La libération de Versailles vue par un enfant de 10 ans

François Laloë n’a que dix ans en août 1944 mais ses souvenirs sont très précis. Les événements l’ont empêché de quitter Versailles contrairement aux années précédentes. Que le temps est long depuis le débarquement ! Chacun suit comme il le peut la progression des Alliés sur une carte. On raconte qu’un motocycliste américain s’est aventuré sur plus d’une centaine de kilomètres à l’intérieur des lignes ennemies. L’histoire est-elle vraie ? Une tête brûlée ? 

Le 24 juin au matin, alors qu’il se lève pour aller à l’école, un tintamarre l’attire à la fenêtre. Des avions que personne n’a entendu arriver survolent la ville à moyenne altitude. Une ou deux explosions proches et violentes. Puis la sirène… hélas c’est bien trop tard ! Le bombardement allié visait la gare des Chantiers mais les bombes tombent un peu partout en ville. François grimpe au premier étage pour profiter d’un meilleur poste d’observation malgré les appels inquiets de sa mère qui aurait préféré le voir à l’abri dans la cave. L’alerte passée, il se rend à l’école où le directeur annonce aux rangs clairsemés qu’il n’y aura pas de cours ce matin. Avec deux camarades il va « voir »… La rue est barrée par un tas de décombres. Des sauveteurs improvisés s’affairent avec de simples pelles ; beaucoup de poussière ; un matelas d’enfant pend, accroché aux fils électriques. A qui appartenait-il ? Peut-être à l’un de leurs amis. Pour autant les garçons ne sont pas particulièrement émus. Un condisciple, qui habite une maison mitoyenne de celles réduites à l’état de décombres, s’est également présenté à l’école en blouse comme d’habitude. Mais il a l’air complètement « sonné ». Ou alors il était un peu débile ? François ne s’en souvient pas. Sa sœur, élève infirmière, était en route vers l’hôpital quand les bombes tombèrent et eut la chance de pouvoir se réfugier sous le porche du lycée Hoche. Sa journée fut très longue comme on peut s’en douter. Plus de deux cents victimes. Ce bombardement aurait été décidé sur la foi de renseignements erronés transmis par la Résistance, les Allemands n’en auraient que peu souffert. L’avion qui a lâché ses bombes sur la rue de Montreuil a peut-être confondu gare des Chantiers et gare Versailles rive droite. Des collaborateurs se sont empressés d’inscrire sur les ruines « Signé la R.A.F », la population civile n’a pas manifesté de colère particulière.

Rue de Montreuil quelques jours après le bombardement du 24 juin 1944. Le jour du drame, avant les déblaiements, les décombres des maisons détruites se rejoignaient dans le milieu de la rue et formaient un obstacle de six mètres (photothèque André). Marcel Petit, auteur de « L’histoire de l’occupation et de la libération de Versailles » (éditions de l’Avenir) et lui-même rescapé de ce bombardement, précise que le bilan s’éleva à trois cent vingt-quatre morts. On installa rapidement un poste de secours et une chapelle ardente dans le  lycée Hoche. Les Allemands subirent comme seuls dégâts importants la destruction de la caserne de la rue de Noailles.
 
Dans la vitrine du magasin « Le Domino bleu » François avait repéré un magnifique vélo, le gros lot d’une quelconque tombola. Quand les sauveteurs déblayèrent la rue et le découvrirent, ils s’étonnèrent de ne pas trouver le cycliste…
 
 

Début août des soldats allemands traversent la ville dans un piteux équipage. Voitures civiles camouflées, carrioles tirées par des chevaux. Ils se dirigent vers l’Est. François en a observé une qui arborait un drapeau blanc sur le toit et des branchages sur les côtés. Quatre ans plus tôt l’armée allemande avait une autre allure. Un bruit court ! Des soldats se sont baignés dans le réservoir d’eau potable de Montbauron. Par précaution la population ira remplir des bouteilles à la fontaine Desnouettes  dans le quartier de Porchefontaine.  Le 12 août autre bruit : le camp de Satory a été évacué. François, son frère et de nombreux Versaillais se précipitent. Il y a peut-être quelque chose à récupérer. Déception ! Ils n’y trouvent que des skis et de grands rouleaux de papier photo. Et ne voilà-t-il pas qu’un mauvais plaisant crie : « Les S.S ! » Quelle frayeur ! 

