Françoise – Les carnets de mon père – 19 Août 1944

Des bruits circulent, qui disent les organismes de Résistance maîtres des bâtiments publics tels que l’Hôtel de Ville et la Préfecture de Police

11h15 : Je me rends à pied chez un ami, rue de Tournon, pour y chercher ma bicyclette qu’il a fait réparer à la suite de mon accident il y a dix jours. Soudain voici que s’offre avenue d’Orléans le spectacle le plus extraordinaire dans sa simplicité : un cycliste, entouré de quatre autres, descend vers Alésia en tenant un immense drapeau déployé ; le drapeau que nous n’avons pas vu depuis quatre ans ; sur leur passage on applaudit à tout rompre et cependant de nombreuses voitures allemandes circulent encore dans Paris qui pourraient faire payer cher cette témérité.

Sur le fronton des bâtiments publics apparaissent nos couleurs comme un défi à l’occupant battu, ce sera le signe de l’insurrection. J’arrive au Luxembourg. L’Etat-Major de la Luftwaffe a depuis plusieurs jours quitté le Palais mais une garnison de SS l’a remplacé, garde toutes les issues, occupe les postes de tir bétonnés qui prennent toutes les rues en enfilade. A Saint-Sulpice j’entends claquer des coups de feu ; des gens affolés me conseillent de rebrousser chemin ; les Allemands et les hommes de la Résistance sont aux prises Faubourg Saint-Germain. J’hésite un instant mais j’ai besoin de mon vélo et je fonce en courant rue de Tournon  malgré quelques vitrines qui volent en éclat là bas vers le carrefour de l’Odéon. Pendant une accalmie je rentre à bicyclette par le boulevard Raspail moins mouvementé que le boulevard Saint-Michel où l’on se bat.


201, boulevard Saint-Germain


160, boulevard Saint-Germain


Les rumeurs les plus diverses circulent : Paris serait déclaré ville ouverte, les boches qui restent ne sont là que pour maintenir l’ordre et seront relevés cette nuit par cinq mille gendarmes américains ; Herriot serait chargé par le Maréchal de l’administration de la ville. Ce qui est certain c’est que l’on se bat en plusieurs endroits et que la plupart des mairies sont aux mains des insurgés. Le couvre feu est fixé à 21h00. 

15h00 : Il est question de soulèvement général, je n’y tiens plus, la curiosité m’emporte et je pars tout seul en bicyclette pour obtenir des renseignements ; jusqu’à Montparnasse tout va bien mais quel changement d’aspect ! Les rues sont vides, absolument vides ; quelques cyclistes seuls se sont hasardés ; je descends la rue de Rennes, une automitrailleuse allemande passe à toute allure … là bas vers Saint-Germain des Prés des coups de feu déchirent le silence oppressant. Je prends le boulevard Raspail où les gens n’osent s’aventurer car il y a fusillade près du Bon Marché ; la curiosité m’y pousse, je passe devant le Lutétia où des mitrailleuses apparaissent aux fenêtres ; je traverse le boulevard Saint-Germain où des balles claquent en s’écrasant contre les murs, elles viennent du carrefour Cluny. Rue du Bac j’apprends que les Allemands passent en voiture à toute allure et tirent sur tout ce qui est à leur portée, il y a des morts partout. Tant pis ! Je continue jusqu’aux quais et me dirige vers la Cité. L’Institut est pavoisé magnifiquement ; tout à coup une voiture boche arrive à toute allure, les rares passants se sont jetés à terre mais j’ai manqué de réflexes et déjà elle est à vingt mètres sans que je sois descendu de vélo ; un frisson d’angoisse … va-t-elle tirer ? Non ! La voici passée mais j’ai eu chaud.

J’arrive au Pont Neuf, impossible d’aller plus loin, la fusillade crépite de tous côtés là bas vers la Place Saint-Michel et la Préfecture de police ; on entend le tac-tac de la mitrailleuse, il faut se jeter à plat ventre car des balles viennent écornifler la maison qui fait l’angle de la rue Dauphine et du Quai des Grands Augustins. Nous sommes là, cinq ou six enragés curieux à observer la bagarre sans rien voir d’ailleurs …. mais en entendant.

Tout à coup, au bout d’un quart d’heure (il allait être seize heures) un canon se met à tirer là bas sur la Préfecture, nous saurons par la suite que c’est un char Tigre qui crache au 88 pour tenter de réduire la résistance (il n’y parviendra pas et sera brûlé avec des bouteilles d’essence). Bref, le coin devient par trop dangereux et je prends le chemin du retour. Quelques coups de feu claquent par-ci par-là, l’insurrection est bien déclenchée, les avertisseurs de police conseillent aux rares passants de rentrer chez eux, ce que je fais sans encombre.

Nous faisons un bridge dans la cour de l’immeuble avec les voisins tandis que partent de la Porte d’Orléans des salves de mitraillette … ce qui nous incite à chercher refuge dans mon appartement.


Le 19 août 1944, dans le quartier de Saint-Germain, sont tombés entre autres :

Le gardien de la paix Marcel Martin, 25 ans, qui se rendait à bicyclette à la Préfecture de police où il avait été appelé en renfort. Il a été abattu par des soldats postés rue de Luynes.

Le FFI Fred Palacio, 21 ans, originaire de Montreuil sous Bois.

Le FFI Jean Guilloré, 22 ans. Son père, sans nouvelles, fera paraître un avis de recherches dans la presse le 14 septembre 1944. Il avait été enterré anonymement.

Le FFI José Baron, 19 ans.

Gabrielle Pfeiffer, âgée de 80 ans.

Albert Champroux, âgé de 62 ans.

Virginie Quantin, 28 ans, victime d'une balle perdue rue Dauphine


mardi 15 août 1944
vendredi 18 août 1944
samedi 19 août 1944
dimanche 20 août 1944
lundi 21 août 1944
mardi 22 août 1944
mercredi 23 août 1944
jeudi 24 août 1944
vendredi 25 août 1944