Jérôme – La « grande rigolade » – 23 Août 1944

La matinée du lendemain ne fut pas de tout repos. Ca bardait dur et à chacune de nos missions nous essuyions des coups de feu. Les Boches commençaient à s’énerver et les environs du Palais Bourbon, le boulevard St Germain (entre la Seine et le boulevard Raspail), la rue de Solferino et le quai d’Orsay étaient des endroits à n’aborder qu’avec précaution et avec la plus grande prudence.


le ballet des secouristes (J. Rocheteau : Bataille HS n°2)

Un coin était particulièrement toxique : le poste allemand du Ministère de la Guerre, entre la rue de Solferino et la rue de l’Université. On ne comptait plus les cyclistes qui s’y étaient fait descendre.

La technique allemande était la suivante : dès qu’un cycliste passait, un officier sortait sur le trottoir, criait « HALT ! », avec au moins cinq à six "H" aspirés, et en même temps tirait. Neuf fois sur dix ils descendaient leur bonhomme à ce petit jeu, qui se renouvelait deux ou trois fois par heure. Une autre de leurs distractions favorites, réservée aux sous-officiers, celle-là, était de repérer un mouvement quelconque derrière une fenêtre : sans avertir ils lâchaient une rafale de mitraillette. Un général * en retraite et en veston d’intérieur à brandebourgs, ayant imprudemment entrouvert ses volets, s’était fait proprement rectifier.

* Il s'agit du général Boudhors, 286 boulevard Saint-Germain, qui ne sera, heureusement pour lui, que blessé. Aux soldats qui lui intimaient l'ordre de descendre dans la rue, il aurait crié : "Vous m'avez suffisamment arrangé, je ne descendrai pas !" (Abbé Hénin : La Résistance dans le 7ème arrondissement).

33, rue de Bourgogne, une patrouille allemande perquisitionne la boucherie de E. Besson où des mouvements suspects ont été signalés. En sortant les soldats jettent des grenades et tirent sur les façades d'immeubles. Jeanne Boirard, née Carcey, 73 ans, est tuée à la fenêtre de son appartement au n° 38.

Augustin Marcos, 40 ans, est tué près du Palais Bourbon.

Mais les soldats allemands ne sont pas les seuls à tirer sur les passants, ce jour-là … lire le témoignage d'Yvonne dont le père a été abattu par un militant doriotiste …

Et malgré tout, le secteur, sous ce beau soleil d’août, gardait un air de fête.

Une grosse dame vêtue d’un tailleur bleu marine, orné d’écussons de la Croix Rouge et d’une brochette de décorations, coiffée d’un voile bleu et portant sur le ventre un petit éventail pharmaceutique faisait les cent pas dans la rue de l’Université. Elle guettait partout l’occasion de se rendre utile et lorsqu’un cycliste dégringolait au stand de tir allemand, elle passait un des plus beaux moments de sa journée. Un médecin de la rue St Dominique avait installé dans la porte cochère de son immeuble une table pliante couverte de flacons, de seringues et d’ampoules. Sa concierge avait même revêtu une blouse blanche et ils étaient tout joyeux lorsqu’un blessé venait se faire panser.  

Vers dix heures du matin il régnait une belle euphorie au Poste de la rue de Grenelle. L’aumônier était arrivé, plein de dignité, vers les huit heures, arborant sur sa poitrine une brochette de décorations et tenant dans chaque main deux grands brocs remplis de pinard. En tout une bonne dizaine de litres. Belle occasion pour casser la croûte et pour vider les deux récipients jusqu’à la dernière goutte. Brondin avait à peine bu deux verres mais il nous semblait fin saoul.

