouzet.

28 septembre

Nous avons eu hier Paul Villeprand à déjeuner. Comme nous nous mettions à table assez tard nous avons eu la bonne surprise de la sœur de Lily, Madame de La Bretèche, que nous n’avions encore jamais vue; charmante comme Lily. Elle nous a donné de moins bonnes nouvelles des Cabrol. En revenant chez lui, à Troarn, M. Cabrol a été grièvement blessé à la figure par l’éclatement d’une mine, dissimulée par les Allemands dans un sommier. On le considère maintenant comme sauvé, mais il a perdu un œil. Nous nous plaignons du manque d’électricité; à Caen, il n’y en a pas du tout, et même en plein jour on n’y voit rien dans les maisons où les vitres absentes ont été remplacées par des panneaux de bois. Mme de La Bretèche a parcouru la Normandie en auto-stop depuis Fourniées dans le Nord où elle habite. Elle a vu les ruines de Saint-Lô, d’Argentan et tant d’autres, tous ces pays autrefois si riches, ravagés par la guerre. Elle a été frappée du contraste avec Paris, si miraculeusement épargné, miracle dû, dit-on à l’initiative d’un général allemand qui a refusé d’obéir aux ordres d’Hitler et de faire sauter Paris. Pourtant tout était bien préparé pour que Paris saute, les Parisiens le savaient, mais, en somme, ils avaient bien raison de ne pas s’en faire. Laure vous a écrit une carte, qui sera postée à Lyon. Peut-être y a-t-il pour nous un message en route.


Paris en images