Le repli élastique

Frédéric Noëllet, fils d’un Fort des Halles, est comptable au pavillon B.O.F (beurre, œufs, fromage) et habite Les Pavillons-sous-Bois à environ une quinzaine de kilomètres au nord-est de Paris. D’une nature très curieuse et amoureux des vieilles inscriptions des rues de Paris, il fréquente assidument le Musée Carnavalet et effectue des relevés (écussons, escaliers) dans les hôtels particuliers du Marais qu’il visite à l’occasion de ses séjours dans l’appartement de ses enfants au 51, rue des Francs-Bourgeois pendant les hivers de la guerre. Il lit Rabelais dans le texte et comme certaines expressions lui échappent il entame un « Recueil de mots et locutions du vieux français tirées de mes lectures pendant l’occupation allemande 14 juin 1940 / 27 août 1944 » (1412 mots et locutions XVème et XVIème siècles par ordre alphabétique) qu’il clôt le 6 décembre 1944. Sa petite fille Eliane conserve précieusement un autre carnet intitulé « Le repli élastique » dans lequel Frédéric a consigné ses observations entre le 12 août et le 28 septembre 1944. L’absence de transports en commun l’obligeant à faire le trajet à pied de son bureau des Halles jusqu’à son domicile, il a eu l’occasion d’arpenter les rues de Paris et la route nationale 3 et décrit avec humour et précision la retraite allemande.

Le Repli élastique

Samedi 12 août 1944 : De la fourche des Pavillons-sous-Bois à l’Eglise de Pantin (les trains ne marchent pas) j’ai compté sur la route allant vers l’Ouest six camions allemands plus un de la Croix-Rouge, et allant vers l’Est trente-huit camions, quatre de la Croix-Rouge, trois voitures à chevaux et deux camions en panne. Mon impression qu’ils décrochent élastiquement se change en certitude.

Dimanche 13 août 1944 : A Pavillons-sous-Bois salves de mitraillettes, fusillade dans le quartier. Il y aurait eu une échauffourée entre les résistants et les Allemands et quatre fusillés au Marché boulevard Roy, l’un d’eux Desjardins, de Villemomble. Le maire  Espinard s’offre en otage et sauve cent cinquante personnes de la fusillade.

Dessin réalisé par Frédéric

Le monument aujourd'hui et la photo de Léo Desjardins

Le 12 août 1944, vers 23h00, André Hughes raccompagne dans sa camionnette de boucher une jeune fille qui a laissé passer le couvre-feu. Interpellé par une patrouille allemande, il ne répond pas et est abattu sur place. Le lendemain 13 août la population organise une manifestation de protestation dans les rues de la ville. Quatre jeunes gens, Léonard Desjardins, Guy Grandin, Jean-Maurice Keusch et Gabriel Richet commettent l'imprudence d'y paraître armés dans une voiture aux couleurs des FFI. Ils sont arrêtés et fusillés sur la place du Marché. 

Lundi 14 août 1944 : Pris le train à Bondy le matin. Les Allemands continuent de décrocher. Pour revenir de Paris, huit heures de poireau à la gare de l’Est pour prendre un train à 22h15, descendre à Bondy, arriver à la maison à 23h15. Sur la route nationale les voitures allemandes se dirigent toujours vers l’Est.

La gare de l'Est 

Mardi 15 août 1944 : Jour de fête. Pas de Halles. Suis resté à la maison. Il ne fait pas bon traîner dans les rues.

Les Halles en 1942 (photo Zucca)

Mercredi 16 août 1944 : Pris le train à Bondy. Le métro ne marche pas. Le soir au retour vu deux cents à trois cents jeunes femmes de la Wehrmacht en cheveux, attendant avec leurs bagages leur embarquement dans le train.

Jeudi 17 août 1944 : Le décrochage continue à vive allure sur la route nationale, sur les Grands-Boulevards. Les voitures des Frisés en mettent un coup vers l’Est. Le soir au retour, la gare de l’Est est fermée aux civils français. Retour à pied. Quinze kilomètres.