C’est au moment où, pour notre plus grande joie, il commençait à développer sa théorie sur l’évolution probable des événements, que le téléphone se manifesta une fois de plus. C’était la fameuse infirmière bénévole de la rue de l’Université : Une 11cv Citroën avait essayé de passer en force le poste allemand du Ministère de la Guerre. Les occupants de la voiture s’étaient tous couchés et le pilote avait foncé à 100 kms à l’heure en se baissant lui aussi. Bien entendu la voiture criblée de balles gisait contre un platane et les occupants tous blessés avaient été emmenés à l’intérieur du Ministère. Elle avait essayé d’aller leur donner des soins mais la sentinelle allemande l’avait empêché d’entrer. Les Boches avaient découvert deux caisses de munitions dans la voiture et voulaient fusiller les occupants….

Immédiatement Jean-Louis, Paul et moi partions dans la sanitaire en compagnie de Brondin.

La Citroën était couchée sur le trottoir, en piteux état. La banquette arrière avait sauté et le dessous du siège était bourré de balles de fusil. Sur le siège avant un jeune gars de vingt ans semblait dormir. En réalité il était bien mort, sans blessure apparente, mais la colonne vertébrale fracassée au niveau du cou. Quand on le retira, la tête se balançait dans tous les sens. Le Boche qui gardait la voiture ne fit aucune difficulté pour qu’on le mette dans la sanitaire. Jean-Louis expliqua en allemand au sous-officier SS qui se tenait devant la porte du Ministère, mitraillette à la main, qu’on était médecins et que s’ils avaient des blessés on était à leur disposition.


Cette plaque est apposée exactement à cet endroit mais elle indique que Roch Simon est tombé le 24 août ?

Au ton de la réponse il était évident qu’on nous conseillait de foutre le camp. Brondin et Gillier commencèrent à amorcer un repli stratégique et prudent vers notre véhicule. Mais Jean-Louis avec l’imperturbabilité des ivrognes continuait à discuter. A côté de lui j’arborais mon sourire le plus avenant quand un officier apparut. Il parlait admirablement le français. Je lui renouvelais nos offres de service. Il me répondit que les terroristes n’avaient pas besoin de soins et que dans quelques minutes ils allaient être fusillés.

Je lui expliquais que je n’approuvais pas du tout les actes de terrorisme, que la guerre était une chose, le banditisme une autre, mais que le devoir d’un médecin qui portait une croix rouge était de donner des soins à tous ceux qui souffraient sans distinction. Et lui désignant du doigt un de ses hommes, affalé sous la voûte et qui se tordait de douleur, je lui dis que j’étais à sa disposition pour le soigner.

Il me laissa entrer. Jean-Louis qui s’apprêtait à me suivre se vit coller un canon de mitraillette sur l’abdomen. Je me trouvais donc seul entouré par une douzaine de SS. Le soldat couché avait une balle dans le ventre et, vomissant des matières, était dans un piètre état. Je le pansais et lui injectais une bonne dose de morphine. Avisant un autre soldat, le bras en écharpe avec un pansement sommaire et taché de sang par-dessus sa vareuse, je le fis asseoir et d’autorité je coupais tout le tissu pour dégager la blessure : une plaie en séton du biceps. Pendant que je travaillais, en prenant tout mon temps, j’avais observé que, la morphine agissant, le moribond semblait reposer et que la cessation de ses gémissements semblait avoir favorablement impressionné ses camarades. D’autre part je m’étais orienté. J’étais dans une voûte, fermée par une porte vitrée. De chaque côté de la voûte deux pièces. Celle de gauche servant de poste de garde, celle de droite (la loge du concierge) de bureau pour les officiers. Le capitaine allemand qui m’avait fait pénétrer était en train d’y téléphoner. Je nettoyais la blessure, terminais le pansement et m’apprêtais, à la demande du blessé, à lui faire une injection de morphine.

Nicht morphine !  lui mentis-je. Camarade là-bas, morphine. Good morphine ! Ya good morphine ! Kamarad come !