 Le 13 août Elisa Moisan, 27 ans, est tuée à la caserne Beauregard au cours d’un mitraillage. Le 18, Alexandre Cardinal, 56 ans, meurt dans l’explosion d’un camion de munitions au quartier Borgnis-Desbordes (on a dit à l'époque que les Allemands avaient laissé tomber une caisse de grenades dans les escaliers). Le 23, le cheminot et sous-lieutenant des FFI Lucien Dépée, 50 ans, est fusillé 5, rue Royale. 

Plusieurs mois avant la libération, le frère de François et sa soeur n'ont pas hésité à planter des clous dans les pneus de camions allemands garés sans surveillance devant cette caserne Borgnis-Desbordes. D'autant  plus risqué qu'ils l'ont fait plusieurs fois et au petit matin !

La rumeur annonce qu’il y a des fusillades dans Paris, le 23 août, que les Alliés sont à Rambouillet. En attendant, faute de ravitaillement en charbon, l’usine à gaz ne fournit plus la ville. Un feu de bois dans le jardin permettra de cuire le repas du lendemain.

Le commandant Morel a pris contact avec les Américains le 20 août à Rambouillet. Ils lui ont fait savoir qu’ils préféraient que Versailles restât calme. Le 21 août les Allemands décrètent l’état de siège tandis que le personnel de la Feldkommandantur plie bagages. Le 23 les mitrailleuses crépitent, on entend le canon. Des civils affirment avoir vu les Américains à Neauphle-le-Château (Marcel Petit).

Le lendemain personne ne sera vraiment surpris d’entendre des tirs de mitrailleuses dans les rues. Le père de François, vétéran de la Grande Guerre, continue de jardiner. Indifférence ou volonté de rester à la maison afin de veiller à la sécurité de sa petite famille ? Vers 16h00 deux coups de canon. Un char de la Division Leclerc a été détruit dans la montée de Jouy-en-Josas. Un ami de la famille précisera que la colonne a fait demi-tour et qu’un char a enfoncé le mur d’une maison en manœuvrant. A 17h00 un petit avion de reconnaissance, un Auster, survole le boulevard de la République à basse altitude, environ 350 mètres. Ses ailes portent les rayures caractéristiques de l’aviation américaine. Des tirs d’armes individuelles fusent à son passage. Tiens ? Les Allemands n’ont pas tous décampé ? Mais l’avion est hors de portée, se rassure François. Voilà qu’une mitrailleuse postée au pied de la côte de Picardie ouvre le feu. L’avion amorce un virage à droite et vient se poser en catastrophe sur l’avenue de Paris. Un civil se précipite au secours du pilote mais il est trop tard. François ira contempler la carcasse brûlée le lendemain. 

A la nuit tombée des points lumineux passent au dessus des têtes. Les canons de la Division Leclerc, installés au Pont de Sèvres, arrosent les batteries allemandes de Bougival. 22h00 : la radio annonce que Paris est libéré ! On n’y croit pas vraiment et François va se coucher, pas trop rassuré. 

