Jérôme – La « grande rigolade »

Mon père, le docteur Jacques Couzi, était médecin à la Défense passive du 7ème arrondissement. J'ai trouvé ce cahier dans ses affaires et j'ai découvert ainsi une période de sa vie dont il a très peu parlé. Mon père fut décoré de la Croix de guerre 39-45 pour son action puis termina ses études pour devenir un spécialiste en ophtalmologie. Il sera durant trente ans secrétaire général du Syndicat des ophtalmologistes de France puis Président de ce syndicat.

Jérôme


A chaque fois que cela a été possible, j'ai illustré le récit du docteur Jacques Couzi de photographies d'époque dont vous trouverez les références dans la page "Bibliographie" et j'ai tenté d'identifier les victimes au secours desquelles il s'est porté.

Le Webmestre


LA GRANDE RIGOLADE

Je pédalais avec ma vieille bicyclette, transpirant à grosses gouttes, Jean-Louis assis sur le guidon du véhicule et un vague copain sur le porte-bagages arrière.

A première vue ceci semblerait très banal. Mais la scène se passait rue de Rivoli à Paris, entre le Louvre et le Châtelet, un matin du mois d’août 1944, le 19 exactement.

Pas une voiture automobile, que des vélos à perte de vue et des piétons grouillant dans tous les sens.

–  Encore une place pour l’hôpital Tenon !  gueulait fort spirituellement Jean-Louis, qui ne pédalait pas.

Depuis une huitaine de jours le métro ne fonctionnait plus et c’est dans cet équipage vélocipédique que nous effectuions nos déplacements quotidiens à l’Hôpital Tenon où nous assurions un service d’externe en chirurgie.

Les évènements internationaux nous avaient empêchés de prendre des vacances, les Américains avaient débarqué en Normandie le jour même où nous devions partir.

De notre groupe de six, inséparables depuis cinq ans, nous n’étions plus que les seuls exemplaires parisiens. L’un avait gagné l’Angleterre depuis un an, un autre dont nous n’avions plus eu de nouvelles, était parti à la même époque en Afrique du Nord. Les deux derniers à l’annonce du débarquement nous avaient confié qu’ils « prenaient » le maquis. Ils nous avaient d’ailleurs fortement encouragés à les suivre.

Le maquis, le maquis, c’est joli à dire, vous en connaissez un vous autres, avions nous répliqué ?

– Confidentiellement voici nos ordres : nous piquons deux vélos aux Champs Elysées, c’est le plus facile, et nous filons à Beauvais où doit se trouver notre P.C. Ensuite nous tâcherons de couper la route aux convois de ravitaillement allemands se dirigeant vers la Normandie.

Ils nous parlaient de leurs projets, à la terrasse d’un café du Boul’Mich où nous dégustions une saleté quelconque, exactement comme s’il s’était agi de mettre sur pied une partie de camping ou un pique-nique. Avec le même enthousiasme et aussi peu de discrétion.

Oh ! la, la !  interrompit Jean-Louis en me regardant et en accompagnant son exclamation d’une mimique expressive, signifiant à la fois qu’une telle éventualité lui semblait pure folie et que le simple fait de l’envisager suffisait à lui rétracter les testicules à l’anneau et à lui bloquer complètement ses principaux sphincters.

Hum, hum ! fut ma seule réponse.

Nous nous contentâmes d’assister, de loin, de très loin même, au vol des deux véhicules précités. Précisons que les garçons en question étaient issus de ce qu’il est convenu d’appeler « de bonnes familles », pas du tout encanaillés, et que, à ce jour, les seuls vols dont ils se fussent rendus coupables étaient quelques cendriers réclames dans des cafés. Et encore, pour qu’ils en arrivent là, l’encouragement d’une joyeuse compagnie et un état de demi-ébriété étaient des conditions absolument nécessaires.

Ils n’avaient même jamais osé subtiliser un moutardier chez Capoulade *, geste malhonnête mais traditionnel à l’époque dans les milieux estudiantins.


* la brasserie Capoulade 63, boulevard Saint-Michel Paris en images

Nous les vîmes opérer cette fois avec une désinvolture et un sang-froid qui tout bonnement nous stupéfièrent.

Il ne nous restait plus, ce que nous fîmes, qu’à bourrer nos pipes d’un savant mélange de tabac de contrebande et de barbe de maïs ayant macéré dans un jus de mégots et à rentrer chez nous car nous habitions ensemble.

