Jérôme – La « grande rigolade » – 19 Août 1944

Donc, ce matin d’août nous nous dirigions vers l’hôpital Tenon dans ce curieux équipage.

Un fait nous avait quelque peu surpris : aucun coup de sifflet n’avait jusqu’alors interrompu notre marche. Et pourtant ce jour là nous étions trois sur le vélo.

D’habitude nous ne pouvions pas faire cent mètres sans être arrêtés par un représentant de la force publique dans l’exercice de ses fonctions.

Vous ne savez pas qu’il est interdit d’être à deux sur une bicyclette ?

Si, monsieur l’agent, mais nous habitons près du Palais Bourbon et nous allons à l’hôpital Tenon. Le métro a beau de ne pas fonctionner les malades viennent quand même aux consultations. Et la consultation, c’est nous ! Tenez, voilà mes papiers. 

Et selon l’humeur de l’agent de police, ou bien nous remontions sur notre véhicule ou bien je continuais seul jusqu’au premier coin de rue, où je reprenais Jean-Louis.

Ces salauds de flics, jamais ils n’avaient été aussi emmerdants. Et pourtant en quatre ans d’occupation ils en avaient montré du zèle. Les arrêts des rames de métro dans les stations fermées, les vérifications de papiers au poste de police, les parcages au Grand Palais des soi-disant oisifs cueillis aux Champs Elysées et embarqués pour une destination inconnue, les rafles de toute sorte.

On couillonnait assez facilement la Gestapo avec de faux papiers. Quant aux Feldgendarmes c’était un vrai plaisir. Il suffisait d’avoir beaucoup de cartes ou de certificats avec le plus de tampons possible. Sans aller jusqu’à conserver la photo d’Adolf dans son portefeuille mélangée à tous les papiers qu’on déballait, comme le faisait un camarade, il était rare que la vérification durât plus de quatre ou cinq minutes.

Avec un peu de sang froid et beaucoup de baratins joints à de grandes marques extérieures de respect, nous n’avions jamais eu le moindre ennui et Jean-Louis dont les papiers étaient tous entièrement faux, encore moins que moi dont presque toutes les cartes et attestations étaient véritables.

Mais avec ces vaches là c’était une autre affaire. Quand ils nous épinglaient on ne savait jamais comment on allait s’en tirer. Et si on se trouvait dans les rues un peu après minuit, on entendait la patrouille Boche de suffisamment loin pour avoir largement le temps de se planquer. Mais les cognes vous tombaient dessus silencieusement et dans les coins sombres, et vous étiez bon pour la nuit au poste avec engueulade, menace de passage à tabac et de déportation.

Aussi s’interpellait-on en criant de vélo à vélo :

Y’ a pas de flics aujourd’hui ?

Hé, m’sieur l’agent, regardez-les ils sont à deux sur une bicyclette !

Oh ! ben, ils peuvent parler ceux-là, ils sont trois….

Au lieu de gueuler, vous feriez mieux de nous pousser un peu. Regardez le copain qui pédale, il est fatigué.

Avec la chaleur qu’il y a, on croirait pas que c’est déjà l’hiver qui vient.

–  T’es pas dingue de parler d’hiver au mois d’août !

Ben, quoi, quand le froid arrive les hirondelles se barrent. Tu vois pas qu’elles ont foutu le camp… *

* En fait les policiers sont en grève depuis le 15 août … (lire l'épisode)

Mais c’est en arrivant à la hauteur de la place de l’Hôtel de ville que notre étonnement fut à son comble :

Mince, gueula un titi, pigez-moi ces cons-là sur le toit de la Préfecture… 

En effet on pouvait voir deux silhouettes en équilibre sur le faîte du toit en train de hisser un grand drapeau tricolore *


* Lire l'épisode de la prise de la Préfecture de police …

Aux fenêtres de l’Hôtel de Ville c’était pareil. Cinq ou six drapeaux flanqués d’une croix de Lorraine étaient déjà installés. Et au milieu de la place une bande de badauds, bouche bée, regardaient le spectacle et commentaient :

« C’est la débandade chez les Boches ». « Ils sont tous partis cette nuit ». « De Gaulle marche sur Paris. Les Américains seront là ce soir ».  « Moi mon pote, je vais pas bosser, aujourd’hui je reste planqué à la taule. S’il y a encore quelques Boches à Paris on risque de se faire descendre ou emballer, très peu pour moi ».

