Françoise – Les carnets de mon père – 23 Août 1944

Dès ce matin on brûle des cartouches dans le quartier ; bientôt partent de la Porte d’Orléans un char Tigre, deux chars plus petits et trois camions de grenadiers boches qui mitraillent tout ce qui passe sur le boulevard Brune ; ils vont démolir au canon une barricade érigée à la Porte de Châtillon. 

9h30 : Je vais à Montrouge en bicyclette, toutes les rues sont barrées par des barricades, des arbres abattus ; à tous les croisements la chaussée est dépavée. Pas un Allemand, la Résistance est maîtresse de toute la localité qui respire un air des plus révolutionnaire. Je pousse jusqu’à la Vache Noire où je trouve les journaux puis je rentre par l’avenue d’Orléans mais ne puis gagner la Porte car là-bas dans l’avenue un char boche crache sa mitraille ; en conséquence je traverse le terrain de l’ex-zone qui est désert en me camouflant au mieux, ce qui n’est pas commode avec un vélo … mais j’arrive sans encombre chez moi tandis que les coups de feu partent de plus belle. 

14h00 : Decamps et moi-même sommes las de notre inactivité tandis qu’on se bat dans Paris ; nous décidons de tenter d’aller aux Buttes Chaumont où mon camarade connaît un des chefs de la Résistance et de nous rendre utiles dans ce quartier lointain de quelque manière que ce soit. On essaie de nous dissuader mais notre résolution est prise et si nous changeons d’avis nous voulons pour le moins collectionner les souvenirs sur le visage de Paris des barricades et de l’insurrection. Impossible de passer avenue d’Orléans car la fusillade fait rage, et dès la sortie de l’immeuble, le fracas du canon nous fait amorcer un mouvement de recul. Trois secondes d’hésitation car nous ne sommes guère à l’aise … Et d’un commun accord, nous appuyons sur les pédales pour démarrer. Boulevard Brune, rue Didot … tout va bien jusqu’au carrefour avec la rue d’Alésia où des coups de feu claquent près de nous ; notre équipée s’annonce mal et en mon fort intérieur je ne la trouve point raisonnable. Tant pis, nous passons par des rues secondaires toutes barrées par des murailles de sacs à terre aux extrémités, dépassées et hérissées d’obstacles ; bref toute la partie du 14ème arrondissement, entre l’avenue de Châtillon et la rue Vercingétorix est transformée en bastion compartimenté défendu par des hommes à l’air pas très commode. Et cependant nous voici après maints zig-zag à la gare Montparnasse. Boulevard du même nom, tout est calme. Nous laissons le boulevard Saint-Michel qui est désert et descendons le boulevard de Port-Royal barré à deux reprises par des camions renversés.

Nous remontons maintenant l’avenue des Gobelins vers la place d’Italie, et nous avons été bien inspirés ; voici le chef d’œuvre du genre, une barricade d’artiste ou de professionnel, on ne sait. Elle barre toute l’avenue à cinquante mètres plus haut que la manufacture des Gobelins, cela représente certes un joli travail sur la largeur de l’artère, mais surtout elle s’échelonne sur trente à quarante mètres de profondeur ! On y voit une rangée de camions renversés et bourrés de pierres, une rangée d’arbres abattus, des chevaux de frise bloqués par des pavés, un mur de sacs à terre renforcé de pavés, des amoncellements de vieux lits, vieux poêles et d’objets les plus hétéroclites, enfin des câbles d’acier tendus en avant des obstacles. C’est du beau travail.

Il n’y manque que des casemates de béton. 

Toutes les avenues centrées sur la place d’Italie sont aussi fort bien barricadées, l’humour ne perd pas ses droits puisque figure en bonne place un grand panneau « PPF vaincra avec Doriot » », ailleurs c’est un tableau noir mais où se trouve crayonnée une caricature réussie de Hitler avec cet avis ironique : « Achtung Minen » ! 

Quittant la place d’Italie, nous prenons le boulevard de l’Hôpital, afin de passer la Seine au pont d‘Austerlitz. La gare est tenue par un poste boche retranché derrière des barbelés ; le pont est quasi désert et nous le traversons pas très rassurés car nous y sommes sous la menace d’une mitrailleuse allemande postée aux Magasins du Port d’Austerlitz ; Ca et là des traces de l’éclatement de grenades. 

Impossible de gagner la gare de Lyon où la fusillade fait rage ; d’ailleurs les voies d’accès sont fortement barricadées. Nous prenons le boulevard de la Bastille et remarquons, pas très rassurés, qu’en cas de danger subit, il n’y a que fort peu d’abris possibles. Cependant tout est calme sur la place et nous pédalons bientôt sur le boulevard Richard Lenoir, calme lui aussi et dégagé, tandis que toutes les rues adjacentes sont barricadées. Avenue de la République, nous faisons un petit crochet vers la place dont l’accès est interdit par des barbelés. De-ci de-là, un coup de feu déchire le silence oppressant. Quai de Jemmapes, nous tombons sur un extraordinaire spectacle, un gag qui détend l’atmosphère de la tragédie : trois cents personnes sont massées qui regardent un match de water-polo auquel se livrent des jeunes gens dans le canal Saint-Martin ! On s’égorge partout dans Paris, le sang coule, le canon gronde … et il se trouve des petits bourgeois très dignes pour compter gravement les buts d’un match de water-polo, se désintéressant momentanément de la soute aux poudres sur laquelle ils se meuvent en toute quiétude ! J’avoue que cela me fait éclater d’un rire énorme ! 

