Charles – Août 1944, mes souvenirs de gavroche

Je voudrais dédier ces quelques souvenirs à mon père, chef de peloton de la Défense passive au poste de secours du 144, rue de Vanves dans le 14ème, le quartier Plaisance, lui qui, réfractaire du STO (1), n'a pas hésité à distribuer des tracts incitant les soldats allemands à déserter, en les glissant dans les journaux de l'armée d'occupation, ce qui lui vaudra une convocation à la Kommandantur; et à ma mère qui, alitée, reçut la visite de la police à la recherche de son mari. Malade, elle crachait du sang; les policiers s'enfuirent, craignant la tuberculose. Sans oublier les J2 parisiens  (2) du moment.

Aux alentours du 20 août le chaos s'est installé dans Paris; plus de métro, plus d'autobus.La fourniture d'électricité est défaillante. Quant à la nourriture ? Régime "disette". L'agitation commence. Les premières barricades sont érigées dans les rues,  le quartier Plaisance est en effervescence.

J'avais 10 ans ½  et comme tout gamin, sans réfléchir, je me suis mis à la disposition des adultes. Voilà mon premier travail : descendre les sacs de sable de la Défense passive entreposés dans les étages des immeubles en vue de lutter contre les incendies causés par d'éventuels bombardements et avec ceux-ci monter une barricade entre la bouche de métro Pernety et le café d'en face, "Le Métro". Christiane Corbier, une camarade qui devait avoir mon âge, m'aidait.


août 1944, de jeunes "insurgés" dépavent les rues pour construire des barricades


avec les sacs de sable de la DP

Plus loin, à l'autre extrémité de la rue Pernety, au croisement de la rue Didot et de la sablière, des chauffeurs de camions poubelle ont installé leurs véhicules en quinconce et obstruent la rue.

Grosse frayeur ! Une automitrailleuse allemande passe à vive allure rue Didot en direction de la rue d'Alésia. Le PC des FFI se trouve rue Olivier Noyer. Les occupants du véhicule n'ont rien remarqué … Ouf !

C'était le 23, je crois. Mon père me charge de livrer sur différents points stratégiques du quartier, et même plus loin, des paquets de pansements de la DP amassés pendant l'occupation. Je me retrouve aux environs de la Place d'Italie, là où des FFI ont attaqué un tank allemand à coups de bouteilles d'essence. Deux hommes se traînent sur le sol pour se mettre à l'abri. Inconscient du danger, je les aide jusqu'à une porte cochère. L'un est touché à la jambe, l'autre meurt. Je pars chercher du secours… et je retourne en courant me réfugier à la maison.

Le 26 août au soir, bombardement sur la capitale; des bombes allemandes tombent un peu partout. Même sur le parc Montsouris. Mon père dit qu'ils visaient le Central Archives pour paralyser les communications téléphoniques de Paris. (lire l'épisode)

Beaucoup de gens qui ne descendaient habituellement pas dans les caves lors des bombardements alliés s'y réfugièrent, apeurés, ce soir-là. C'était les Allemands qui bombardaient.

Puis la chasse aux tireurs isolés commença; l'un d'entre eux s'était dissimulé sur le toit de l'école à l'angle de la rue Didot et de la rue d'Alésia. Un char stationné rue d'Alésia l'anéantit. Puis ce fut le défilé des femmes nues et tondues … elles avaient fauté avec les Allemands.

Le 26, je suis allé rue d'Alésia où je savais trouver un détachement américain qui avait suivi la Division Leclerc. Nous n'avions plus rien à manger depuis plusieurs jours. J'ai demandé du chewing-gum ! Le brave GI noir américain m'a donné un paquet de pâte de fruits vitaminée et deux boîtes de saucisses.

Voilà ce qu'a été la libération de Paris pour un gavroche de 10 ans ½.

Un autre gavroche du quartier Plaisance, Guy Claverie, 11 ans, a eu moins de chance que Charles. Il a été tué le 20 août rue du Moulin Vert, victime d'une mitraillade.

Le 22 août Henri Guyot et René Le Bail tombent rue d'Alésia … (lire l'épisode)

Jean Laurent, 68 ans, est mortellement blessé le 25 août devant le 11, rue Didot.

L'acteur Maurice Taylor, 29 ans, membre des Milices patriotiques du théâtre, serait-il une des victimes du tireur des toits embusqué rue d'Alésia ?


Mais décidemment Charles a de la mémoire. En 1942, il avait alors 8 ans, son père l'amène voir un spectacle peu banal : le lit de la Seine a été asséché.

"Regarde bien, fiston ! Tu ne reverras plus jamais ça de ta vie"

Les occupants, persuadés que les Parisiens avaient immergé armes et munitions en vue d'une future insurrection, avaient opéré un chômage du fleuve. Son père espérait secrètement découvrir l'obus tiré par la "Grosse Bertha" en 1918.


des Parisiens à la pêche aux écrevisses …

Des années plus tard Charles se rend à une exposition dédiée à la Seine et organisée par la Mairie de Paris. Aucune photographie du fleuve à sec. Pourquoi cette lacune, interroge-t-il. Il ne s'attire qu'un sourire narquois.

Il décide alors de mener son enquête. En 2005 le Service Navigation de la Seine lui répond qu'il a trouvé deux photos prises à la hauteur du Pont Marie le 16 août 1942 et qu'effectivement il n'y a pas trace de relevés du niveau d'eau pour les 15 et 16 août.

(1) Service du travail obligatoire
(2) Les cartes de rationnement prévoyaient plusieurs catégories de bénéficiaires; J2 = 6 à 13 ans