Un enfant qui s’apprêtait à naître

J'étais en grève depuis le 19 août avec mes collègues de la gare d'Austerlitz (Lucien était contrôleur au centre de tri postal; la Radio nationale a suspendu ses émissions, les PTT sont en grève ainsi que la police; l'ordre de mobilisation générale a été décrété) et j'attendais les évènements, chez moi auprès de ma femme, rue du Chemin-Vert. Les évènements pour nous, ce 25 août, c'était l'enfant qui s'apprêtait à naître ! Il faisait chaud ce jour là et par la fenêtre ouverte on entendait des éclats de voix excités; tout le monde savait qu'on allait bientôt libérer Paris.

Et puis soudain ma femme se tient le ventre : "Je crois que ça y est !" Malédiction ! Pas de métro ni d'autobus, encore moins de taxi ! Il faut trouver une ambulance ! Je cours en toute hâte jusqu'au lycée Voltaire, avenue de la République, où se tient un PC militaire médical. On me reçoit gentiment.

– Ma femme va accoucher ! Il faut la transporter à l'hôpital !

– Ne vous en faites pas, ici nous avons une quinzaine de médecins-accoucheurs

– Mais elle doit se rendre à l'hôpital Tarnier ! Absolument !

Mon interlocuteur se montre compréhensif. Mais il faut attendre que le calme revienne car on canarde dur du côté de la place de la République.

– La prochaine ambulance est pour vous, assure-t-il.


"Attention ! Celui qui ira plus loin sera fusillé !"

Cette place de la République, je l'ai traversée quelques jours auparavant pour aller, rue Meslay, chercher ma ration de tabac que je ne voulais pas manquer. Sur le chemin, j'aperçus une troupe de soldats allemands couchés au sol, le fusil en mains. Ils attendaient la fin de la trêve. De l'autre côté de la place un voisin m'interpelle :

– C'est de la provocation ! Ils pouvaient vous tirer comme un lapin ! D'ailleurs vous avez risqué votre vie pour rien, tous les magasins sont fermés !

Je suis revenu bredouille par un autre chemin …  (le 24 août, Ange Alessandri, 62 ans, n'a pas cette chance; mortellement blessé devant le 43 de la rue Meslay il est transporté à l'hôpital Piccini où  il décède le 25 août)

Rassuré par les propos du médecin militaire, je rentre chercher ma femme et la ramène clopin-clopant jusqu'au lycée Voltaire près duquel, en effet, les tirs viennent de cesser. Nous embarquons dans une ambulance et nous voilà partis. Par prudence le chauffeur évite la place de la République et effectue un détour par la place de la Bastille, traverse la Seine au pont de Sully et emprunte les quais. Sur le chemin je constate que la foule commence à monter des barricades. Parvenus boulevard Saint-Michel, nous entendons les balles siffler autour de nous. Il est temps d'arriver !! (certainement préoccupé par l'état de son épouse, Lucien ne remarque pas que, au contraire, on démonte les barricades pour laisser passer les chars et les camions de la 2ème Division blindée).


boulevard Saint-Michel

Enfin voici l'hôpital Tarnier. Il est 19h00. Ma femme est prise en charge et j'ai juste le temps de l'embrasser avant de repartir avec l'ambulance qui doit contourner les barricades maintenant achevées sur le parcours. Quelle émotion ! Ma fille naît à 21h30….

Le lendemain, au retour de ma visite à l'hôpital, à pied naturellement, parvenu rue de Rivoli je me mêle à la foule en liesse qui regarde passer des jeeps françaises reconnaissables à leurs noms de département. Les militaires sont entourés de filles éperdues de reconnaissance et les cris de joie sont assourdissants.


Ici le half-track "Vincennes-Vincennes 3F" du 1er peloton de combat du 2ème escadron du RMSM

Brusquement du toit du magasin Lissac part un coup de feu. Aussitôt l'un des soldats écarte les filles et dirige sa mitraillette sur le faîte de l'immeuble pendant que la foule, effrayée par la pétarade, se disperse. Je me réfugie dans la rue des Deux-Boules où je cherche vainement une porte cochère ouverte. Mais le tireur des toits ne fait pas écho à la mitraillette. A-t-il été touché ?


rue de Rivoli

Un autre jour, revenant de ma visite, je passe à proximité de la cathédrale Notre-Dame où le général de Gaulle est attendu après sa descente des Champs-Elysées (en fait il s'agit du même jour, le samedi 26 août). L'ambiance est frénétique mais je poursuis mon chemin, absorbé par mes préoccupations personnelles : comment sortir ma femme et ma fille de l'hôpital sans moyens de transport ? C'est alors qu'éclatent de violents coups de feu (*) et … je prends mes jambes à mon cou.

(*) reportage américain devant Notre-Dame pendant la fusillade


Hôpital Tarnier … enfin la sortie !

Voilà ce que fut pour moi la Libération de Paris. J'avais 24 ans et j'étais très amoureux de ma femme.

Neuf mois plus tard, le 8 mai 1945, notre fillette fêtera à sa façon la victoire des armées alliées et la fin de la guerre.

Lucien nous a quittés le 19 septembre 2004. Il a eu la joie de nous faire partager ses souvenirs avant de rejoindre, dans un petit cimetière de la Somme,  celle qu'il n'a jamais cessé d'aimer.