Les domiciles paternels nous ayant semblé malsains à l’époque en raison des circonstances, nous logions, également pour rendre service à une amie de la mère de l’un de nous, dans la somptueuse garçonnière d’un noble officier, son frère, qui avait rejoint l’armée d’Afrique.

Cet appartement contenant beaucoup d’objets de valeur, elle préférait le savoir occupé.

Ravitaillés par nos deux familles nous nous prélassions dans ce décor confortable et du meilleur goût.

Assez altérés de nature, ce qui nous privait le plus c’était le manque de boissons. La seule chose qu’on avait pu se procurer sans tickets c’était un ersatz de café baptisé « O’JUS ». C’était ignoble mais tout de même meilleur que l’eau du robinet.

Comme on avait un mince filet de gaz, deux à trois heures par jour, on passait ces rares instants à faire bouillir de l’eau pour confectionner par avance des litres d’O’jus, provisions de la journée.

Depuis, lorsque, par hasard, nous sommes assis à déguster un mauvais café, nous ne manquons jamais de dire :  « ah ! quel bon O’jus ».

Un jour cherchant dans le placard de la lingerie un fer à repasser, je découvris, derrière une pile de torchons, un paquet contenant environ trois kilos de café, une bouteille de whisky à peine entamée et un litre de Grand-Marnier. J’appelais Jean-Louis pour lui montrer ma découverte. Le café sentait bon, le whisky était du Johnny Walker (Red Label) et le Grand-Marnier le péché mignon de Jean-Louis….

Notre contemplation dura une bonne heure. Mais notre honnêteté jointe à notre bonne éducation nous fit ranger nos trois découvertes sans y toucher.

Tous les jours qui suivirent nous allions pendant quelques instants regarder et sentir le trésor qui ne nous appartenait pas. Lorsque nous avions des amis nous les invitions chaque fois à quelques minutes de contemplation.

Mais un soir, comme je rentrais la nuit tombée, une odeur anormale chatouilla mes narines aussitôt la porte ouverte.

Ce n’était pas l’odeur tout à fait particulière de nos « bougies » qui, si elles intriguaient parfois nos invités, nous laissaient indifférents. A ce propos, je ne vois pas très bien ce qui pouvait incommoder dans nos bougies. Par ces temps de coupure de courant quasi continuelle, elles éclairaient aussi bien, car nous en allumions beaucoup à la fois, et ne sentaient pas plus mauvais qu’une lampe à pétrole fumante.

Nous les confectionnions l’après-midi au laboratoire d’anatomie Pathologique de la Faculté : comme mèche un lacet de soulier, un cordon de tablier, un lambeau de chiffon ou une ficelle que nous rendions combustible par un bain de quarante huit heures dans un produit qui nous était fourni par un copain chimiste ; après séchage, nous l’introduisions dans un tube à essai et nous remplissions de paraffine récupérée sur des vieux blocs d’inclusions. Après durcissement nous cassions le tube. Selon le calibre des éprouvettes nous varions artistiquement la forme de nos chandelles.

L’origine des éléments de constitution expliquait l’odeur spéciale – mélange de formol, de xylol, de graisse rance et de vieux chiffons brûlés – qui s’exhalait de ces lumignons.

Peu nous importait, nous étions éclairés et à bon compte.

Donc ce n’était pas l’odeur de nos bougies, pourtant allumées à cette heure, mais quelque chose de beaucoup plus suave.

Je me dirigeais doucement vers la cuisine pour découvrir mon compagnon en short, babouches et veste de pyjama, la pipe aux dents, entrain de verser religieusement de l’eau sur une cafetière.

Ce n’était pas l’habitude avec l‘O’jus : là on faisait tout bouillir en remuant et on pressait après.

Qu’est ce que tu fais ?

Ben, tu vois, de l’O’jus….

Ah ! non ! passe la main. D’abord l’O’jus ça ne se fait pas comme ça et puis ça n’a pas cette odeur.

C’est que, répondit-il l’air assez gêné, il y a un peu de café avec.

Du café ?

Oui, quoi, tu peux sentir.

Oh ! je sens ! Mais où l’as-tu trouvé ?

Eh bien ! dans le placard…

Comment, fis-je indigné, tu as fauché du café…

Oh, ben, quoi, faut rien exagérer, le sac était ouvert, alors une poignée de plus ou de moins, ça ne se verra pas.

Dans le fond t’as bien raison, fis-je en sortant une deuxième tasse et en m’installant…

Et nous primes l’habitude, une fois de temps en temps, de prélever une puis deux, puis trois poignées de café. Ca ne se verra pas disions-nous, jusqu’au jour où la poche fut aux trois quarts vide.