Un bref dialogue s’engagea autour de moi et on laissa entrer Jean-Louis qui fit la piqûre et soigna lentement, très lentement deux ou trois blessés légers mais choqués pendant que je me dirigeais vers la porte de droite. J’entrais. En un clin d’œil j’avais embrassé la scène. Dans un coin sur le sol, complètement affolés, trois jeunes garçons et une jeune fille. Un sergent SS mitraillette sous le bras les surveillait en fumant. Au téléphone l’officier allemand qui parlait français. Je feignis de ne pas avoir remarqué les prisonniers qui, effectivement, étaient dans un angle très sombre de la pièce, et je m’avançais vers l’officier.

Voilà, mon capitaine, je viens vous remercier de m’avoir permis de soigner vos hommes, lui dis-je en lui offrant une cigarette.

Il me sourit aimablement. Je répliquais :

Notre Poste de secours se trouve rue de Grenelle. Le téléphone est Invalides 73 50. Si vous avez besoin de nos services, de nuit comme de jour, vous pouvez nous appeler, nous viendrons.

J’allumais ma cigarette avec application et me retournant vers le coin sombre, je dis d’un air surpris :

Tiens, vous avez des prisonniers ?

Oui, Docteur, des terroristes, qui transportaient des munitions

Mais ils sont blessés !…

Je m’approchais d’eux. Leur garde s’écarta. L’officier ne dit rien.

La jeune fille avait une fracture de l’avant-bras. Un garçon était évanoui et ne semblait présenter rien de grave à priori, les deux autres étaient indemnes, simplement sous l’influence du choc qu’ils venaient de subir et des moments d’intense émotion qu’ils étaient en train de vivre. L’un tremblait comme une feuille et était surexcité, l’autre était complètement amorphe, presque inconscient. Je commençais à distribuer huile camphrée, caféine et morphine « large manu ».

Le SS avait relâché sa surveillance et regardait par la fenêtre ce qui se passait à l’extérieur. L’officier s’était approché de la porte. J’appelais Jean-Louis. Le capitaine s’écarta pour le laisser passer. On réduisit la fracture de la jeune fille et pendant que nous maintenions son avant-bras avec des attelles, Jean-Louis m’expliqua ce qui se passait :

Au Poste, on s’inquiétait de notre absence et Dupont, à la tête du second groupe mobile, suivi de Ganimier et de deux autres camarades sont venus aux nouvelles.

Ils discutaient en ce moment devant la porte d’entrée. Comme nous achevions le pansement, la fille eût une crise de nerfs. Jean-Louis l’attira dans l’autre coin et s’occupa d’elle. Pendant ce temps un des garçons me murmura qu’ils étaient armés et qu’on ne les avait pas encore fouillés. Un signe à Jean-Louis et sous prétexte d’auscultations et de palpations nous soumîmes les garçons à une fouille en règle. Revolvers et chargeurs disparurent dans nos musettes et dans celle de Ganimier qui avait réussi à entrer.

Allons ! L’atmosphère avait l’air de se détendre.


photo Bertrand

Je les laissais tous les deux là et allais à la recherche de l’officier allemand que je trouvais en discussion avec Brondin sous le porche.

Je les interrompis :

Vous savez, capitaine, vous avez un homme qui va très mal. Son état nécessiterait une intervention d’urgence. Entre parenthèses, vos prisonniers non plus ne sont pas brillants, ils vont sûrement claquer dans quelques heures et sans que vous ayez à intervenir. Laissez-nous les conduire dans un hôpital.

Impossible ! Notre centre sanitaire se trouve à l’Ecole Militaire. Je ne dispose pas de véhicules pour y conduire nos blessés et…

Comment ? Mais notre ambulance est à votre disposition. Donnez-nous votre autorisation et nous emmenons tous les blessés à l’Ecole Militaire, séance tenante.

Impossible ! qu’est-ce qui me prouve que vous le ferez ?

Notre parole…

Ca ne suffit pas.

