Flammes du père inconnu

C’est la fin du mois d’août et il fait chaud. Pour nous occuper et être surveillés, mon frère Marcel et moi fréquentons le patronage Saint-Jean, rue Henri-Chevreau de l’autre côté de la Petite-Ceinture de chemin de fer qui encercle Paris. Il est tenu par le père Ronco qui nous fait rentrer les principes des évangiles à grands coups de canne et de gifles. Ce jour-là, le 23 août 1944, vers quinze heures alors que nous regardons un film de Tintin et Milou un homme surgit dans la salle et nous dit qu’il faut rentrer à la  maison. Tout de suite ! Le rue Henri-Chevreau est parallèle à la rue de la Mare mais de l’autre côté de la voie de chemin de fer. En bas se trouve la gare de Ménilmontant depuis longtemps abandonnée par les passagers. Seuls des trains de marchandises circulent. Nous empruntons le pont sur lequel sont allongés des hommes armés de fusils d’un autre âge, les enjambons et dévalons les escaliers quatre à quatre. Des gens aidés par des enfants s’activent à construire une barricade. Des fenêtres, des portes cochères et des caves sortent des objets hétéroclites : fourneau de fonte, vieux lits à roulettes, sacs de gravats, pierres, briques, tables, chaises et même un side-car qui vient s’empiler sur le monceau de détritus. Un véritable chef-d’œuvre d’art contemporain ! Mon frère et moi nous nous portons évidemment volontaires. Je cours de porte en porte pour demander aux riverains ce qu’ils peuvent donner, des hommes suivent et transportent les matériaux. Des arbres sont sciés place Etienne-Dolet. Quand l’ouvrage atteint plusieurs mètres de hauteur, l’ordre est donné de se rendre dans le square Sorbier. Là des résistants s’affairent à entasser des déchets autour des cheminées d’évacuation du tunnel de chemin de fer. Le chef explique que dès que l’on entendra le train il faudra balancer tous les objets. La locomotive sera obligée de s’arrêter. Et comme la même tactique est utilisée de l’autre côté des quais, le convoi sera bloqué en pleine gare de Ménilmontant. Il parait qu’il transporte des munitions destinées au Front de Normandie. Elles serviront pour la Libération de Paris.

Soudain le signal ! A l’aide de perches l’entassement est poussé dans les trous. Enorme fracas ! Coups de feu ! L’embuscade est lancée. Nous filons à toute vitesse vers la rue Eupatoria. Rue des Amandiers des femmes transportent sur des matelas les premiers blessés. Le sang de l’un d’entre eux coule abondamment de sa manche déchirée. Il a perdu son bras. Ma mère, perchée au balcon, nous crie de rentrer. Je suis fasciné. Je ne bouge pas. Puis c’est un mort. Une balle en pleine tête. De sa bouche ouverte s’écoule un filet de bave et de sang. Le convoi passe près de moi et disparait au coin de la rue. Avec Marcel je file vers la barricade du bout de la rue pour aider à sa consolidation. Qu’importe le danger ! On ne vit ce genre d’instant qu’une fois. On ne va pas louper cette expérience !

Le combat cesse en fin d’après-midi. Des prisonniers allemands, la plupart très jeunes, descendent la rue mains sur la tête. Ils sont encadrés par les résistants qui exhibent leurs prises de guerre, fusils et grenades à manche. 

Contre la grille du pont une plaque indique qu’il y a eu des morts côté français : François Boltz, Louis Godefray, Adjeman et deux patriotes inconnus. Comment deux hommes tués au combat en plein Paris peuvent-ils être des inconnus ? Ils ont fait partie du groupe Piat, Libération XXème et l’on ignore tout d’eux (*). Cette plaque ne mentionne pas le nombre d’Allemands tués. Ces morts ne comptaient pas même si des familles de l’autre côté du Rhin pleuraient leur disparition. Les inconnus ont été passés à la trappe. J’en suis triste. Ils semblent avoir été jetés dans une fosse commune tandis que les tués de la place de la Concorde voient leurs plaques constamment fleuries. Même dans le patrimoine de la mort il y a une hiérarchie. Il vaut mieux mourir rue des Tuileries que rue de la Mare.