La retraite des Allemands dans les rues de Paris

Vendredi 18 août 1944 : J’ai remis ça à pied, aller et retour. Le matin sur la route j’ai vu six vieux tombereaux chargés chacun d’une demi-douzaine de Fritz avec leur barda. Sur celui de tête, est monté un unteroffizer qui semble être le chef de ce singulier détachement. Vers 18h30 dans l’abri de la TCRP (*) où je m’étais assis pour me reposer et en rouler une, à l’arrêt de la Folie sur la route nationale, j’ai essuyé par derrière un coup de fusil d’un soldat allemand. Le coup a passé à cinquante centimètres de ma tête, la balle a ricoché sur une plaque émaillée (n° 938) et est retombée brûlante à côté de moi sur la banquette. Ces constatations précises ont été faites sur les lieux un mois après lorsque ces lieux étaient un peu mieux fréquentés car sur le moment j’ai ramassé mon tabac et la balle brûlante sans attendre la suite. Ordre de la Kommandantur : couvre-feu à 21h00.

(*) Société des Transports en commun de la Région parisienne qui deviendra en 1949 la RATP

Samedi 19 août 1944 : Fin du couvre-feu à 6h00. Au travail à pied. Le décrochage est moins dense. Cela devient intenable. Je demande à prendre mes vacances que je n’ai jamais prises depuis 1940. Au retour, vers 14h15, la mitraillade qui s’était un peu calmée reprend aux Halles. Impossible de rentrer aux Pavillons-sous-Bois. Comme convenu avec Henri et Denise, je vais dormir chez eux rue des Francs-Bourgeois au 51. Ils ne vont plus au jardin public avec les enfants à cause des risques. Drapeaux français sur l’Hôtel de Ville et Notre-Dame. Affiches signées général de Gaulle (*) invitant les habitants à désarmer les Fritz pour prendre leurs armes. Salves de mitrailleuses, de mitraillettes, coups de fusils ponctués de temps en temps par des coups de canon et cela jusqu’à 21h00. Nuit calme. Orage. J’ai couché chez Henri. Je ne cite pas les bruits qui courent et que je tiens pour l’instant pour des bobards.

(*) Elles sont signées en fait par le colonel Rol-Tanguy, commandant les FFI d’Ile de France

Un groupe de secouristes intervient aux Halles

Ce 19 août deux FFI du groupe Sébastopol du Mouvement de Libération nationale, André Prévost et un inconnu, sont tués dans le quartier des Halles alors qu’ils effectuaient une patrouille. André Martin tombe boulevard Sébastopol et Jeanne Ychard, née Pourrat, est abattue rue de la Grande-Truanderie.

Dimanche 20 août 1944 : La matinée paraît calme. Vers 9h00 départ pour les Pavillons-sous-Bois. Pour éviter les grandes artères et le voisinage avec les camions allemands je me propose de suivre le canal. Place de la République il y a eu un peu de casse. Les Fritz sont derrière leurs pièces et nous dévisagent d’un air peu affable. J’allonge le pas en serrant le …  Je longe le canal jusqu’à la hauteur de l’Eglise de Pantin. Les Grands Moulins ont été incendiés la veille. Suivi la route nationale jusqu’à la Folie. Ai repris le bord du canal jusqu’à la Grande Ceinture (*). Là, voyant des barbelés, je m’arrête. Un soldat Fritz en sentinelle de l’autre côté de l’eau me fait signe de ne pas passer et me crie en français « Fermé ! » Je comprends très vite, surtout quand mon interlocuteur a un Mauser dans les pognes. Pourtant cela ne me dit rien la route nationale, car ça claque depuis un moment. Enfin ça se calme. Je passe ma tête derrière un mur et je vois quelques personnes sur la route. J’en fais autant. Au moment de m’engager sur le pont du chemin de fer de Grande Ceinture, une salve crépite et je vois à une centaine de mètres derrière moi une femme à terre qui crie. En allongeant le pas je longe le petit marché pour rejoindre le canal. Arrivé au pont Pasteur vu encore des Fritz. Obliqué à droite par un petit chemin vers la route nationale où une rangée de Fritz, l’arme au poing, barre et surveille la route. Je continue à serrer le t… du c.. et passe entre eux sans accroc jusqu’à la Fourche des Pavillons-sous-Bois. Là encore il y a des Fritz. Je m’arrête au bureau de tabac où je m’en mets un derrière la cravate. Le vin blanc ça calme l’émotion. Puis par le canal, retour à la maison sans avarie… Et voilà !

(*) Ligne de chemin de fer formant une boucle autour de Paris à une quinzaine de kilomètres environ et aujourd’hui dédiée au trafic de marchandises

Le Fort des Halles François Martine, adjudant des FFI de 37 ans, est tué près de l’église Saint-Eustache lors de l’attaque de la barricade par un détachement allemand. Le caporal des FFI de Belleville René Séjournant, 22 ans, tombe rue Saint-Denis.

