Le pari de la rue Scipion

Il s’appelait David, elle s’appelait Bérengère. Il habitait 3, rue Scipion, elle 68, boulevard Saint-Marcel. Il était gardien de la paix à la Préfecture de police, elle travaillait au Ministère des Finances. Elle fumait parfois une cigarette à la fenêtre de son appartement qui donnait dans la rue Scipion… Ils ont lié connaissance. Au printemps 1944 tout le monde parle d’un éventuel débarquement. Mais où se déroulera-t-il ? Dans le Pas-de-Calais tout proche des côtes anglaises, région d’où est originaire David ? En Bretagne ou dans la Manche affirme Bérengère, la Parisienne. Le pari est engagé. Et le gagnant emportera des cigarettes bien entendu. 6 juin 1944, la nouvelle tombe. Bon prince David invite Bérengère à boire un verre. Plus tard il avouera à ses enfants que c’est à ce moment-là qu’il entreprit de « chiner » leur mère.

David Lucas, tourneur-fraiseur chez Delahaye, a effectué son service militaire sous les ordres du général de division aérienne Jean-Charles Romatet, chef d’état-major de l’Armée de l’air à Vichy. A son retour son père, lui-même policier de la Musique des gardiens de la paix, l’encourage à entrer à la Préfecture de police. Le moyen d’éviter le Service du travail obligatoire ! Le policier « d’occasion » affecté au commissariat du 5ème arrondissement place du Panthéon y fera carrière. 

 

Bérengère Leduc travaille au Ministère des Finances. Elle dispose de nombreux documents, tampons et cachets administratifs. Avec son oncle notaire elle se lance donc dans la fabrication de fausses cartes d’identité. Elle « aidait simplement » dira-t-elle plus tard en toute modestie car elle ne se sentait pas assez téméraire pour en faire plus. Son joli petit minois l’aidera pourtant à livrer les documents à la barbe de l’occupant et son sac à main ne sera jamais fouillé. 

 

19 août 1944 les policiers s’emparent de la Préfecture. Le drapeau tricolore est hissé sur les toits.  Le Préfet est démis de ses fonctions, les hommes s’installent et se préparent à répondre aux assauts des Allemands. Des voitures blindées s’approchent. Des coups de feu partent des fenêtres. Les premiers morts. Il faudra tenir jusqu’à l’arrivée de la 2ème Division blindée et se battre avec les moyens du bord et les armes récupérées sur l’ennemi. Partout dans Paris éclatent des échauffourées. Les FFI à eux seuls ne pourront vaincre les soldats du général von Choltitz mais ils les pousseront à se réfugier dans des points d’appui que les Leclerc viendront réduire le 25 août.

Les premiers jours comme beaucoup des ses camarades et de FFI David rentre le soir chez lui après « sa journée de combat ». C’est l’une des particularités de cette libération de Paris. Les policiers ont reçu la consigne de déposer leur uniforme dès le 15 août, ils se battent en civil et nombre d’entre eux seront tués quand au hasard d’un  contrôle la patrouille allemande découvrira une carte de police et une arme de service dans leurs poches. Puis il disparait pendant trois longues journées. Heureusement le téléphone fonctionne et il peut rassurer Bérengère : La bataille est rude mais on tient bon !

25 août 1944, le général Leclerc entre dans Paris. De furieux combats se déroulent au Ministère des Affaires étrangères, au Sénat, à la Chambre des députés ou encore à l’Ecole militaire. Von Choltitz signe la reddition de ses troupes à la Préfecture, il est conduit à la gare Montparnasse. Des émissaires sont envoyés dans les derniers points de résistance pour diffuser l’ordre de déposer les armes. Les policiers ont été invités à revêtir leur uniforme pour cette ultime bataille. Ils tomberont encore très nombreux place de la Concorde ou devant la Caserne de la République. 

Au soir de la victoire David rentre chez lui fourbu mais heureux du devoir accompli. N’a-t-il pas participé à la renaissance de cette police parisienne qui a travaillé pour les Allemands pendant l’occupation, comme le dit sa fille Micheline ? Mais il ressent aussi beaucoup de tristesse. Perrony, Massiani, Vannereau, Thibous, Rouzé, Roux et Bertaut, ses camarades du commissariat, n’auront pas vu la défaite de l’occupant, ils ont été tués sur les barricades (*)

Boulevard Saint-Marcel, juste au pied de l’immeuble de Bérengère, un coup de feu part d’une fenêtre ou d’un toit. David plonge sous le rideau de fer du buraliste qui ferme sa boutique.  D’autres tirs. Une femme s’affaisse sur le trottoir mais c’est lui qui était visé. Le tireur voulait une dernière victime. David a failli mourir le dernier jour ! Longtemps après le marchand de tabac montrera encore les impacts sur le rideau et racontera l’épisode. 

Les parieurs de la rue Scipion se sont mariés le 1er septembre 1945. Gilbert est né en 1946, Micheline en 1950, David est décédé en 1991, Bérengère en 2003.

Un grand merci à Micheline et à Gilbert qui ont bien voulu nous raconter cette belle histoire familiale.

(*) A lire Massacre au Jardin des Plantes pour Emmanuel Perrony et  La barricade du square Viviani pour Vannereau, Thibous, Rouzé et Roux.