Deux jours plus tard c’est la liesse. Les cloches sonnent à toute volée. Les gens dansent, s’embrassent. Nous les gosses, nous nous faufilons au milieu des adultes à la recherche d’une jeep remplie de soldats lançant à pleines mains du chewing-gum. Nous voulons des friandises, on se bat pour les ramasser dans le caniveau. Ma première mâchouille ! Mon premier goût de menthe ! Je ne l’oublierai jamais.

Une rumeur court. De Gaulle viendra à l’Hôtel de Ville saluer la foule. Ma mère nous prend par la main, mon frère et moi, et nous filons par la rue Oberkampf et l’avenue de la République. La place de l’Hôtel de Ville est noire de monde. Soudain, comme la mer devant Moïse, la multitude s’écarte pour laisser passer l’Homme de la Providence. Le cœur de ma mère doit battre à tout rompre. Elle lui voue, et lui vouera toute sa vie, un culte quasi mythique : le Sauveur de la France. Mon père, lui, est resté à la maison pour garder les jumeaux. De toute façon il n’avait pas l’intention d’aller applaudir l’Imposteur, le Traitre qui s’est réfugié en Angleterre. Ma mère a toujours voté de Gaulle, mon père pour le Parti communiste. Les discussions à la maison étaient « très serrées » en période électorale. De quoi dégoûter les enfants de la politique !

Des coups de feu claquent. Les derniers miliciens veulent semer la panique. Des gens se jettent à terre, d’autres s’enfuient par les rues adjacentes. Ma mère s’allonge sur le sol en me tenant près d’elle mais dans le mouvement lâche la main de mon frère. Il disparaît. Elle le cherche en vain. Nous rentrons à la maison. Trois heures plus tard Marcel pointera le bout du nez. Il tient fièrement à la main un casque qu’il a ramassé sur le trottoir. Décontracté et sûr de lui, la guerre l’a bien dégourdi, il est revenu tranquillement par des chemins détournés.

André au premier rang, troisième à partir de la droite

Rue Eupatoria il faut défaire les barricades. Les gamins s’y attèlent et récupèrent tout ce qui roule à commencer par le side-car. On le pousse du haut de la rue pour profiter de la pente, on s’accroche… on lâche prise pour terminer à plat ventre sur le bitume. Puis c’est le tour des lits à roulettes qui terminent leur course contre la grille de l’église. Les poussettes et les vélos aux roues voilées n’offrent pas beaucoup d’intérêt. Exclamations de joie et cris de douleurs. Jamais des enfants n’ont eu de tels jouets prodigieux. Tard dans la nuit les adultes énervés sortent aux fenêtres pour réclamer le silence. Puis tout disparaît. Adieu side-car et lits à roulettes ! Des balayeurs récurent nonchalamment les derniers vestiges de la Libération de Paris. Les copains se dispersent. La rigolade est finie. La rentrée 1944-1945 pointe son nez. Tous les professeurs sont présents en costume du dimanche, une belle blouse pliée sur l’avant-bras. Enfin, tous sauf une ! Ses tenues et son comportement pendant l’occupation ont provoqué la désapprobation de ses collègues. Je l’ai vue début septembre sur une estrade improvisée, malmenée par la foule, bariolée de croix gammées sur le front, le poitrail et le ventre, au milieu de pauvres filles livrées aux ciseaux d’un coiffeur amateur. 

Un très grand merci à André Girod, auteur de « Flammes du père inconnu », qui m’a autorisé à puiser dans son autobiographie ces quelques passages relatifs à la Libération de Paris. A lire également « C’est mon Amérique aussi » où il explique comment cette rencontre avec des soldats américains rue Oberkampf l’a incité à s’installer outre-Atlantique à l’âge de 24 ans.

(*) Adjeman se prénommait Léon, il avait 65 ans. L’un des inconnus est vraisemblablement Joseph Piete, 23 ans, dont le décès a été enregistré ce 23 août rue de Ménilmontant. Lire l’article : Attaque de trains sur la Petite Ceinture.