Mon père ce héros


Mon père, cet inconnu …

Deux heures du matin, sur une route entre Bordeaux et Clermont Ferrand … nous écoutons France Info. Je demande à mon fils Marcel de capter une station qui annoncerait le résultat d'Amélie Mauresmo aux Jeux Olympiques.

France Culture. Une émission sur la Libération de Paris. Le journaliste cite quelques noms de FFI qui se sont battus, ont été tués ou assassinés par les Allemands. A cet instant j'entends "rue des Quatre vents" … cette rue n'est pas très longue, il n'y a qu'une seule plaque : "Marcel Raoul ancien combattant de la guerre 14/18, FFI mort pour la France".

 Mon coeur s'arrête de battre un millième de seconde tant je suis surprise d'entendre le nom de mon père. Après quelques minutes de silence, mon fils et moi convenons que je dois obtenir une copie de cet enregistrement. Le lendemain journée en famille à Navognes puis retour sur Paris dans la nuit. Lundi j'appelle France Culture qui m'indique que je ne pourrai vraisemblablement pas obtenir satisfaction, l'enregistrement de l'émission "Des noms sur des murs" a regagné les Archives de l'INA à Brie Comte Robert. Je téléphone à Marcel : "Maman, je suis pressé, on se rappelle". Sans nouvelles, je lui re-téléphone mercredi matin :  "As-tu regardé ton courrier sur Internet ?"  "Non je n'ai pas eu le temps, je verrai cet après-midi".

Après déjeuner je découvre le mot de mon fils : "Mam, clique sur cette ligne au dessous … baisers Marcel"

http://plaquescommemoratives.org/

Je "clique". Surprise ! Je vois apparaître la photo de la plaque de mon père, prise par François Tanniou, et une petite biographie d'à peine quelques lignes, signée Gilles Primout. J'ignorais que mon père avait été sous-lieutenant des FFI du groupe Tréville. Après sa mort, Maman ne m'a jamais rien dit de ses activités, sinon qu'il s'était battu en différents points chauds du 6ème arrondissement.

Coïncidence, ce même jour paraît un long article dans France Soir sur Gilles Primout et sa passion pour l'histoire des plaques commémoratives.

J'appelle François Tanniou, le webmestre du site plaques-commemoratives.org, qui m'accueille très gentiment et me donne les coordonnées de Gilles avec qui j'ai ensuite une très longue conversation. J'apprends ainsi que mon père, ayant assumé certaines responsabilités pendant la Libération de Paris, avait été homologué dans son grade d'officier des FFI à titre posthume.

Le téléphone à peine raccroché, j'ai la curiosité de regarder dans les papiers de ma mère, décédée en 1977. Dans ces dossiers que je n'ai jamais regardés, je découvre des "trésors" : des documents datant de 14/18, des livrets militaires, des certificats, des attestations, des éloges posthumes, des lettres de condoléances.


Mon père, cet inconnu …

 

Je ne l'ai connu que quatorze ans et demi. Il s'était marié à l'âge de trente-neuf ans, ma mère avait onze ans de moins que lui.

De son combat dans l'ombre, nous ne savions rien à la maison. Ma mère n'a appris qu'il se battait que quand, le 18 août 1944, il lui demanda de coudre son brassard FFI.

J'ai découvert cette partie de sa vie au lendemain de sa mort. Le 21 août 1944 à 13h30, sur le point de sortir, il embrasse ma mère installée devant le piano, puis me serre dans ses bras. Je me dirige vers ma chambre quand une force invisible me fait me retourner; mon père me regarde et, de l'index, réclame un second baiser. Lui toujours si gai, si souriant, avait-il eu un pressentiment ? Se doutait-il qu'il n'avait qu'une infime chance de revenir ?

Volontaire pour servir dans un régiment d'infanterie, Marcel Raoul revient de la Grande Guerre avec une plaque d'argent dans le crâne. Il a été blessé d'un éclat d'obus à la tête le 6 avril 1915 vers 7h00 du matin au Bois de  Mort-Mare à 5 kilomètres au sud de Thiaucourt.