Et comme à ce moment-là un des gars sur le toit de la Préfecture brandissait un drapeau, le connard qui avait fait cette dernière remarque donna le signal des applaudissements.

Laissons les faire, les andouilles, et foutons le camp, dis-je à Jean-Louis.

Et sans plus attendre nous gagnâmes notre hôpital.

Jusqu’à la Place Gambetta aucun incident ne vint marquer notre route, si ce n’est que le copain du porte-bagages s’offrit à me remplacer aux pédales, que ce fragile support s’effondra sous moi et que nous dûmes confier le camarade à un autre cycliste complaisant qui le transporta jusqu’au Père Lachaise.

De temps en temps un camion de la Wehrmacht était arrêté devant un hôtel et quelques soldats affairés pliaient bagage emmenant avec eux jusqu’aux lavabos et aux baignoires.

Trois ou quatre fois nous fûmes doublés, pour notre plus grande joie, par des camions poussiéreux peuplés de Boches déguisés en Sioux avec des branches d’arbres autour du casque et des filets de camouflage disposés en bâches au-dessus d’eux. Leur aspect fatigué et l’angoisse peinte sur leur visage nous remplissaient bien entendu d’aise. Mais le spectacle était banal. Ca faisait déjà plusieurs jours qu’il durait.


les Parisiens se sont confortablement installés pour assister au spectacle (photo Jarnoux)

Remarquez que, pour qui a vu la glorieuse armée française se replier stratégiquement en juin 1940, les hommes par petits groupes à pied et la plupart des officiers dans leur voiture personnelle (avec femme, maîtresse, animaux domestiques et tous les bagages) les précédant de deux ou trois jours, le passage de ces camions fleuris de soldats en vert-de-gris qui traversaient Paris à toute vitesse n’avait rien de nouveau. La seule originalité peut-être tenait en ce que leur retraite avait un peu moins l’air d’une débandade. Ces militaires avaient encore l’air de soldats. Mais tout ça, c’était du détail. Ils s’en allaient chez eux. Parfait, on les avait assez vus. Bon vent… 

En résumé, la capitale gardait le même aspect que les jours précédents. Rien que des piétons et des milliers de cyclistes. Pas de métro *. Les Allemands de Paris continuaient à plier bagage,  c’est-à-dire qu’ils ajoutaient à leurs effets personnels tout ce qu’ils pouvaient rafler à commencer par leur lit complet avec descente de lit, portemanteaux et le reste, et ceux de Normandie semblaient avoir le Diable à leurs trousses.

* Le métro s'est également mis en grève, la Poste aussi, d'ailleurs. La ville tourne au ralenti, pas de gaz ni d'électricité … presque pas de ravitaillement. La seul service continuant à fonctionner… le téléphone qui jouera un rôle déterminant au cours de l'insurrection … (lire l'épisode)

Les nouveautés du jour, c’était l’absence de flics (on s’en accommodait fort bien), la poignée de types qui faisaient les mariolles à l’Hôtel de Ville et sur les toits de la Préfecture, mais ceci expliquait peut-être cela, et la bande d’abrutis qui les regardaient faire les zouaves. 

Avant d’arriver à Tenon, nous eûmes quelques secondes d’émotion car une bande de Teutons barrait l’angle de la rue des Pyrénées avec un immense camion et s’appropriait tous les vélos des cyclistes qui passaient. Mais nous avions l’habitude de ce genre de manifestations depuis deux ou trois jours et nous nous en tirâmes sans dommage. 

La matinée hospitalière ne se différencia en rien des précédentes. Toujours le même travail routinier. Une consultation comme les autres. Ni plus ni moins de monde. Lorsque vers une heure de l’après-midi nous nous rhabillâmes pour rentrer chez nous, les incidents de la matinée étaient déjà oubliés.