Il fait très beau et très chaud ce 24 août. Les Allemands font sauter leurs dépôts de munitions et leurs installations, dont l’école de Chaville qui abritait des postes de radio. Vers 14h00 une automobile allemande bourrée de caisses de cartouches prend feu avenue de Saint-Cloud. La pétarade durera plusieurs heures. Le Palais de justice est mitraillé à 17h00. Deux cents badauds se réfugient dans la salle des Pas-Perdus. Puis les Allemands tournent leurs armes vers la Mairie où se tiennent de nombreux FFI et membres des Equipes nationales attendant les ordres pour agir. Une automitrailleuse ouvre le feu, des soldats s’avancent en tirailleurs, les balles s’aplatissent sur la façade. Les occupants de l’édifice se réfugient dans les caves. Paul Cochereau et Emile Meignotte, des Equipes nationales sont tués. Les pompiers Hervais et Truffaut, blessés, ont la présence d’esprit de faire le mort (Marcel Petit).

A 14h00, près de la gare des Chantiers, une patrouille allemande intercepte une ambulance de la Croix-Rouge. A bord quatre FFI qui transportent des armes et des munitions.  Ils sont immédiatement fusillés dans la cour intérieure d’un immeuble de la rue Jean-Mermoz.

On relève également dans les rues de la ville les cadavres de Caroline Lelièvre, Auguste Lefrançois, Albert Blondet et Georges Riss. Ils ont été tués au cours de mitraillages de la population civile.

Le lendemain matin François aperçoit, remontant la rue de Montreuil, un civil brassard tricolore sur la manche et pistolet au poing. Un véritable matamore ! Devant la Préfecture de nombreux camions militaires vides sont garés. Quelques impacts sur la façade de l’Hôtel de Ville, quelques voitures incendiées, toute la ville est pavoisée de drapeaux français, anglais et américains. Le jeune garçon est un peu déçu, lui qui s’attendait à un formidable déploiement militaire… La liesse est générale. Rue Georges-Clémenceau une colonne de prisonniers allemands. Quelques instants plus tard des femmes, cheveux défaits et vêtements déchirés, sont escortées « rudement » par des civils. Il demande à sa sœur aînée pourquoi on les traite ainsi. « Elles sont allées avec les Allemands » ; il comprendra bien plus tard ce que cela voulait dire. Le 25 août au soir une fête est organisée près de la Poste mais François, trop fatigué, n’y assiste pas. 

Le Palais de justice se remplit de collaborateurs arrêtés tant à Versailles que dans les villes proches. Une cinquantaine de soldats allemands les rejoignent. A 10h30 un cri : « Les voilà ! » Dans la rue Royale les premières voitures de la 2ème DB du général Leclerc suivies d’automitrailleuses et de tanks. A 14h00 fausse alerte : une colonne allemande venant de Jouy-en-Josas menacerait la ville. Jacques Dubout, 19 ans, saute sur une mine allemande. Le décès de Pierre Chopin, 23 ans, membre de l’OCM, est enregistré à l’hôpital. (Marcel Petit).

Les derniers morts : Maurice Delobel, Eugène et Hélène Vernois sont victimes de mines le 26 août. Le FFI Pierre Montillon, 18 ans, décède accidentellement le 30, le FFI Roger Durand, 19 ans, le 6 septembre.

Quelques semaines plus tard d’interminables convois de camions GMC américains empruntent l’avenue de Paris, mitrailleuse sur tourelle à l’avant et servant aux aguets… puis sans servant… puis sans mitrailleuse dans la tourelle. Mais il n’est surtout pas question de traverser. François arrivera un jour en retard à l’école.

Début septembre son oncle, évadé en 1940 ayant rejoint l’Afrique du Nord et parachuté en Bretagne avec le colonel Passy, rentrera à la maison à bord d’une belle voiture réquisitionnée à Rennes sur un collaborateur. Mais c’est une autre histoire…

 

 

Document sur la libération de Versailles : le film de Robert Lagarde (site Internet de Rémy et Michel Herlaut)

Robert Lagarde et son épouse Marcelle Lentiez tenaient la laiterie du 6, rue Alexandre Bontemps et c'est à la fenêtre du premier étage donnant sur la rue Monseigneur Gibier qu'il a filmé l'arrivée des véhicules puis le rassemblement de la population (précisions aimablement fournies par Michel Herlaut)