Je m’étonne qu’un officier allemand puisse mettre en doute la bonne foi d’un médecin français, lui répondis-je d’un ton sec, mais puisqu’il en est ainsi, je me permettrai de vous rappeler que vous avez toute facilité pour nous retrouver puisque vous nous connaissez et que vous savez où se trouve notre Poste.

Il ne me répondit pas, retourna dans la pièce où se trouvait Jean-Louis, Ganimier et les prisonniers, et qui semblait être son P.C, décrocha le téléphone et baragouina dans son idiome maternel.

Dis donc, Brondin, faut absolument sortir les F.F.I de là-dedans, sinon ils sont foutus.

D’accord.

Messieurs. Je vais vous faire une proposition, interrompit l’officier. Vous allez amener les blessés mais vous me laisserez deux otages.

C’est entendu, capitaine.

Sans plus attendre j’appelais les copains restés dehors pour qu’ils arrivent avec des brancards.

Si tu veux, je reste me proposa Dupont. Moi aussi dit Ganimier.

Ok les gars, venez avec moi.

Nous sortîmes avec un air très affairé et nous dirigeâmes vers la sanitaire.

Voilà ce que nous allons faire : les Allemands dans la sanitaire, les F.F.I dans la camionnette. Michard !!! arrive ici. Tu conduiras les F.F.I et tu resteras derrière la sanitaire. A l’angle de l’avenue de la Motte Piquet et de l’avenue Bosquet, tu tomberas en panne et tu y resteras jusqu’à mon retour. Démonte ce que tu voudras, je m’en fous, mais occupe-toi car ce sera peut-être long. Il s’agit de tirer ces types des pattes des Boches mais pas de conneries, Dupont et Ganimier restent avec eux.

Compte sur moi.

Merci. Quant à vous, dès que les Boches vous permettront de foutre le camp, mettez les voiles et prenez immédiatement contact avec le Poste. Du reste on va prévenir Brunet, le médecin chef, qui parle allemand et on va essayer de vous faire sortir le plus rapidement possible. Allez, en avant… 

Devant l’Ecole Militaire, le Champ de Mars était désertique. La camionnette tomba ostensiblement en panne à l’endroit prévu et la sanitaire, à la vitesse d’un homme au pas, un grand drapeau blanc à croix rouge dépassant de chaque portière, arriva devant la grille. La porte de la cour était grande ouverte mais deux ou trois mètres en arrière, entourés de sacs de sable deux soldats en tenue de campagne montaient la garde derrière une mitrailleuse lourde. Jean-Louis et Brondin s’avancèrent. Après avoir parlementé un bon moment avec un sous-officier du poste de garde, on nous laissa avancer à l’intérieur. Deux infirmiers allemands en blouse blanche vinrent nous aider à descendre les blessés.

Brondin avait réussi à agripper un officier et dans un charabia franco-allemand expliquait « ce qui se manipulait ». Ils entrèrent dans un bureau. Pendant ce temps, Jean-Louis et moi arpentions la cour. D’abord timidement puis nous enhardissant petit à petit. Gillier avait disparu. Quelques infirmiers allemands tournaient autour de la sanitaire. Un manège était transformé en hôpital pour blessés légers et un caporal allemand nous fit visiter. Il nous conduisit ensuite à la cantine. Gillier devant un comptoir buvait une sorte de café en mangeant un énorme sandwich. Le cuistot nous en offrit. L’atmosphère était très cordiale. Paul et Jean-Louis discutaient le coup. Quant à moi, n’y comprenant rien, je me contentais de mastiquer. J’allais faire un tour dans la cour. Par les fenêtres on voyait des officiers s’agiter et des médecins allemands en blouse blanche avec par-dessus un tablier de toile cirée et de grands gants de caoutchouc aux mains, couverts de sang, et passant d’une pièce à une autre. Une sanitaire allemande arriva devant le perron. Des infirmiers en sortirent plusieurs soldats sérieusement blessés.