Ce fut Jean-Louis qui s’en souvint le premier.

Dis donc, si on rentrait en passant par le boulevard Voltaire, la République et les Boulevards. Il a dû y avoir du grabuge à l’Hôtel de Ville avec tous ces types qui faisaient les malins et moi j’ai pas envie du tout de me faire cueillir.

Tu as raison, d’autant plus que j’aimerais bien voir un peu la gueule des Grands Boulevards (c’était le trajet de prédilection des troupes qui venaient de Normandie). 

Jusqu’à la Place de la République le trajet, dans des boulevards presque déserts à cette heure, se déroula sans problème.

Les « souris grises » * qui occupaient les hôtels de la Place étaient en train de plier bagage. Aussi nous ne fîmes que peu attention à la demi-douzaine de soldats en armes, aux chevaux de frise et aux barbelés qui garnissaient la place. Ces installations devaient être destinées à protéger certaines « dames » contre des agressions éventuelles. Les bordels étant toujours ouverts et fonctionnant extrêmement bien à l’époque, je me demande qui aurait pu avoir l’idée d’essayer de les violenter ces chères petites…Avec la gueule qu’elles avaient ! Enfin, nous pressâmes.

* Les "souris grises", surnom donné aux personnels féminins de l'armée d'occupation à cause de la couleur de leur uniforme, étaient cantonnées à l'hôtel Moderne près de la caserne Prince Eugène. Au plus fort de l'insurrection il deviendra impossible de traverser la Place de la République, sous peine d'être fusillé. La caserne est devenue un point d'appui fortifié … (lire l'épisode)

Calme plat place de l’Opéra qui ressemblait à la photographie paraissant rituellement dans tous les journaux de France le 16 août représentant la place fameuse vide de toute animation et intitulée « Photo de la Place de l’Opéra prise le 15 août à midi ».

La Madeleine dépassée, nous enfilâmes, en tout bien tout honneur, la rue Royale et débouchâmes naïfs et sereins place de la Concorde.

Un « Halt ! » retentissant nous cloua sur place. En un quart de seconde nos yeux avaient embrassé le spectacle qui s’offrait à nous, à savoir :

les pantins montant la garde devant le Ministère de la Marine et qui, au moment de leur relève, nous avaient souvent procuré quelques minutes d’une joie ineffable, avaient disparu. A leur place une barrière de sacs de sable.

Une Citroën noire était stoppée, pneus crevés et portières ouvertes au milieu de la place.

A quelques pas un homme * était couché par terre, les bras en croix, ne donnant aucun signe de vie.

Devant nous à deux mètres, ayant surgi de derrière la colonnade de l’Hôtel Crillon, le plus affreux S.S qu’il nous ait été donné de contempler. 

* Ce 19 août, a eu lieu place de la Concorde une escarmouche entre soldats allemands et gardiens de la paix de l'Ecole pratique de Beaujon. Le brigadier Jules Miraut, 39 ans, a été tué selon des témoins mais son corps ne sera jamais retrouvé.

Petit, trapu, cheveux crépus, la gueule aussi de travers que la visière de sa casquette à tête de mort, il tenait de la main droite un P38 qu’il braquait sur nous. Sur sa poitrine se balançait sa mitraillette, la bretelle passée autour de son cou. A la ceinture deux chargeurs et une paire de grenades à manche. De la botte droite dépassait le manche d’un poignard qui semblait fixé contre la jambe et de la gauche émergeait la crosse d’un autre P38.

Il était tellement effrayant, que son apparition sur un écran de cinéma n’eut certainement pas manqué de déclencher une hilarité générale. Mais pour l’instant nous n’avions nulle envie de rigoler, d’autant qu’ayant avancé de deux pas, nous avons découvert que derrière chaque colonne se trouvaient deux ou trois soldats casqués dans des attitudes qui ne laissaient présager rien de bon.

Jean-Louis les mains à hauteur des épaules, un sourire engageant aux lèvres essaya, en allemand, d’arranger les choses. Il s’y prit d’ailleurs assez bien, car un instant plus tard l’officier, après nous avoir palpés dans tous les sens, nous rendit notre liberté, convaincu que nous n’étions pas des « Terrorist ».