Aucune note du lundi 21 août au mercredi 23 août 1944.

Le maître d’hôtel Marcel Faucher, commandant des FFI de 38 ans, est chargé de la protection des Halles. Il est tué devant la Tour Saint-Jacques le 21 août à 16h00 par une patrouille allemande.

Jeudi 24 août 1944 : Canonnade et mitraillades avec quelques répits depuis lundi 21. Jeudi j’ai vu ma dernière bagnole allemande avec à l’arrière son Fritz qui, la seringue en mains, surveille la route. Il porte la casquette molle avec visière de drap et je me garde bien de lui montrer le poing.

Pas de note pour la journée du 25 août 1944.

Le lieutenant des FFI Jean-Dominique Ferrandi, instituteur et membre du bataillon Bara, est mortellement blessé sur une barricade aux abords des Halles ; il décèdera le lendemain 26 août à l’Hôtel-Dieu.

 

Samedi 26 août 1944 : Fusillade et mitraillade comme les jours précédents. A 23h00 bombardement à Paris par des avions allemands. Le 51 rue des Francs-Bourgeois est touché. Henri, Denise et les deux enfants sont saufs mais Marie-Louise, leur amie et voisine, est tuée. Tout leur mobilier est perdu et ils sont obligés de recommencer à zéro (lire le témoignage de sa petite-fille Eliane).

Le capitaine des FFI Lucien Quémard, 29 ans, responsable du groupe de transport, sécurité et ravitaillement est tué par un tireur des toits à l’intérieur des Halles.

Dimanche 27 août 1944 : Vers 19h00 arrivée des Américains qui passent allée Monthyon en direction d’Aulnay-sous-Bois. Court arrêt d’une demi-heure. La voiture 4249125 S avait pour mascotte un superbe coq roux, souvenir de Cherbourg. Après leur départ la canonnade se met de la partie.

Lundi 28 août 1944 : Canonnade toute la journée par l’artillerie américaine. Une batterie de quatre pièces placée dans la Poudrette tire dans la direction Nord-Est parallèlement au canal. Ces pièces sont de calibre 105 mm. Une voiture canon porte le numéro 4039521. A la colonie, au bord du canal, un factionnaire. Pancarte : CARBON RED C.P. Vers 23h00 des avions Fritz sont venus au dessus de la Poudrette et ont été salvés par des rafales de mitrailleuses. J’ai vu les balles traçantes partant du sol avec un angle d’environ 45°. Les Fritz n’ont pas insisté.

Mardi 29 août 1944 : Les Américains sont partis pour aller de l’avant. Il s’agissait de troupes appartenant à la 4ème Division américaine.

Frédéric a pu observer le travail du 44ème Bataillon d’artillerie de campagne de la 4ème Division d’infanterie. Cette unité est commandée par le major Carl K. Warren JR et soutient le 22ème Régiment d’infanterie engagé à Aulnay-sous-Bois et à la Poudrerie de Sevran. Dans son rapport du 27 août le major Warren indique que deux cents salves de calibre 105 mm ont été tirées et qu’un homme a été perdu. Dans celui du 28 il compte huit cents salves et deux hommes hors de combat. Sous cette protection d’artillerie le 22ème Régiment d’infanterie a pu nettoyer un secteur de 14 000 yards de toute présence allemande. Le 29 le bataillon part pour Villepinte.

Journal de marche et photographie à découvrir dans le site de la Société d’études historiques de Trembay.

Vendredi 8 septembre 1944 : Un V1 (*) est tombé sur la région parisienne vers 11h25. Des morts et des dégâts matériels. Formidable détonation sur Maisons-Alfort.

(*) En fait il s'agit d'un V2, premier missile balistique de l'histoire; il est tombé au carrefour de la rue des Ormes et de la rue des Sapins à Maisons-Alfort faisant six morts et trente-six blessés. Georges. Le mari d’Eliane, avait neuf ans à l’époque et demeurait à Saint-Maurice, il se souvient de la terrible explosion et de s’être rendu sur place pour contempler l’énorme cratère. 

Musée de Maisons-Alfort association AMAH.

Lundi 11 septembre 1944 : ai repris mon travail.

Jeudi 28 septembre 1944 : Les horloges des quais de la gare de l’Est qui étaient arrêtées à 12h00 depuis le départ des Allemands sont remises en marche depuis le matin.