Notre périple est interrompu à la hauteur de la rue des Ecluses Saint-Martin par des coups de feu provenant du rond-point Jean Jaurès et qui nous sont visiblement destinés par un boche nerveux. Par la place du Combat, nous gagnons l’avenue Simon Bolivar et les Buttes Chaumont où grouille une foule qui semble piller un dépôt du Secours National. De-ci de-là on entend quelques coups de feu en direction de la mairie du 19ème arrondissement ; la rue Manin est solidement interdite par des arbres abattus. Après maints détours nous gagnons le boulevard Sérurier et la rue de Lozère, but de notre randonnée.

Naturellement Decamps n’y trouve aucune trace de son ami et nous tenons conseil. Belleville ne connaît loin de là une agitation telle qu’en d’autres coins de Paris ; certes une automitrailleuse allemande vient de passer en  crachant le feu sur l’immeuble où nous nous trouvons. Mais en général il ne s’y passe rien d’extraordinaire. Personnellement je n’ai pas grand enthousiasme à me mettre ici à la disposition d’un poste sanitaire ou d’un groupe de FTP ; Decamps est de mon avis, nous préférons le danger qui satisfait notre curiosité quasi-journalistique. Bref nous allons rentrer en variant les plaisirs. Nous remontons le boulevard Sérurier jusqu’à la porte des Lilas pour voir l’énorme incendie qui ravage la base du Bourget ; les flammes et les colonnes de fumée montent très haut dans le ciel. Ce doivent être des dépôts d’essence qui flambent. Sans histoire à travers le 20ème et le 11ème arrondissements plus calmes que ne le supputions (le 11ème n’a-t-il pas tout un passé d’insurrection ?), nous regagnons la Bastille et de là, nous allons tenter de gagner la Cité, centre véritable de l’insurrection nationale. 

Rue Saint-Antoine, il nous faut mettre pied à terre tant la chaussée est obstruée d’obstacles de toutes sortes et de clous semés à foison, dangereux pour les pneus de nos bicyclettes. Ici les barricades sont monumentales et dans l’une d’elles est inclus un char allemand qui a flambé. Un certain nombre d’entre elles sont gardées par des hommes en arme. De la Bastille à Saint-Paul, la foule est assez dense et bruyante qui disparaît peu à peu rue de Rivoli. L’accès de la place de l’Hôtel de Ville nous étant interdit, nous tournons rue Lobau et gagnons le pont Louis-Philippe par le quai de l’Hôtel de Ville barré en plusieurs endroits par des câbles d’acier assez lâches que tendent les insurgés lorsqu’un véhicule quelconque est signalé. L’île Saint-Louis elle aussi est transformée en forteresse et nous avons grand-peine à franchir le pont de la Tournelle au débouché duquel nous sommes accueillis par des coups de feu partis d’on ne sait où. Des hommes armés nous font signe de nous réfugier rue de Poissy et nous ne nous faisons pas réitérer l’invitation. 

Le boulevard Saint-Germain est impraticable, les FTP sont partout en position de tir et c’est par la rue des Ecoles que nous gagnons le boulevard Saint-Michel ; nous nous arrêtons pour voir les traces des combats au Dupont Latin et nous nous apprêtons à remonter le boulevard Saint-Michel. ; mal nous en prend, un char Tigre débouche du Luxembourg et crache de toutes ses bouches à feu sur la barricade Cluny, nous jetant par réflexe rapide rue Racine ; maintenant des coups de feu partent de partout et il nous est impossible, vu le danger, de gagner l’Odéon ; le vacarme est assourdissant, le canon gronde sur le Boul’Mich’, rue Monsieur le Prince un cycliste s’écroule à 200 mètres de nous, relevé par des brancardiers qui sont à proximité. Nous nous collons au mur et trouvons refuge dans un hôtel où le patron nous ayant vu en difficulté nous fait rapidement entrer. Il nous faut y rester une demi-heure et à la première accalmie nous repartons !

Nous avons eu chaud, mais la passion de voir nous emporte par la rue Monsieur le Prince vers la rue Soufflot ; un poste allemand est installé devant chez Capoulade, dont la mitrailleuse commande le boulevard Saint-Michel, la rue Soufflot et la rue Gay Lussac. Nous remontons vers le Panthéon au milieu des gravats arrachés des maisons visiblement par des obus de 37, lorsque nous sommes pris entre deux feux. Le poste de FFI qui est à la mairie du 5ème tire sur poste allemand mentionné plus haut, lequel reprend par des rafales. C’est miracle de n’être pas touché. Nous avons, courbés sur nos guidons, trouvé refuge dans une rue latérale. Une veine insolente nous a protégés, il ne faut pas en abuser et c’est avec prudence que nous allons voir la mairie du 5ème où de durs combats se sont déroulés.

Et maintenant nous rentrons sans histoire ; l’avenue d’Orléans plus calme que ce midi a l’aspect d’un champ de bataille vers Alésia, avec sa barricade de camions incendiés, ses vitrines de commerçants défoncées par des obus de chars. A 19 heures, nous somme des retour après une randonnée de cinq heures dans Paris insurgé d’où nous ramenons ces quelques témoignages visuels.


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