Remontons vers les Champs Elysées, me dit Jean-Louis, le pont de la Concorde est interdit et le blockhaus de la chambre des Députés tire, paraît-il, sans sommations sur toute personne qui essaye de traverser la Seine *

* Henri Pilot, 23 ans, étudiant en droit, sera tué à cet endroit le 20 août

A pas prudents mais néanmoins rapides, n’osant ni nous retourner ni remonter sur notre bicyclette, un désagréable filet de sueur froide nous coulant dans le dos, nous arrivâmes à hauteur des socles destinés en temps ordinaire à supporter les Chevaux de Marly.

Les Champs Elysées étaient vides. Au moment où nous allions nous y engager le désagréable crépitement d’une mitrailleuse lourde se fit entendre doublé du sifflement caractéristique des balles.

La mitrailleuse est une formidable arme de guerre lorsqu’on est placé du bon côté. Nous avions toutes les raisons de penser que nous nous trouvions du mauvais et sans réfléchir d’avantage ni nous concerter d’un regard nous nous étendîmes à plat ventre sur une pelouse du ""?"" (illisible).

Le calme revenu, nous remontâmes sur la bicyclette et sans aucun égard pour les pelouses ni pour les massifs de fleurs, nous filâmes vers le Pont Alexandre III en empruntant pour ce faire le plus court chemin, c’est-à-dire la ligne droite.

Notre objectif présent était de regagner la Rive Gauche en évitant toutefois de nous trouver dans la ligne de tir d’une casemate ; nous avions tout lieu de croire qu’elles étaient occupées par des soldats dont nous ne connaissions ni les consignes, ni les réflexes.

Au moment où nous allions déboucher sur le pont Alexandre, non sans avoir regardé prudemment de tous les côtés, l’arrivée d’une « sanitaire » de la Défense Passive à qui nous fîmes de grands signaux par gestes et par cris, vint mettre un terme à nos hésitations en freinant près de nous.

C’était la Sanitaire de notre poste de D.P. L’adjoint du chef de poste en sortit, botté de cuir, en blouse blanche, le brassard jaune de la D.P avec écusson rouge au bras gauche et au droit un brassard à croix rouge. Il portait le casque, jugulaire au menton. Il était pâle et semblait très excité.

Ah ! qu’est-ce que vous faites là ? On essaye de vous joindre depuis ce matin chez vous et à l’hôpital. Dépêchez-vous de gagner le Poste. Depuis ce matin, les services de la D.P sont passés dans la résistance…

Au poste de la rue de Grenelle *, où nous étions arrivés sans encombre, il régnait une grosse effervescence.

* Ce poste de la D.P est situé 118, rue de Grenelle dans l'hôtel particulier du marquis de la Ferronays

Après avoir passé le porche, nous débouchâmes dans la grande cour où se tenaient par petits groupes, bavardant et fumant, assis ou debout, au soleil ou à l’ombre, calmes ou excités, les brancardiers et les infirmières du 7e secteur sanitaire au grand complet.

Le gestionnaire dans son bureau donnait des ordres à ses adjoints, des téléphones sonnaient, deux dactylos tapaient des notes de service.

A notre arrivée, il se leva et avec le plus grand sérieux nous déclara :

Les gars, ça y est, ça va barder. On est passé à la clandestinité depuis 8h55. Les F.F.I sont installés à la Mairie à côté. On est officiellement leur service de santé. Prenez des blouses blanches. Vous mettrez ce brassard à croix rouge. Décousez le caducée de votre brassard de D.P, l’insigne de votre grade et mettez-les sur la poche de poitrine. Inutile de porter le brassard jaune de la Préfecture de Police. 

Après nous avoir serré gravement la main il se tourna vers moi :

Le Médecin chef a téléphoné, il va arriver dans quelques instants. Dromont, le médecin chef adjoint, qui habite en face, a dit de lui téléphoner s’il y avait un coup dur. Il arriverait tout de suite. C’est toi qui prend la direction du « groupe mobile ». Choisis tes hommes et un adjoint.