Tout à coup je repérais Brondin, derrière une fenêtre, en conversation très animée avec deux officiers. Un instant après il apparaissait, surexcité, sur les marches du perron.

Où sont les autres ? Allez, on se taille. Ca y est Gaminier et Dupont ont été relâchés. Le colonel a téléphoné, tout est arrangé…

Me quittant sur ces propos, il réintégra l’intérieur du bâtiment. Pendant ce temps Gillier et Jean-Louis, accompagnés d’un sergent allemand montaient dans la sanitaire et se dirigeaient vers le fond de la cour. Il les regardait s’éloigner lorsque Brondin sortit, un papier à la main. Il s’agissait d’une feuille tapée à la machine avec un tampon avec « l’aigle allemand et la croix gammée » rédigée entièrement en allemand et terminée par une belle signature.

Mon vieux, on n’a pas perdu notre temps ce matin, dit Gillier qui revenait avec la sanitaire, pendant que nous montions à ses côtés. D’abord on a cassé la croûte, ensuite je viens de faire mettre cinquante litres d’essence gratuite dans notre réservoir *

Et c’est pas tout, pige-moi ce papier, répondit Brondin en tendant la feuille à Jean-Louis qui traduisit à peu près ceci : « Le Médecin Colonel Von Machin, médecin chef des troupes allemandes stationnées à Paris, autorise par la présente les médecins et infirmiers de la Croix Rouge affectés au véhicule automobile immatriculé 3628 RL 4, Ausweiss n° 13462, à donner les premiers soins et à transporter à l’hôpital allemand de l’Ecole Militaire tous les soldats de l’armée allemande. Ordre est donné aux autorités civiles et militaires de leur faciliter leur mission… »

Maintenant on est passé du côté boche. On va pouvoir faire du bon boulot avec le minimum de risques. En voiture les gars !

* Le commandant de la garnison allemande de l'Ecole Militaire offrait en effet de l'essence à tout secouriste lui ramenant des blessés … lire le témoignage de Pierre

L'abbé Hénin (La Résistance dans le 7ème arrondissement) raconte que cela remonte au 20 août quand, vers 11h30, une ambulance allemande se présenta devant son poste de secours aux Invalides. Un officier lui demande de prodiguer les premiers soins à quatre hommes blessés; un cinquième gît en travers du capot, mort. Une sanitaire conduit ensuite les blessés à l'Ecole Militaire où le médecin commandant, en récompense, offrira de l'essence et une permission écrite de pouvoir relever tout blessé, civil ou militaire, dans les rues de Paris… le même document que vient de récupérer Brondin.

Pendant que nous racontions notre aventure aux copains restés dans le Poste, un coup de téléphone nous apprit que l’opération « camionnette » avait été menée à bien.  

Cette journée du 23 août ne fut pas de tout repos dans notre secteur. Les patrouilles allemandes se faisaient de plus en plus actives. Rien que des SS, rasant les murs, cigarette aux lèvres, mitraillette au poing, tirant sur tout ce qui bougeait.

Les gens bien informés ou soi-disant tels garantissaient qu’ils venaient directement de Cracovie et que c’étaient des spécialistes des combats de rue. Dans le quartier il régnait une grosse effervescence autour des barricades. Les grandes artères étaient désertes à l’exception des patrouilles allemandes, de rares engins blindés qui y circulaient et encore de plus rares Citroën F.F.I. Les petites rues, en particulier celles prises en enfilade par des blockhaus garnis d’armes automatiques, étaient également vides car arrosées périodiquement par des rafales de balles. Mais les carrefours étaient extrêmement fréquentés. Quelques F.F.I y tiraient quelques balles, plus pour distraire et épater les nombreux curieux entourant chaque porteur de fusil, que pour viser des cibles ennemies. De temps en temps un de ces badauds, trop hardi ou malchanceux était blessé par une balle ou un éclat de pierre et venait se faire soigner au Poste.  