Tu sais, me dit Jean-Louis, en y réfléchissant, faut pas trop se faire de bile. Le capitaine, il est en Afrique du Nord ; alors, ou bien il va se faire tuer et ça n’aura aucune importance qu’on ait bu son café ou bien il reviendra : alors à ce moment il n’y aura plus de restrictions et on lui remplacera son café…

Satisfait de ce raisonnement, il se saisit de la fameuse poche et alla faire deux cafés filtres. Quant à moi, convaincu, je me versais une généreuse rasade de Whisky.

La bouteille de scotch et la provision de café furent rapidement épuisés. Nous fûmes beaucoup plus circonspects avec le Grand-Marnier. Je ne sais du reste pas pourquoi. Toujours est-il que nous n’en buvions que rarement et dans les grandes occasions en comparant chaque fois le niveau du liquide à la hauteur de l’étiquette. Une fois même, ayant invité un camarade qui disait en avoir chez lui, nous ne consentîmes à lui en offrir qu’à condition qu’il nous rende la quantité que nous boirions ce soir là.

Grâce à nos précautions la bouteille de liqueur dura plus de trois mois et encore nous n’eûmes jamais le courage de la terminer. Il en reste toujours un bon doigt….. 

Ce local était situé Rue Casimir Perier dans le septième arrondissement. Nous y coulions on le voit des jours très calmes et comme c’était « une maison bourgeoise », la concierge trouvait prudent de nous le répéter une à deux fois par jour. Nous n’invitions jamais de filles plus d’une fois par semaine.

Par hasard il se trouvait qu’un de mes amis habitait cet immeuble. Nous étions installés depuis deux ou trois jours lorsqu’il nous convia à monter chez lui où il recevait des amis. Soirée fort sympathique au cours de laquelle nous fîmes connaissance d’une superbe fille de dix huit ans et qui vivait sous un nom d’emprunt dans un appartement prêté juste en dessous du nôtre, car son frère était colonel dans l’armée anglaise. Jean-Louis croyait avoir fait sur elle une grosse impression ; aussi fut-il terriblement déçu, quelques semaines plus tard, lorsqu’elle organisa une soirée dansante dont nous percevions très bien les échos et à laquelle nous n’avions pas été conviés.

– Mon vieux, me dit-il, il faut absolument organiser des représailles. Je lui ai prêté des livres, je lui ai rendu des tas de petits services et ce soir, alors qu’elle a la chance d’avoir des garçons beaux et spirituels au-dessus de chez elle, elle invite un tas de petits cons et elle nous méprise.

Ne t’inquiète pas. Attends demain et on lui fera des « bruits de fête ». 

Ces bruits de fête devinrent une tradition une ou deux fois par semaine. Le soir, lorsqu’on la savait chez elle, on mettait la radio, des disques de danse sur le phono et nous dansions en chantant chacun une chanson différente dans toutes les pièces de l’appartement en tapant sur des bouteilles ou des casseroles. Quelquefois nous convions des camarades à participer à ces cérémonies.

Ces manifestations n’avaient d’ailleurs pour résultat que nous attirer le lendemain des réflexions acerbes de notre concierge, auxquelles nous mettions un terme en lui répliquant :

– Oui, on sait, c’est une maison bourgeoise.

Par ailleurs nos distractions depuis le débarquement en Normandie s’étaient très amenuisées. Le soir nous commentions les nouvelles au téléphone à INF 1. Un jour, écoutant le communiqué allemand, j’avais ponctué les réflexions du speaker d’un ricanement sonore. A ma grande surprise, je croyais être seul sur la ligne, j’entendis un énorme rire. En quelques minutes INF 1 était transformé en une véritable potinière. On se racontait des histoires, on échangeait des numéros de téléphone, on se donnait des rendez-vous, on chantait des chansons.

Dans les derniers jours qui précédèrent la débâcle allemande, INF1 ne donnait plus d’informations mais presque toute la journée on pouvait y entendre des conversations tumultueuses.

L’autre distraction qui nous restait consistait à nous rendre à la Mairie du 7ème où se trouvait le poste de Défense Passive. Nous étions médecins de la D.P et espérions à chaque alerte qu’un évènement nouveau et important allait se produire qui modifierait un peu la monotonie de notre vie.

Nous allions bientôt avoir satisfaction au-delà même de nos espérances…

La journée du 19 août