Tu sais, lui répondis-je, adoptant le tutoiement dont il usait pour la première fois à mon égard, Jean-Louis et moi on est inséparables, alors le groupe mobile, si le médecin chef est d’accord, ce sera nous. 

Ceci dit, nous revêtîmes la tenue blanche conformément aux directives et passâmes dans la pièce à côté, au milieu de laquelle trônait la table dite d’opérations et où s’agitaient toutes les infirmières, rangeant pansements et médicaments, roulant des bandes ou cousant des croix rouges sur des brassards.

Cette pièce communiquait avec la cour par deux immenses portes-fenêtres et par une porte à double battant avec un immense salon dans lequel étaient rangés une trentaine de lits.

Ce salon communiquait aussi avec deux autres pièces aux dimensions aussi importantes, dont l’une était également remplie de lits et dont l’autre servait de pharmacie.

Ces trois pièces donnaient sur une terrasse et sur un grand parc. Notre inspection terminée, n’ayant plus rien à faire, nous décidâmes d’aller jeter un coup d’œil dans la cour de la Mairie, l’immeuble à côté, où se trouvait du reste le poste de Police. Les grandes portes de fer étaient fermées mais un guetteur invisible cria à notre approche.

Vous pouvez ouvrir, c’est nos toubibs ! 

L’ambiance régnant sous le porche et dans la cour de la Mairie valait vraiment le coup d’œil.

Une cinquantaine de gars en manches de chemise, portant un brassard tricolore avec une croix de Lorraine et les trois lettres F.F.I inscrites avec un tampon de caoutchouc, y déambulaient en armes.

La moitié environ de l’effectif, reconnaissable avec ses pantalons bleu marine, et une gueule un peu moins patibulaire que les autres, et à ce je ne sais quoi qui vous fait dire lorsque vous en rencontrez un « il a bien une tête de flic » était composée donc des agents de police et des inspecteurs du quartier. Ceux-ci manipulaient leurs revolvers ou leurs mousquetons sinon dans les règles, du moins avec précaution.

Quant aux autres qui, selon leurs dires, revenaient du « maquis », ils nous flanquaient une trouille auprès de laquelle celle que nous avions eue sur la Place de la Concorde quelques instants auparavant nous paraissait une calme béatitude. Et je te vise avec mon fusil, et je te menace avec mon revolver et je tente de te désarmer et je t’appuie mon fusil de chasse au canon scié contre les fesses et je te fais des moulinets avec ma mitraillette « Sten », un outil chatouilleux au possible…

Enfin, dis-je à Jean-Louis, je ne sais pas s’il va y avoir de la bagarre avec les Boches mais ce dont je suis sûr c’est que nous aurons bientôt des blessés. 

Une terrasse étroite surmonte les deux grandes portes de la cour de la Mairie et le petit bâtiment intermédiaire. Sans lâcher leur fusil ou leur mitraillette, une quinzaine de types étaient en train de construire des remparts protecteurs avec les sacs de sable de la D.P, placés au-dessus de la balustrade pour former des créneaux et entre les barreaux de pierre pour combler les vides.

Qu’est-ce qu’ils foutent ici ceux-là, gueula tout à coup un individu court sur pattes et tout poilu, que je connaissais bien pour un « pied-plat » du quartier. 

Ceux-là, c’étaient nous. On fit ceux qui n’avaient rien entendu.

C’est les toubibs d’à côté qui sont venus faire un tour, mon capitaine, tu les connais pas ?

Hé ! les potes, le pitaine vous d’mande. 

Ce court dialogue suffit à nous convaincre que si la Résistance n’était pas avare de galons, les marques extérieures du respect avaient été rangées au magasin des accessoires démodés.

Les présentations furent faites de la manière la plus simple et la plus directe :

V’là les toubibs.

V’là not’ pitaine. 

Le tout accompagné d’une claque sur nos épaules et d’un revers de main sur le ventre du capitaine. N’ayant plus rien à nous dire, nous nous séparâmes et continuâmes notre tournée de curieux. Le spectacle n’offrant plus rien de particulièrement passionnant nous regagnâmes notre poste. 