Les points névralgiques du quartier, ceux qui étaient le plus fréquentés par les équipes de pointe F.F.I, ceux où nous étions le plus souvent appelés pour ramasser des blessés étaient les carrefours des rues de Lille et de l’Université d’une part, avec la rue de Solferino et le boulevard St Germain. Les Allemands tiraient du boulevard ou du Ministère de la Guerre, les francs-tireurs du coin des rues et se repliaient sous les porches des immeubles les plus proches. Le secteur était réellement dangereux, les immeubles en ont gardé et en gardent encore des traces nombreuses.  

Pendant que nous ramenions deux blessés rue de l’Université, deux hommes nous appellent de l’autre côté de la rue Solferino. Nous étions à pied car nous avions encore des soins à donner à des blessés légers et l’ambulance était partie avec l’infirmière, conduire directement à l’hôpital deux hommes plus gravement touchés. Henri s’avança dans la rue de Solferino mais une rafale de mitrailleuse le fait reculer en arrière. Je fais une tentative et je suis salué de la même manière. Je serais assez partisan de m’en tenir-là mais les deux types en face gueulent de plus en plus fort que c’est urgent et qu’on se dépêche. Henri leur répond que s’ils sont si malins, il a un brancard à leur disposition, ils n’ont qu’à venir le prendre. A peine ont-ils avancé de deux pas qu’une rafale de mitrailleuse vient dessiner un pointillé dans le rideau de fer du restaurant de la Légion d’Honneur, mais à trois mètres du sol. Une quinzaine de balles. Henri recommença une nouvelle séance d’agitation de drapeau dans la rue, nouvelle rafale. De l’autre côté ils sont maintenant au moins six à nous exhorter à traverser et ils sont de plus en plus agités, et nous de moins en moins convaincus…

Tout à coup un camion à ordures débouche du boulevard St Germain, garni de trois F.F.I avec grenades et mitraillettes. Ils se dirigent vers le pont de Solferino. Ils s’imaginent qu’ils vont arriver jusqu’à la mitrailleuse allemande et qu’ils la réduiront au silence. Dès qu’ils ont dépassé la rue de l’Université, Henri et moi, nous nous élançons munis du brancard, laissant-là le drapeau à croix rouge. Personne n’a chronométré le temps que nous avions mis à traverser la rue Solferino, mais s’il y avait un record d’établi, il est sûrement battu. A peine sommes-nous de l’autre côté qu’une rafale de mitrailleuse stoppa le « SITA » et qu’un obus défonça la devanture du restaurant de la Légion d’Honneur.

Le blessé pour lequel on nous a appelés baigne dans une flaque de sang. L’artère fémorale coupée net, il a un mauvais garrot. J’enfonce une pince dans l’artère que j'arrive à pincer. L’hémorragie s’est arrêtée mais le blessé est très choqué. Il faut faire une transfusion. On téléphone au Poste de nous envoyer une voiture de toute urgence. Je laisse Henri près du blessé et je décide de regagner le Poste à pied parce qu’il paraît qu’on a besoin de moi.

Rue St Dominique je rencontre la sanitaire, bourrée de blessés légers. J’en fais descendre cinq, qui peuvent marcher, et j’envoie Gillier directement chercher mon blessé pour le conduire à Laënnec. Ca barde salement dans le quartier aujourd’hui à en juger par le nombre de blessés qui ne cessent d’arriver au Poste.

Les modernes croisés, je veux parler des petits gars de la Croix Rouge, nos voisins, ne se sentent plus. Ils continuent à montrer le plus parfait mépris du danger, se baladant dans le champ de tir de la rue de Bourgogne comme à la promenade. Ca n’est plus de l’héroïsme, c’est de la connerie. Ils font leur B.A au milieu d’un « grand jeu ». Mais les balles qui ricochent contre les murs ça n’est pas de la frime. Là-dessus, voilà Henri qui rapplique rouge de colère.

