La robe tricolore

Huguette a quinze ans en 1944. Elle vit à Paris dans un petit deux pièces avec ses parents. Depuis le début de l'occupation la vie est très dure. Les restrictions, le froid… En hiver l’appartement n’est chauffé que le dimanche faute de charbon. En semaine ses parents travaillent et elle va à l’école; le soir tout le monde se couvre les épaules de couvertures par-dessus les vêtements. Ses tickets J3 lui donnent droit à une ration de viande de 90 grammes sur laquelle elle prélève un minuscule morceau pour nourrir la grenouille qu’elle a ramenée de Montfort l’Amaury, où elle a passé une semaine de vacances, et qu'elle a installée dans un grand bocal cylindrique avec des pierres et des feuilles de salade. Un soir en rentrant de l’école elle la découvre morte, gelée, prise dans l’eau glacée. Mais l’imagination et le système D des Français n’est plus à démontrer. Son beau-père se procure un jour un poêle à bois de style Godin. Hélas le bois est aussi difficile à trouver que le charbon. Des boulettes de papier journal trempé dans l’eau, malaxées puis séchées, feront l'affaire et du feu pour quelques heures.


quand le gaz viendra à manquer, il faudra cuisiner sur des réchauds alimentés par ces mêmes boulettes de papier

Le rationnement est devenu une obsession. Les tickets à récupérer à l’annexe de la mairie, les charrettes des marchandes de quatre saisons à guetter au coin de la rue pour se glisser immédiatement dans la queue, l’inscription chez un commerçant attitré dont il ne faut plus changer, les 25 grammes de beurre (on ne risque pas le cholestérol !). Les femmes s’échangent des recettes : un peu de farine délayée dans de l’eau et du vinaigre donne une sauce pour la salade.


trois articles en vente, la liste des marchandises absentes est bien plus longue

Le pain gris fait de farine brute peut être acheté dans n’importe quelle boulangerie. Il y en a une au pied de la maison et la famille s’y sert habituellement. Un jour son beau-père se procure des encres de couleurs et gratte délicatement les tickets de 25 grammes pour en faire des tickets de 375 grammes… La patronne de l’autre boulangerie de la rue apprécie bien ses histoires ; il l’a fait rire, elle l’appelle « mon mignon »… elle n’y verra rien et la famille aura un peu moins faim.

Un soir Huguette est attaquée par une bande jeunes garçons. C'est à son pain qu'ils en veulent. Elle rentrera à la maison en pleurs, n’ayant pu sauver qu’un modeste croûton. Une dame va régulièrement dans le quartier de Clignancourt s’approvisionner en articles de bazar puis se rend chez des cousins du côté de Poitiers d’où elle revient avec des valises chargées de lapin, de morceaux de cochon, de beurre et de fromage bravant les contrôles des polices allemandes et françaises. Grâce à elle la famille peut un peu « caler » ses estomacs, mais une grande partie de la paye y passe. Heureusement la mère d’Huguette travaille chez Suchard et perçoit 500 grammes de cacao en poudre par quinzaine. Excellente monnaie pour faire du troc ! Elle met en boîte les chocolats et peut, comme les autres ouvrières, en manger à sa guise. En revanche, interdiction formelle d'en emporter à l'extérieur. D'ailleurs le personnel est fouillé à la sortie et risque le renvoi.

Huguette se souvient également des amis de ses grands-parents. Les Papot au nom prédestiné, qui faisaient commerce de chapeaux sur les marchés dans les Deux-Sèvres, les avaient invités avec elle à venir passer deux ou trois semaines de vacances, sachant les difficultés des Parisiens à vivre au quotidien. Mais voilà, le grand-père Papot est bien malade. La belle-fille Odette veut prévenir son mari Fernand, prisonnier en Allemagne, de l’état de santé de son père. Mais elle n’a droit qu’à une carte par semaine et encore les mots sont comptés. La première semaine elle écrit que le grand-père est malade, la deuxième qu’il est plus mal, la troisième qu’il est mort. Malheureusement Fernand a reçu les trois cartes en même temps.