La sanitaire était revenue de sa tournée et une conduite intérieure 402 Peugeot était rangée à ses côtés. Au moment où nous atteignîmes le centre de la cour une pétarade amplifiée par la résonance de la voûte d’entrée nous fit retourner.

C’était le Docteur Brunet, notre médecin chef qui arrivait en vélo moteur, vêtu d’une canadienne et d’un casque d’auto mitrailleur. Des leggins ou plus exactement des jambières de toile cirée étaient attachées autour des jambes de son pantalon.

Pendant toutes les journées glorieuses qui allaient suivre, il n’allait pas quitter cet accoutrement.

Il nous serra la main d’un air encore plus grave que le chef de poste, réunit tout le monde dans la salle de pansements et nous tint un discours patriotique suivi de consignes pour chacun de nous.

Il alla ensuite s’enfermer dans le bureau du gestionnaire, et la faim commençant à nous tirailler, Jean-Louis et moi en profitâmes pour aller chez nous nous restaurer d’une boite de sardines, que nous gardions pour une grande occasion, et d’un verre d’O’jus tiédi sur la lampe à alcool de secours. 

A peine avions nous avalé la dernière bouchée qu’on vint nous rechercher. La sanitaire attendait en bas conduite par Henri, notre sympathique chauffeur, crémier de son métier, avec Graminier et trois autres brancardiers.

Il y a de la bagarre rue de Villersexel, on a téléphoné, grouillons-nous. 

Sautant sur nos musettes, qui constituaient les trousses d’urgence, nous les rejoignîmes aussitôt. Une chose formidable, à laquelle nous n’avons réfléchi qu’après coup et qui nous semblait naturelle pendant le feu de l’action. Sans quitter le P.C de la rue de Grenelle, on pouvait savoir tout ce qui se passait d’anormal dans Paris.

Dans le quartier c’était explicable . Tous les chefs d’îlots téléphonaient ce qui leur semblait digne d’intérêt au gestionnaire du secteur sanitaire. Mais en moins de quarante huit heures nous étions en liaison presque permanente non seulement avec le 7ème arrondissement mais avec le 15ème, le 6ème, le 5ème, l’Ile de la Cité et l’Ile St Louis. On nous réclamait de partout.

Rue de Villersexel pas une âme. Juste un cadavre déjà refroidi. Un Espagnol *, un trou dans la poitrine, un revolver entre ses doigts crispés. Une patrouille allemande passait boulevard St Germain. Il avait tiré et s’était fait assaisonner. Pas même à la mitraillette, au revolver, à vingt cinq mètres, en plein cœur. Ou bien ces Boches-là tiraient rudement bien, ou alors le pauvre imbécile n’avait vraiment pas eu de veine.

De toute façon il ne restait plus qu’à l’emballer, ce que l’on fit.

* Selon un état recensant les admissions dans les hôpitaux (Archives départementales de la Seine) il s'agit de José Baron, 19 ans, relevé exactement à cet endroit, le 19 août. Mais, parmi les victimes de la Libération de Paris, on trouve un autre José Baron, ex-officier de l'Armée républicaine espagnole réfugié en France, qui a pris la tête des guerilleros espagnols de la rive droite de la Seine. Selon les sources, ce José Baron a été tué soit en attaquant un camion allemand près de la Place de la Bastille, soit au cours d'un affrontement près de la Place de la Concorde. Le José Baron âgé de 19 ans ne peut être l'ex-officier de l'Armée républicaine espagnole. Mais le bureau des entrées de l'hôpital du 7ème arrondissement a-t-il bien retranscrit son âge ? La rue de Villersexel croise le boulevard Saint Germain qui mène de la place de la Concorde à la place de la Bastille … Quoiqu'il en soit un José Baron est inhumé au cimetière de Pantin.

Au poste on nous attendait avec impatience. Un blessé grave. Tout le monde était en émoi. Quinze infirmières autour d’un gars gémissant. Tous les autres, une trentaine au moins, ne voulaient rien perde du spectacle et se serraient tout autour.

Qu’est ce qui se passe ?

