Denis – Le tireur intérimaire de l’Hôtel de Ville

Denis Lebard faisait partie des quelque quatre cents jeunes gens qui, aidés par les employés municipaux, ont occupé, dit-il, l’Hôtel de Ville dès le 18 août 1944 au matin (*). Depuis le soixantième anniversaire de la Libération de Paris il tente, avec beaucoup de difficultés, de rétablir cette vérité. Selon lui diverses personnalités de courants politiques différents se sont attribué le mérite de ce fait d’arme en passant sous silence l’action de ces jeunes hommes. Denis cherche des témoignages qui viendraient compléter le sien. Son récit a été archivé au Mémorial de la paix de Caen et J.P Guéno, dans un livre intitulé « Paroles de l’ombre » à paraître aux éditions Les Arènes, en fera état.

(*) Ni l'historien Adrien Dansette (Histoire de la libération de Paris), ni le président du conseil municipal de Paris Pierre Taittinger (Et Paris ne fut pas détruit), ni Yves Cazaux, haut fonctionnaire de la préfecture de la Seine (Journal secret de la libération) n'ont noté dans leurs mémoires la présence des Equipes nationales à cette date dans l'édifice. Selon Dansette, c'est le samedi 19 août que le commandant Dufresne, chef d'état-major du colonel Lizé, se présente devant Mr Taittinger pour lui annoncer que la résistance va s'emparer de la Mairie; trois heures plus tard le lieutenant Stéphane déclare au secrétaire général de la préfecture, Périer de Féral, son intention de procéder à une occupation militaire. Finalement le lendemain, à 6h00, Roland Pré, Hamon et un membre du CPL pénètrent dans le bureau du préfet Bouffet. Hamon interpelle le préfet : "Au nom du Comité parisien de la libération et pour le compte du Gouvernement provisoire de la République, je prends possession de l'Hôtel de Ville". Le lieutenant Stéphane, de son côté, met Mr Taittinger en état d'arrestation, prend le commandement militaire de la mairie et organise sa défense avec pour troupes : les fonctionnaires municipaux, les jeunes gens des Equipes nationales, trois sections de quarante gardiens de paix en civil, des FFI, des gardes républicains et cinquante hommes du groupe spécial de protection du président Laval.

Alors ? Le vendredi 18, le samedi 19 ou le dimanche 20 août ? Si vous avez des éléments, n’hésitez pas à lui en faire part (voir son appel en fin de page). Ils seront rajoutés, bien entendu, à son témoignage.

Septembre 1944, rue de la Ferme à Neuilly sur Seine, Denis monte la garde. Il va bientôt rejoindre les rangs du 1er Régiment de chasseurs parachutistes avec le Bataillon Hémon et livrer de rudes combats en Alsace. Claude Pinoteau retracera la campagne du Bataillon dans son film "La neige et le feu".

Les Equipes nationales, mouvement de jeunesse instauré par le régime de Vichy, divergent rapidement de leur orientation initiale en zone occupée en devenant les Equipes nationales S.O.S chargées des déblaiements après les bombardements alliés : dégagement des gravats et récupération des restes humains ; quelques infirmières en font néanmoins partie. L’uniforme comporte un bleu de travail, un brassard blanc portant en lettres rouges « Equipes nationales », et une Croix celtique en métal pour insigne. Cette tenue permet de circuler librement lors des alertes aériennes et pendant le couvre-feu. Parmi les cadres, le futur cinéaste Jacques Pinoteau (son frère Claude, qui suivra la même carrière, combattra sur les barricades pendant l'insurrection), Raphaël Touzé bientôt capitaine au 1er Régiment de chasseurs parachutistes qui deviendra diplomate, l’acteur Jacques Berthier. Parmi les équipiers, Pierre Raulet, Guy Lamarre, Jean d’At, ou encore Konynck (mort au front pendant l’hiver 44/45), Claude Desneiges, Roland Marguinaud, Claude Gutperle, Marchand, Boccard, Colin, Claude Basquin. Nous habitions tous le même quartier.

En juin 1944 j'ai accompagné un chef des Equipes nationales en Normandie. Il s’agissait de connaître les besoins des Equipes locales (et aussi de profiter de l’occasion pour acheter un peu de beurre). Le centre ville de Lisieux est pratiquement détruit. Sur place on nous confie deux Alsaciens « malgré-nous » déserteurs de l’Armée allemande pour les convoyer jusqu’à Paris où ils seront pris en charge. Le retour s’effectue en auto-stop à bord de véhicules allemands. Vers Evreux des avions de chasse anglais tirent sur le convoi. Tout le monde saute à terre. Un des Alsaciens se tord le pied. Il jure en allemand. Par chance les soldats du convoi croient que c’est l’un d’entre eux qui a pesté. Le voyage se terminera sans encombre.  