Il est versé à la 23ème section d'infirmiers militaires à Toul, détaché à l'hôpital Gama où il suit avec succès les cours du peloton d'instruction et obtient en février 1917 le caducée. Il ramène aussi  un carnet de tranchées sur lequel il a croqué les déboires historiques de l'ennemi héréditaire….

et surtout une devise qui sera, sa vie entière, sa ligne de conduite : Famille, Patrie et Devoir

Photographe et projectionniste de métier, il est affecté à l'issue de sa convalescence au service cinématographique de la VIIIème Armée. Papa ne parlait jamais de la guerre. Une fois, en nous montrant des photos, il nous a juste avoué qu'il était la mascotte de son régiment.

Revenu à la vie civile, il reprend ses activités professionnelles puis parvient à acquérir un cinéma à Toul qui sera hélas ruiné par un incendie. En 1928 il épouse Maman et entre, en qualité de photographe et représentant chez l'éditeur d'art Henri Manuel, 27 rue du Faubourg Montmartre à Paris.

La déclaration de guerre nous surprend à Gargilès, dans la Creuse, où nous sommes en vacances. Pour nous protéger, Papa nous installe à Bourg le Roi, un petit village près d'Alençon. Il a pu louer un morceau de terrain et cultive un potager. Je suis inscrite dans la classe unique de l'école (cinq divisions différentes), j'apprends à faire de la bicyclette et à porter des galoches cet hiver…

Au mois d'août 1940 nous rentrons à Paris. Les Allemands sont là, qui ont réquisitionné les machines de la Maison Henri Manuel. Papa entre au Service du ravitaillement et est nommé, quelques mois plus tard, chef de district du 7ème arrondissement.


Dans les papiers de Maman je découvre cette "fiche de renseignements concernant l'état des services d'un membre des FFI". Je peux y lire qu'il adhère, en novembre 1943,  au Groupe Libération du 7ème arrondissement commandé par Monsieur Avignon, futur Président du Comité Local de Libération et maire du 7ème. Le matricule 632 lui est attribué.

Cette attestation provisoire de service dans les FFI

Raoul Marcel a servi volontairement du 18 août 1944 au 25 août 1944, avec honneur, dans les FFI

Vincennes le 18 avril 1946

Cette attestation de Monsieur Ange Cadet, responsable Préfecture de police du 6ème arrondissement.

Raoul Marcel, demeurant 8, rue de Tournon à Paris 6ème s'est mis à notre disposition le 19 août 1944. Il a combattu les Allemands avec le groupe des barricades Saint Michel. A été tué le 21 août 1944, rue des Quatre-Vents (6ème) par un coup de feu tiré d'un char allemand.

Témoins : gardien Chedaille et brigadier Job du commissariat du 6ème.

Et encore cet ordre de mission daté du 21 août 1944, jour de sa mort.

Laissez-Passer

Monsieur Raoul Marcel, n° matricule 632, chef de district du 7ème arrondissement, pour se rendre aux Halles Centrales pour les besoins du ravitaillement de l'arrondissement.

Le Président du Comité de Libération


Oui , comme je l'ai dit plus haut, à la maison nous ignorions tout de ses activités dans la résistance, de son engagement dans les premiers combats de l'insurrection. J'avais le souvenir d'un père toujours gai et souriant, touche à tout et sachant tout faire, à l'occasion la cuisine mais tous les dimanches le dessert, allant chercher le charbon à la cave, cirant nos chaussures et même donnant un coup de chiffon sur les meubles quand la femme de ménage était absente… jouant avec nous aux dominos, aux petits chevaux (qu'il avait d'ailleurs fabriqués lui-même), chantant avec nous les airs de l'époque, nous promenant dans Paris. Que de tours de balançoire au Jardin du Luxembourg et de glaces en cornet et de gaufres.

Mes parents – je ne les ai jamais entendu se disputer –  m'ont prodigué amour, compréhension, tolérance et surtout ! surtout ! m'ont appris qu'il ne faut jamais se croire supérieur aux autres.