Un F.F.I d’à côté a la figure en sang. Il a reçu une décharge de plomb en pleine figure. Presque à bout portant.

Ces salauds de Boches nous prennent pour des lapins ? Ils tirent au fusil de chasse ?

Mais non, docteur, explique le « pitaine » de tout à l’heure. C’est juste un accident. Le coup est parti tout seul, ajoute-t-il un peu gêné. 

Mais apercevant le coup d’œil un tantinet moqueur que nous échangions avec Jean-Louis, il se hâta d’expliquer :

J’leur avais pourtant dit à ces andouilles de pas faire les cons. 

Effectivement, renseignement pris, c’est le fameux fusil de chasse au canon scié qui vient de faire sa première victime. Le type a le visage complètement arraché. S’il ne meurt pas il pourra difficilement postuler pour un prix de beauté.

Je laisse Jean-Louis travailler et je vais essayer de me faire offrir une cigarette car j’ai bougrement envie d’en griller une.

C’est Paul Gillier, un « mastroquet » extrêmement sympathique, chef de poste adjoint que je vais taper derechef. C’est toujours à lui que je demande une cigarette car il fume peu et il en a toujours. Il me tend son paquet en me voyant arriver. Il a l’habitude.

Paul, mon vieux, ça m’ennuie de te prendre toutes tes cigarettes…

T’en fais pas, elles sont pour toi et pour Jean-Louis. Il en reste encore six.

Donne-les moi, comme ça je ne t’en demanderai plus.

Si tu veux, répond-il, et il me les donne. 

Comme il va bientôt être sept heures, la cour du poste commence à se vider. C’est l’heure de la soupe.

Le chef de poste estime inutile que tout le monde reste. Il ne se passera rien la nuit. C’est la trêve du soir. On se croirait au Moyen-âge. Avec cette différence que des voitures à haut-parleur ont annoncé dans toutes les rues que personne ne devait rester dehors après six heures.

Jean-Louis et moi prendrons la garde médicale. Des fois qu’il se passerait quelque chose, on ne veut rien perdre. Grondin, le chef de poste est d’accord. Il me dit de choisir mon équipe.

Bien entendu je prends Gillier et Ganimier le chef brancardier, le chauffeur Henri ravi d’échapper pour une nuit à sa femme et à sa belle-mère et qui me regarde avec un œil attendri, et Simone Blanquet, la secrétaire infirmière parce qu’elle est gironde. Nous allons former une équipe inséparable.

Henri va prévenir qu’il ne rentrera pas coucher ; il aurait pu téléphoner mais il préfère y aller et ramener une boite de pâté, un saucisson et deux litres de vin blanc. Paul le charge de prendre chez lui un paquet de cigarettes et une bouteille de fine (sous le comptoir, pas dessus !). On laisse Grondin de garde au téléphone. Il est ravi. On ne sait pas pourquoi, on s’en doutera à son haleine quand il viendra nous réveiller la nuit, on en sera presque sûr quand on s’apercevra que nos petits flacons d’éther se vident bien facilement dans nos musettes, on en sera certain lorsqu’on se rendra compte qu’il faut se réapprovisionner auprès de l’infirmière chef avant chaque expédition.

Et on prend nos dispositifs pour la nuit en installant un joyeux pique-nique sur la pelouse du petit parc. Pendant que Simone prépare le repas, Paul, Jean-Louis et moi allons faire un petit tour à la Mairie où le calme semble maintenant régner.

C’est un barbu sympathique, élève des Beaux-arts, pipe au bec, mitraillette sur le ventre qui monte la garde dans un fauteuil les pieds sur une chaise. Une sentinelle, arme à la bretelle, arpente la terrasse.

Dans la salle du rez-de-chaussée quelques types, en chaussettes, sont étendus sur des lits, d’autres cassent la croûte, d’autres jouent aux cartes. Ca pue, les pieds, la fumée, la crasse. En moins d’une journée la salle des mariages semble plus culottée qu’une salle de police. Et pourtant, ils sont à peine une quinzaine là-dedans, les autres sont rentrés chez eux, la trêve de la nuit.

La journée du 20 août