Moins drôle, les Equipes sont intervenues à Noisy le Sec pour déblayer les maisons récemment bombardées. Elles remarquent des hommes dans des wagons à bestiaux. "Des prisonniers de droit commun qu'on envoie travailler en Allemagne!" dit quelqu'un. Curieusement chacun s’empresse d’accepter cette explication jugée rassurante. Il doit s’agir en fait d’internés du camp de Drancy, tout proche, sur le point d’être déportés. L’embarquement se fait sous la garde de gendarmes français. Ou encore à la gare de triage de la Chapelle. Beaucoup d’immeubles proches ont été détruits. Les Equipes nationales ne trouveront pas de survivants. Pour décompter le nombre de victimes, on reconstitue les cadavres à partir des fragments extraits des gravats. La messe d’enterrement aura lieu dans une église près de la Porte de la Chapelle. Deux cent vingt corps sont couchés sur des civières recouvertes de bâches. Vu la pénurie de bois, pas question de fabriquer autant de cercueils (et cela était considéré comme normal à l’époque). C’était en été. La puanteur était difficile à supporter. Le prêtre a bien été le seul à ne pas sortir pour vomir pendant la messe.

La libération de Paris

Pour Denis l’insurrection parisienne débute dès le 12 août 1944 par des actions isolées contre l’Armée allemande d’occupation. Il place le départ de la « semaine héroïque » au 18 août par la prise de l’Hôtel de Ville par les Equipes nationales et non au 19 août par la prise de la Préfecture de police, comme les livres d’histoire le retiendront.

Le 18 août au petit matin, un groupe des Equipes nationales, dont je fais partie, venant de la rive gauche passe par la rue Danton, la place et le quai Saint-Michel, le Petit-Pont, le parvis Notre Dame et se rassemble dans la cour d’un hôtel particulier 8, rue Chanoinesse. Les instructions verbales nous ont été données la veille. Aucune activité spéciale n’a été observée à la Préfecture de police. Un dépôt d’armes a été constitué dans cet hôtel particulier qui sert de local à la Défense passive, ce qui explique que les nombreuses allées et venues n’ont jamais encore attiré l’attention du voisinage. On y trouve des fusils Lebel de la guerre 1914-1918, des mitraillettes Sten provenant de parachutages ; ces mitraillettes qui se démontent en quatre tronçons d’égale longueur, coûtent, disait-on à l’époque, 2 shillings et 6 pence soit 8 mitraillettes pour 1 livre sterling. Les armes sont distribuées, les hommes, respectant des intervalles de 3 mètres, se dirigent en file indienne vers l’Hôtel de Ville par le pont d’Arcole et traversent la place en biais. Les employés de la Mairie nous attendent devant le portail situé à gauche sur la façade principale et nous laissent entrer. Ce lieu d'importance symbolique n'a donc pas été pris ni à ce moment ni à un autre, mais occupé. La constitution du dépôt d’armes, l’accueil par les employés municipaux… les chefs des Equipes nationales agissent en coordination avec des mouvements de résistance depuis longtemps sans aucun doute. Relations risquées, il y a des miliciens parmi les équipiers (L… sera fusillé quelques jours après la libération).

Les Allemands en pleine retraite passent d'Ouest en Est sous les fenêtres de l'Hôtel de Ville et principalement sur le quai rive droite. Le lieu est non seulement symbolique mais aussi stratégique. Il n'y a pas assez d'armes. Le même fusil passe de mains en mains selon les tours de garde aux fenêtres. Certains d'entre nous sont postés dans le fossé qui borde l'édifice côté rue de Rivoli. Je suis tireur "intérimaire" à la troisième fenêtre du premier étage à l'angle du bâtiment donnant sur le quai. Je remplacerai le tireur en titre lors de ses pauses.

Les attaques de convoi commencent dès le 18 août. Il s'agit d'immobiliser un véhicule, de se précipiter à l'extérieur pour s'en emparer et de le faire aussitôt disparaître dans la cour intérieure de la Mairie. Nous récupérons des armes, des munitions, de la nourriture (je me souviens d'un important stock de biscuits allemands qui nous a bien aidé à subsister pendant ces journées).

J'assurerai aussi la garde dans le métro. Il existe un accès direct depuis les sous-sols de l'Hôtel de Ville et il n'est pas question de se laisser prendre à revers. Cela nous permet de constater que les souterrains ne sont pas minés.