Nom de Dieu, de nom de Dieu, tu sais ce qui vient de m’arriver ? Je m’absente deux minutes pour vous téléphoner, je sentais mon type flancher et la sanitaire n’arrivait toujours pas. Je reviens, la bagnole était devant la porte mais mon gars n’y était plus…

Il était allé pisser ?

Rigole pas, deux des boy-scouts d’à côté s’étaient ramenés, avaient gravement décrété que c’était de la folie de laisser là ce blessé et l’avaient embarqué. Et à pied, mon vieux, un gars qui pesait près de cent kilos ! Deux morpions qui devaient bien faire 40 kgs chacun ! Je ne sais pas où ils sont passés mais en rentrant on n’a pas pu les rencontrer.

Un quart d’heure plus tard, arrivèrent fièrement deux gosses ruisselants de sueur qui déposèrent avec d’infimes précautions le brancard trop lourd pour eux. Je laisse Henri les engueuler, je récupère ma pince et je fais transporter le cadavre à la morgue.  

A six heures du soir on est complètement fourbu par la chaleur, le manque de sommeil, l’énervement et toute l’activité qu’on a fournie. On n’a rien mangé depuis la veille, on n’y pense d’ailleurs même pas. Pour l’instant nous ne nous sommes pas encore remis des dernières émotions. On patrouillait du côté de la Chambre des Députés lorsque deux SS à l’angle de la rue de Courty ont arrêté deux secouristes de la Croix Rouge qui déambulaient dans le secteur. L’un deux n’était pas en blouse mais habillé en scout et trimballait sur sa fesse droite un poignard de camping petit modèle. Les Boches le lui confisquèrent et se mirent à lui taper dessus à coups de crosses et de bottes. Jean-Louis et moi étions intervenus ce qui nous avait valu de nous retrouver chacun avec un canon de mitraillette enfoncé dans le nombril, sensation assez désagréable. Il avait fallu toute la diplomatie de Gillier et de Ganimier pour nous tirer de ce mauvais pas. Cette aventure nous avait asséché passablement le gosier et pendant que nous la racontions dans le bureau du médecin-chef, Gillier débouchait une bouteille de vin blanc. Nos verres remplis furent vidés d’un trait et tendus derechef. La bouteille étant passée à la ronde, Gillier en déboucha une autre (c’était toujours les prises de guerre F.F.I chez le bistro collabo). L’odeur du liquide me semblant bizarre je m’aperçus qu’il s’agissait non de vin mais d’un calvados d’au moins 60°.

Jean-Louis tout à son histoire ne regarda même pas ce qu’on lui avait servi et fit le plus magistral cul sec qu’il m’ait été jamais donné de voir. Et de reprendre sa narration le plus naturellement du monde.

Oh ! merde ! s’exclama admiratif un brancardier à côté de moi et qui défendait glorieusement et quotidiennement son titre de plus solide ivrogne du quartier. J’ai déjà vu des gars qui savaient picoler mais une descente comme le p’tit Docteur, ça jamais !

En quittant notre groupe, son verre à la main, la pipe à la bouche, il s’éloigna d’un pas de somnambule, allant faire part de sa stupéfaction admirative aux camarades qui étaient restés dehors.

Dans la soirée, un char allemand précédé de fantassins patrouille dans la rue de Bourgogne et la rue de Grenelle. André Pradat, 40 ans, est mortellement blessé. Il décèdera le lendemain 24 et non le 25 comme indiqué sur la plaque.

Marcel Héraut, 24 ans, qui revenait de mission avec son collègue Pencoat, est tué net.

Pierre-Marie Fredon, FFI du 5ème arrondissement (Groupe Avisse), tombe à 23h00 rue de Varennes au cours d'une patrouille. Il décède à l'hôpital Broussais où il a été évacué.

La journée du 24 août