Papa était en pleine forme physique, avait un moral d'acier, une foi inébranlable en la France. Et ne supportait pas la vue du drapeau nazi sur le Palais du Luxembourg à quelques centaines de mètres de son balcon. Je ne l'ai vu soucieux qu'une fois. Il devait prouver à l'administration qu'il n'était pas juif. Auvergnat de naissance, les demandes d'extraits de naissance de ses parents, grands-parents et arrière grands-parents mettaient quelque temps à lui parvenir de zone libre. Tous les soirs il interrogeait Maman : "C'est arrivé ?". Ses activités résistantes ne devaient pas être étrangères à son besoin pressant d'établir qu'il n'était pas juif. Lorsqu'il quitte la maison en ce début d'après midi du 21 août 1944, à des amis qui lui font remarquer qu'il y a danger à se risquer dehors, il répond : "Je vais faire mon devoir".  Muni de son brassard FFI et de son ordre de mission il se rend vraisemblablement aux Halles Centrales pour s'occuper du ravitaillement de son district.

En fin de soirée, tandis qu'il tente de regagner notre domicile, un char allemand remonte la rue de Tournon en direction du Sénat et tire en enfilade dans la rue des Quatre Vents… Papa s'écroule, atteint d'une balle dans le front.

Il est transporté immédiatement au poste sanitaire de la Défense passive installé dans la Faculté de médecine mais les secouristes ne peuvent que constater son décès.

A 21h15 un employé du poste glisse dans cette enveloppe, qui sera remise à Maman plus tard, les effets personnels trouvés sur son corps :

2 mouchoirs; 1 paire de gants; 1 paire de lunettes avec étui; 2 paquets de farine (il avait pensé à nous pendant sa mission); 1 carnet de notes avec une carte textile; 1 portefeuille en cuir (65 francs); 1 carte d'identité et 1 carte de service; 1 alliance; 1 montre avec trousseau de clefs; 1 stylomine; de la menue monnaie (15 francs 20)

Le 11 novembre 1945 eut lieu l'inauguration d'une plaque commémorative, rue des Quatre Vents, en l'honneur de mon père.

 Maman a conservé les brouillons des discours qui ont été prononcés ainsi, d'ailleurs, que les nombreuses lettres de condoléances reçues à l'occasion de ses obsèques un an auparavant.

Papa est décrit comme un homme disponible, gai, souriant. Sa disponibilité, son sens du devoir, sa modestie et sa discrétion en faisaient quelqu'un sur qui l'on pouvait compter.


Mon père, cet inconnu … ne l'est plus maintenant que j'ai découvert cette période de sa vie que j'ignorais en grande partie; cela m'a confortée dans mon souvenir d'un homme extraordinaire.

Je voudrais associer à cet hommage le demi frère de Papa, Eugène Thiallier, enterré vivant durant la Grande Guerre et amputé d'une jambe, ce qui ne l'empêcha nullement de me faire souvent monter sur son vélo bricolé, son pilon ne lui permettant pas de pédaler correctement, et de m'emmener pour de longues promenades.

Au coeur de la Forêt de Fontainebleau, avec son groupe de résistance, il réceptionnait le matériel parachuté par les avions anglais. Dénoncé en 1943, il est arrêté et déporté à Buchenwald. Il en revient miraculeusement en 1945. A la Gare d'Orsay, où nous l'attendions Maman et moi, la première chose qu'il nous demanda fut : "Où est Marcel ?" avant de remarquer que Maman était de noir vêtue et que nous étions très tristes. Il avait compris et détourna la tête, les yeux pleins de larmes…


Bien après la disparition de Papa, plusieurs personnes nous ont demandé d'où pouvait bien venir l'expression qu'il utilisait en guise d'au revoir : "Sans adieu…"

Ni Maman ni moi ne le savions. Un jour, en vacances dans ma belle famille en Auvergne, qu'elle ne fut pas ma surprise d'entendre un client quitter le café où nous nous tenions en claironnant "Sans adieu !". Mon père tenait donc cette formule de ses racines auvergnates. Dans mon salon trône depuis toujours, en bonne place, un cadre contenant la photo de la plaque commémorative, sa croix de guerre, son brassard FFI et une photo le représentant à l'âge de trente ans, avec ce sourire qui lui était habituel. Depuis son départ je l'ai toujours senti près de moi et chaque fois que j'ai eu un gros problème (Dieu sait si la vie n'en est pas avare), grâce à cette présence j'ai pu faire face. Et ce soir je peux dire à mon père :


"c'est sans adieu …."