Dans la soirée nous recevons l'ordre d'évacuer l'édifice et nous nous replions à la caserne de gendarmerie des Célestins, boulevard Henri IV. Le lendemain samedi 19 août nous revenons occuper les lieux. C'est dans l'après-midi que nous apprenons que notre chef sera remplacé. Les organisations de la résistance ont négocié entre elles et désigné Roger Stéphane. Nous ouvrons le portail devant sa voiture, ce qui ne l'empêchera pas d'écrire dans ses Mémoires qu'il "prit l'Hôtel de Ville aidé de quelques compagnons et avec trois mitraillettes seulement"… Mais Léo Hamon ou Alexandre Parodi (selon les versions) ne déclareront-ils pas que l'assaut a été donné le dimanche 20 août sous leur direction… Peut-être y ont-ils envoyé des renforts supplémentaires tout simplement. Quoi qu'il en soit Roger Stéphane jouera un rôle très utile de coordination entre divers points de résistance et facilitera ainsi les échanges d'armes et de munitions.


on le voit ici, bras en écharpe, accueillant le nouveau préfet de la Seine

Je ne me souviens pas avec exactitude si nous avons disposé de grenades anti-char, mais deux d'entre nous ont fait une expédition jusqu'au Usines Renault de Boulogne-Billancourt et ramené deux chenillettes blindées qui nous seront très utiles lors de nos sorties de "récupération". La Garde républicaine de la caserne des Célestins nous envoie des hommes en renfort. Ils ne "bénéficient" pas de la même impopularité que la police parisienne… D'ailleurs quand dans l'après-midi du 19 nous apprenons que celle-ci se joint à l'insurrection des ricanements fusent dans nos rangs : "si la flicaille s'y met c'est qu'on n'a plus grand chose à craindre des Allemands" ou encore "on ne dira plus la PP, on dira la Grande blanchisserie ou le Cabaret transformiste"… Il y a eu des résistants parmi les policiers, mais pour la population la police s'est surtout distinguée par son zèle à traquer résistants, juifs et réfractaires au STO ou encore obscurs contrevenants au couvre-feu dont certains seront fusillés comme otages. Beaucoup d'entre nous n'éprouvaient aucune haine envers le simple soldat allemand, la réservant à la police française qui avait choisi son camp.

Lors d'une récupération d'un véhicule allemand immobilisé par nos soins et poussé dans la cour de l'Hôtel de Ville, nous ouvrons la portière et une jeune soldat blessé tombe à terre. Nous faisons cercle autour de lui et le laissons mourir, l'observant sans haine ni pitié. C'est choquant et pas à notre honneur mais cela montre bien l'état d'esprit particulier de l'époque.

J'assiste en direct à la sortie d'Anita, l'amazone en savates…


Lire le témoignage

Le 24 août je suis renvoyé chez moi en milieu de journée. L'exaltation et l'excitation des premiers jours m'ont fait ignorer la fatigue, mais je manque sérieusement de sommeil. Je passe par l'avenue Victoria, le quai de la Mégisserie, le Pont Neuf, la rue Dauphine, la rue du Four, la rue de Sèvres et la rue Lecourbe. Je franchis de nombreuses barricades mais tout semble calme. Je raterai l'arrivée de la Colonne Dronne le soir à 21h12.


Denis Lebard s'engage le 14 septembre 1944 pour la durée de la guerre et intégrera le 1er Régiment de chasseurs parachutistes pour la campagne des Vosges … (lire les pages 30 et 31 du n° 62 de  Terre magazine de mars 2005). Notons que sur cette attestation, il est fait état de sa présence dès le 18 août 1944 dans l'unité qui deviendra le bataillon Hémon (du nom d'un chef des Equipes nationales déporté) lorsqu'elle sera rattachée à l'armée régulière.


Son appel à témoignage :

Je ne cherche pas à devenir célèbre pendant un dizaine de minutes. Si je mets en ligne ce témoignage c'est pour inciter d'autres participants à l'insurrection à faire comme moi. Mon récit est véridique. Il se limite aux seuls épisodes dont j'ai été directement témoin. De ce fait il est très incomplet. Je ne suis pas au courant de l'organisation préalable :

– qui a permis à nos chefs d'agir de manière coordonnée avec la Défense passive qui nous a fourni un point de rassemblement où nous nous sommes partagés les armes qui y avaient été stockées clandestinement,

– qui a fait que nous avons pu investir à point nommé l'Hôtel de Ville grâce aux employés municipaux qui nous ont ouvert la porte, nous ont guidés à l'intérieur et ont participé aux actions.

Je ne sais pas comment nous avons trouvé refuge à la caserne des Célestins lors d'un repli momentané qui nous a été imposé.

Quels sont les autres épisodes de cette semaine ? Que s'est-il passé le 24 août ?

C'est bien à un témoignage collectif, plus cohérent et mieux documenté, que je vous invite.

Pourquoi un appel si tardif ? C'est lors du 60ème anniversaire de la libération de Paris que j'ai vu dans la presse, dans des livres et aussi sur Internet, des comptes-rendus "fantaisistes". J'ai cherché à rencontrer d'anciens participants. Ma démarche a rencontré une certaine "opposition" de la part des auteurs de ces inexactitudes. Je ne peux pas en dire plus ici… L'essentiel est de rétablir les faits.

Merci d'adresser vos contributions à cette adresse