Huguette est inscrite à l’école professionnelle Elisa Lemonnier, section couture, où elle prépare le brevet d’études industrielles et le CAP couture « flou ». Faute de tissu les élèves travaillent avec du papier de qualité déplorable qui craque tout le temps et qu’il faut sans cesse recoller. Les cours sont parfois interrompus par les alertes. Les filles, en rangs, se rendent alors à l’abri le plus proche. La nuit aussi il y a des alertes. La famille descend dans la cave avec les voisins. Huguette emporte son livre d’histoire mais elle est allergique à cette matière et son intérêt ne dépassera pas le Moyen Age. Par chance au brevet elle sera interrogée sur cette période. Elle aime en revanche le dessin, la couture, et a de bonnes notes.

A l'occasion Huguette rejoint son père, 2ème violon de l'Orchestre du métropolitain de Paris, lors de ses répétitions en salle ou à l'église Saint-Louis en l'Ile ou encore sous un kiosque municipal en proche banlieue. Le divorce de ses parents et la guerre ne lui ont pas permis de poursuivre ses études de piano. Et de toute façon elle déteste le solfège.

A la maison on écoute beaucoup Radio Londres brouillée par le moulinet de la censure allemande. Entre deux messages parfaitement incompréhensibles pour le commun des mortels, le fameux refrain "Radio Paris ment, Radio Paris ment… Radio Paris est allemand". Les rumeurs circulent. Les réfractaires du STO réfugiés dans le Jura ou en Savoie seraient prêts à refouler les Allemands. On est disposés à croire tout pourvu que l'occupation cesse et que la vie redevienne normale. On sent qu'il va se passer quelque chose mais on n'imagine pas quoi… 6 juin 1944 ! Ça y est ! Ils ont débarqué !

Huguette, qui commence à bien se débrouiller en couture, obtient de sa mère un drap en coton pour se confectionner une robe blanche. Mais elle a une petite idée derrière la tête. Elle portera cette robe pour accueillir les Américains qui vont venir délivrer Paris. Elle achète donc une boule de teinture bleue et une autre rouge. Seule à la maison, puisque les vacances ont commencé, elle peut mettre son projet à exécution. Elle teindra le col et le bas des manches courtes en bleu et confectionnera une large cravate rouge. On est en juillet. Il fait chaud et cela sèche vite. Huguette cache son travail dans son armoire. Avec les dernières chutes elle coud un petit drapeau français et trouve même un manche pour le fixer. Elle est prête !

L'été avance. Les rumeurs vont bon train. Le métro est en grève, les entrées sont bouchées par toutes sortes d'objets, des cuisinières, des meubles, de la ferraille… on dit que c'est pour empêcher les Allemands de s'enfuir par les souterrains. Il faut éviter certaines rues. Les voisins donnent des conseils de prudence. Tout le monde se serre les coudes.

25 août 1944. Les Américains sont signalés porte d'Orléans ! Ils vont franchir la Seine pour rejoindre l'Hôtel de Ville, la rue de Rivoli et l'Arc de Triomphe. Tout le monde a son information à communiquer. Le voisin, la concierge, la boulangère… En fait ce sont les troupes du général Leclerc. Le déjeuner est vite bâclé. Huguette enfile sa robe tricolore et, avec sa mère et son beau-père, se met en route vers la rue de Rivoli.


Ces jeunes femmes ont revêtu une jupe aux couleurs anglaises

Celle-ci s'est contentée d'une cocarde tricolore


Il faudra une bonne heure de marche en passant par la place Voltaire, la rue de la Roquette, la place de la Bastille et la rue Saint-Antoine. Il fait beau. La foule grossit au fur et à mesure de la progression. De temps en temps des coups de feu claquent. Les gens crient "Attention! Les FFI tirent!", il faut vite se réfugier sous une porte cochère pour éviter la balle perdue, attendre l'accalmie et reprendre la marche… La foule en liesse ! Les cris de joie ! Des femmes qui montent sur les chars pour embrasser les soldats ! Pour la jeune fille en robe tricolore ce fut une journée inoubliable. L'occupation allemande était finie, tout allait redevenir comme avant.